Acte II



(Même décor. Huit heures du soir. Derrière la scène, dans la rue, les sons à peine perceptibles d'un accordéon. Pas de lumière. Entre Natalia Ivanovna, en peignoir, une bougie à la main ; elle s'arrête devant la porte qui mène à la chambre d'André.)

NATACHA
Qu'est-ce que tu fais, Andrioucha ? Tu lis ?
Non, ce n'est rien, je ne veux pas te déranger… ((Elle va ouvrir une autre porte, regarde à ) l'intérieur, la referme.)
On n'a pas allumé ici ?…

ANDRÉ (entre, un livre à la main.)
Qu'est-ce qu'il y a, Natacha ?

NATACHA
Je regarde si on n'a pas laissé des bougies allumées… Avec ce carnaval, les domestiques ont perdu la tête, il faut tout surveiller pour qu'il n'arrive pas un malheur. Hier, à minuit, je suis passée par la salle à manger, une bougie brûlait encore. Impossible de savoir qui l'avait allumée.(Elle pose la bougie sur la table.)
Quelle heure est-il ?

ANDRÉ (regarde sa montre.)
Huit heures et quart.

NATACHA
Olga et Irina ne sont pas encore rentrées.
Quelle peine elles se donnent, les pauvres petites, Olga au conseil pédagogique, Irina au télégraphe… (Un soupir.)
Ce matin, j'ai dit à ta sœur : "Ménage-toi, Irina, ma mignonne." Elle ne m'écoute même pas. Huit heures et quart, dis- tu ? J'ai peur que notre Bobik n'aille pas bien.
Pourquoi est-il si froid ? Hier il avait de la fièvre, et aujourd'hui il est comme un glaçon… J'ai tellement peur pour lui.

ANDRÉ
Mais non, Natacha. Le petit n'a rien.

NATACHA
Il vaut tout de même mieux le laisser à la diète. Vraiment, j'ai peur. Et puis, on me dit que des masques doivent venir après neuf heures ; Andrioucha, il vaudrait mieux qu'ils ne viennent pas.

ANDRÉ
Je ne sais pas, moi… Puisqu'on les a invités.

NATACHA
Ce matin, notre petit se réveille, il me regarde, et le voilà qui sourit ; il m'a donc reconnue. "Bonjour, Bobik, bonjour, mon chéri." Et lui de rire. Les enfants comprennent tout parfaitement.
Andrioucha, je dirai qu'on ne reçoive pas les masques, n'est-ce pas ?
ANDRÉ , hésitant.
Mais cela dépend de mes sœurs. Ce sont elles qui commandent ici.

NATACHA
Je le leur dirai, à elles aussi. Elles sont si bonnes. (Elle s'apprête à sortir.)
Il y aura du lait caillé pour le dîner. Le docteur a dit que si tu veux maigrir, il ne faut manger que du lait caillé.(Elle s'arrête.)
Bobik est tout froid. Sa chambre est sûrement trop fraîche. Si on le mettait dans une autre pièce, au moins jusqu'à la belle saison ?
La chambre d'Irina, par exemple, conviendrait parfaitement, elle n'est pas humide, elle est très ensoleillée. Je le dirai à Irina, en attendant, elle peut partager la chambre d'Olga… De toute façon, elle n'y est jamais dans la journée, elle ne fait qu'y coucher… (Un temps.)
Mon petit Andrioucha, pourquoi ne dis-tu rien ?

ANDRÉ
Je pensais à autre chose. D'ailleurs, je n'ai rien à dire…

NATACHA
Mais moi j'avais quelque chose… Ah ! oui Feraponte, du Conseil municipal, il te demande.

ANDRÉ (bâillant.)
Appelle-le. (Natacha sort. André lit à la lueur (de la bougie qu'elle a oubliée. Entre Feraponte ; il est vêtu d'un vieux manteau élimé, au col relevé ; il porte un bandeau sur les oreilles.) )
Bonjour, ami. Quoi de neuf ?

FERAPONTE
Le président vous envoie un livre, et puis des papiers. Voici. (Il tend à André un livre et des papiers.)

ANDRÉ
Merci. C'est bon. Mais tu n'es pas en avance, dis donc. Il est huit heures passées.

FERAPONTE
Comment ANDRÉ , élevant la voix.
Je dis : tu arrives tard, il est huit heures passées.

FERAPONTE
C'est vrai. Quand je suis venu, il faisait encore clair, mais on ne m'a pas laissé entrer. Le barine, qu'ils disent, est occupé. Eh bien, s'il est occupé, alors il est occupé, moi, je ne suis pas pressé. ((Croyant qu'André lui demande quelque chose :) )
Comment ?

ANDRÉ
Non, rien. (Il regarde le livre.)
Demain, vendredi, nous n'avons pas de séance, mais je viendrai tout de même… ça m'occupera. Je m'ennuie à la maison. (Un temps.)
Cher vieux, comme la vie change drôlement, comme elle nous trompe ! Aujourd'hui, par ennui, par désœuvrement, j'ai pris ce livre, de vieux cours universitaires, et j'ai eu envie de rire… Mon Dieu, je suis le secrétaire du Conseil du Zemstvo, de ce conseil dont Protopopov est président, et le mieux que je puisse espérer, c'est d'en devenir membre.
Moi, membre du Conseil du Zemstvo, moi qui rêve toutes les nuits que je suis professeur de l'Université de Moscou, savant célèbre dont s'enorgueillit la Russie.

FERAPONTE
Je ne sais pas, moi… Je suis dur d'oreille…

ANDRÉ
Si tu entendais bien, je ne te parlerais peut-être pas. Il faut que je puisse parler avec quelqu'un ; ma femme ne me comprend pas, et je crains mes sœurs, oui, j'ai peur qu'elles se moquent de moi, qu'elles me fassent honte. Je ne bois pas, je n'aime pas les cabarets, mais mon ami, quel plaisir, si je pouvais passer une heure chez Testov ou au Grand Restaurant, à Moscou.

FERAPONTE
Il paraît qu'à Moscou, c'est un entrepreneur qui l'a raconté au Conseil, des marchands ont mangé des crêpes ; il y en a qui en a mangé quarante, il en est mort. Quarante, ou peut peut- être bien cinquante, je ne me rappelle plus.

ANDRÉ
À Moscou, on s'installe dans une immense salle de restaurant, on ne connaît personne, personne ne vous connaît, et pourtant, on ne se sent pas isolé. Alors qu'ici, on connaît tout le monde, tout le monde vous connaît, et vous vous sentez comme étranger. Étranger, et solitaire.

FERAPONTE
Comment ? ((Un temps.))
Le même entrepreneur a encore raconté, mais peut-être bien qu'il ment, qu'on a tendu un câble à travers tout Moscou.

ANDRÉ
Pour quoi faire ?

FERAPONTE
Je n'en sais rien. C'est l'entrepreneur qui raconte ça.

ANDRÉ
Des bêtises. (Il lit le livre.)
Tu es allé à Moscou, toi ?

FERAPONTE (après un silence.)
Non, jamais. Dieu ne l'a pas voulu. (Un temps.)
Je peux m'en aller ?

ANDRÉ
Oui, tu peux. Porte-toi bien. (Feraponte sort.)
Porte-toi bien. (Il lit.)
Tu reviendras demain matin, tu prendras ces papiers… Va… (Un temps.)
Il est parti. (On sonne.)
Et voilà, c'est ainsi. (Il s'étire et va dans sa chambre sans se presser. En coulisse, une nourrice chante une berceuse pour endormir l'enfant. Entrent Macha et Verchinine. Pendant qu'ils parlent une femme de chambre allume une lampe et des bougies.)

MACHA
Je ne sais pas. (Un temps.)
Je ne sais pas.
Naturellement, l'habitude y est pour beaucoup.
Ainsi, après la mort de mon père, il nous paraissait étrange de ne plus avoir d'ordonnance.
Mais, sans même parler d'habitude, la moindre notion de justice… Ailleurs, c'est peut-être différent, mais ici, dans notre ville, les gens les plus convenables, les plus nobles, les mieux élevés, ce sont les militaires.

VERCHININE
Que j'ai soif ! Je boirais volontiers du thé.

MACHA (elle regarde sa montre.)
On va nous en servir bientôt. On m'a mariée à dix-huit ans, et j'avais peur de mon mari, parce qu'il était professeur, et que moi, je venais tout juste de terminer mes études. Il me paraissait alors terriblement savant, intelligent, grave.
Maintenant, hélas, ce n'est plus la même chose.

VERCHININE
Bien sûr… Oui.

MACHA
Je ne parle pas de mon mari, je m'y suis habituée, mais parmi les civils, combien de gens grossiers, secs, mal élevés. La brutalité m'énerve, me vexe, je souffre du manque de finesse, de douceur, d'amabilité. Et quand il m'arrive de me trouver avec des professeurs, les collègues de mon mari, je suis tout simplement malheureuse.

VERCHININE
Oui… Seulement, je crois que civils et militaires se valent, voyez-vous, du moins dans cette ville. Ils se valent tous. Écoutez les intellectuels d'ici, civils ou militaires : leur femme, leur maison, leur propriété, leurs chevaux, tous les exaspère, tout… Le Russe a une tendance naturelle à cultiver des idées élevées, mais pourquoi reste-t-il à un niveau si médiocre dans la vie ? Hein, pourquoi ?

MACHA
Pourquoi ?

VERCHININE
Pourquoi ne peut-il supporter ses enfants, sa femme ? Et pourquoi sa femme et ses enfants ne peuvent-ils le supporter ?

MACHA
Vous êtes un peu déprimé aujourd'hui.

VERCHININE
C'est possible. Je n'ai pas dîné, je n'ai rien mangé depuis ce matin. Une de mes filles est souffrante, et quand mes petites sont malades, l'inquiétude me saisit, et le remords de leur avoir donné une telle mère. Oh, si vous l'aviez vue aujourd'hui ! Quelle nullité ! Nous avons commencé à nous quereller à sept heures du matin ; à neuf, je suis parti en claquant la porte.(Un temps.)
Je n'en parle jamais, c'est étrange, je ne me plains qu'à vous. (Il lui baise la main.)
Ne m'en veuillez pas. Je n'ai que vous, vous seule au monde… (Un temps.)

MACHA
Quel bruit dans le poêle. Peu de temps avant la mort de notre père, ça faisait le même bruit.
Exactement le même !

VERCHININE
Seriez-vous superstitieuse ?

MACHA
Oui.

VERCHININE
C'est étrange… (Il lui baise la main.)
Vous êtes une femme magnifique, merveilleuse. Oui, magnifique, merveilleuse ! Il fait sombre ici, mais je vois l'éclat de vos yeux.

MACHA (changeant de siège.)
Ici, il fait plus clair.

VERCHININE
J'aime, j'aime, j'aime… j'aime vos yeux, vos gestes, dont je rêve… Vous êtes magnifique, merveilleuse…

MACHA (riant doucement.)
Quand vous me parlez ainsi, j'ai envie de rire, et en même temps j'ai peur… Arrêtez, je vous en prie. (À mi-voix :)
Oh ! et puis non, parlez, ça m'est égal. (Elle se couvre le visage de ses deux mains.)
Tout m'est égal. On vient, parlez d'autre chose… (Irina et Touzenbach entrent, venant de la salle.)

TOUZENBACH
J'ai un triple nom, je m'appelle le baron Touzenbach-Krone-Altschauer, mais je suis Russe, orthodoxe, tout comme vous. Je n'ai presque rien d'un Allemand, sauf peut-être la patience, et l'entêtement avec lequel je viens vous ennuyer. Je vous raccompagne tous les soirs.

IRINA
Comme je suis fatiguée !

TOUZENBACH
Ainsi, chaque soir, je viendrai vous chercher au télégraphe, vous reconduire à la maison, pendant dix ou vingt ans, jusqu'à ce que vous me chassiez… (Apercevant Macha et Verchinine, joyeusement :)
C'est vous ? Bonsoir !

IRINA
Enfin à la maison ! (À Macha :)
Tout à l'heure, une dame est venue télégraphier à son frère, à Saratov, pour lui dire que son fils est mort aujourd'hui. Et voilà qu'elle ne peut se rappeler son adresse. Alors on a envoyé le télégramme, à Saratov, comme ça. Elle pleurait. Et moi, sans raison, j'ai été grossière, je lui ai dit que je n'avais pas de temps à perdre. C'était d'un bête…
Il y aura des masques aujourd'hui ?

MACHA
Oui.

IRINA (se laisse tomber dans un fauteuil.)
Me reposer. Fatiguée.

TOUZENBACH (en souriant.)
Quand vous revenez du travail, vous paraissez si petite, une enfant malheureuse… (Un temps.)

IRINA
Fatiguée. Non, je n'aime pas le télégraphe, je ne l'aime pas !

MACHA
Tu as maigri… (Elle sifflote.)
Et rajeuni, tu ressembles à un gamin.

TOUZENBACH
C'est la coiffure.

IRINA
Il faudra chercher un autre travail, celui-là ne me convient pas. Il lui manque tout ce dont j'ai rêvé. Un travail sans poésie, sans esprit… (On frappe au plancher.)
C'est le docteur qui frappe.(À Touzenbach :)
Mon ami, frappez… Je n'en peux plus… fatiguée… (Touzenbach frappe au plancher.)
Il va venir tout de suite. Il faudrait tout de même essayer quelque chose. Hier, le docteur et notre André ont encore joué, et perdu. Il paraît qu'André a perdu deux cents roubles.

MACHA (avec indifférence.)
Que veux-tu qu'on y fasse ?

IRINA
Il a perdu il y a quinze jours, comme en décembre. Ah ! s'il pouvait tout perdre, très vite, alors nous quitterions peut-être cette ville.
Seigneur mon Dieu, je rêve de Moscou toutes les nuits, je suis devenue à moitié folle ! (Elle rit.)
Nous allons partir en juin, il nous reste encore… février, mars, avril, mai, presque la moitié d'une année.

MACHA
Pourvu que Natacha n'apprenne pas qu'il a perdu.

IRINA
Je crois qu'elle s'en moque. (Entre Tchéboutykine qui vient de se réveiller - il fait la sieste après le dîner ; il se lisse la barbe, s'assoit à la table de la salle et tire un journal de sa poche.)

MACHA
Le voilà. A-t-il payé son loyer ?
IRINA (, en riant.)
Non, pas un kopeck depuis huit mois. Il a sans doute oublié.

MACHA (en riant.)
Comme il a l'air important ! (Rire général. Un temps.)

IRINA
Pourquoi ne dites-vous rien, Alexandre Ignatievitch ?

VERCHININE
Je ne sais pas. Je voudrais du thé ! Je donnerais la moitié de ma vie pour un verre de thé. Rien mangé depuis ce matin…

TCHÉBOUTYKINE
Irina Serguéevna !

IRINA
Oui ?

TCHÉBOUTYKINE
Venez ici. (Irina va le rejoindre et s'assoit à la table.)
Je ne peux pas me passer de vous. (Irina fait une réussite.)

VERCHININE
Eh bien, si l'on ne nous donne pas de thé, échangeons au moins des propos philosophiques.

TOUZENBACH
Si vous voulez. De quoi parlerons-nous ?

VERCHININE
De quoi ? Rêvons ensemble… par exemple de la vie telle qu'elle sera après nous, dans deux ou trois cents ans.

TOUZENBACH
Eh bien, après nous on s'envolera en ballon, on changera la coupe des vestons, on découvrira peut-être un sixième sens, qu'on développera, mais la vie restera la même, un vie difficile, pleine de mystère, et heureuse. Et dans mille ans, l'homme soupirera comme aujourd'hui : "Ah ! qu'il est difficile de vivre !" Et il aura toujours peur de la mort et ne voudra pas mourir.

VERCHININE (après avoir réfléchi.)
Comment vous expliquer ? Il me semble que tout va se transformer peu à peu, que le changement s'accomplit déjà, sous nos yeux.
Dans deux ou trois cents ans, dans mille ans peut- être, peu importe le délai, s'établira une vie nouvelle, heureuse. Bien sûr, nous ne serons plus là, mais c'est pour cela que nous vivons, travaillons, souffrons enfin, c'est nous qui la créons, c'est même le seul but de notre existence, et si vous voulez, de notre bonheur. (Macha rit doucement.)

TOUZENBACH
Pourquoi riez-vous ?

MACHA
Je ne sais pas. Je ris depuis ce matin.

VERCHININE
J'ai fait les mêmes études que vous, je n'ai pas été à l'Académie militaire. Je lis beaucoup, mais je ne sais pas choisir mes lectures, peut-être devrais-je lire tout autre chose ; et cependant, plus je vis, plus j'ai envie de savoir. Mes cheveux blanchissent, bientôt je serai vieux, et je ne sais que peu, oh ! très peu de chose. Pourtant, il me semble que je sais l'essentiel, et que je le sais avec certitude. Comme je voudrais vous prouver qu'il n'y a pas, qu'il ne doit pas y avoir de bonheur pour nous, que nous ne le connaîtrons jamais… Pour nous, il n'y a que le travail, rien que le travail, le bonheur, il sera pour nos lointains descendants. (Un temps.)
Le bonheur n'est pas pour moi, mais pour les enfants de mes enfants. (Fedotik et Rodé apparaissent dans la salle ; ils s'assoient et se mettent à chanter doucement en s'accompagnant à la guitare.)

TOUZENBACH
Alors, d'après vous, il ne faut même pas rêver au bonheur ? Mais si je suis heureux ?

VERCHININE
Non.

TOUZENBACH (joignant les mains et riant.)
Visiblement, nous ne nous comprenons pas.
Comment vous convaincre ? (Macha rit doucement. Il lui montre son index.)
Eh bien, riez ! (À Verchinine :)
Non seulement dans deux ou trois cents ans, mais dans un million d'années, la vie sera encore la même ; elle ne change pas, elle est immuable, conforme à ses propres lois, qui ne nous concernent pas, ou dont nous ne saurons jamais rien. Les oiseaux migrateurs, les cigognes, par exemple, doivent voler, et quelles que soient les pensées, sublimes ou insignifiantes, qui leur passent par la tête, elles volent sans relâche, sans savoir pourquoi, ni où elles vont.
Elles volent et voleront, quels que soient les philosophes qu'il pourrait y avoir parmi elles ; elles peuvent toujours philosopher, si ça les amuse, pourvu qu'elles volent…

MACHA
Tout de même, quel est le sens de tout cela ?

TOUZENBACH
Le sens… Voilà, il neige. Où est le sens ? (Un temps.)

MACHA
Il me semble que l'homme doit avoir une foi, du moins en chercher une, sinon sa vie est complètement vide… Vivre et ignorer pourquoi les cigognes volent, pourquoi les enfants naissent, pourquoi il y a des étoiles au ciel… Il faut savoir pourquoi l'on vit, ou alors tout n'est que balivernes et foutaises. (Un temps.)

VERCHININE
Dommage tout de même que la jeunesse soit passée.

MACHA
Comme dit Gogol : "Il est ennuyeux de vivre en ce monde, messieurs."

TOUZENBACH
Et moi je dirai : "Il est difficile de discuter avec vous, messieurs." Ça suffit, assez…

TCHÉBOUTYKINE (lisant le journal.)
Balzac s'est marié à Berditchev. (Irina (chantonne doucement.) Ça, il faut le noter. (Il ) note dans son carnet.)
Balzac s'est marié à Berditchev. (Il reprend sa lecture.)

IRINA (faisant une réussite, rêveuse.)
Balzac s'est marié à Berditchev.

TOUZENBACH
Le sort en est jeté. Vous savez, Maria Serguéevna, j'ai donné ma démission.

MACHA
On me l'a dit. Je ne m'en réjouis nullement. Je n'aime pas les civils.

TOUZENBACH
Tant pis… (Il se lève.)
Je ne suis pas beau, ai-je l'air d'un militaire ? Aucune importance, d'ailleurs. Je travaillerai. Je voudrais travailler, ne serait-ce qu'un jour dans ma vie, au point de m'écrouler de fatigue en rentrant le soir, et de m'endormir aussitôt. (Il se dirige vers la salle.)
Les ouvriers doivent dormir profondément.

FEDOTIK (à Irina.)
Tout à l'heure, dans la rue Moskovskaïa, chez Pyjikov, je vous ai acheté des crayons de couleur.
Et puis ce petit canif.

IRINA
Vous avez pris l'habitude de me traiter comme une enfant, mais je suis grande maintenant… (Elle prend les crayons et le canif. Joyeusement)
Que c'est joli !

FEDOTIK
Je me suis payé ce canif… Regardez… une lame, une autre, une troisième… Ça c'est pour se gratter dans les oreilles… Des petits ciseaux, une lime à ongles…

RODÉ (d'une voix forte.)
Docteur, quel âge avez-vous ?

TCHÉBOUTYKINE
Moi ? Trente-deux ans. (Rires.)

FEDOTIK
Je vais vous apprendre une autre réussite. (Il étale les cartes.On apporte le samovar. Anfissa s'installe à côté ; puis arrive Natacha, qui s'affaire autour de la table ; entre Soliony ; après avoir salué tout le monde, il s'assied à la table.)

VERCHININE
Quel vent, aujourd'hui, tout de même !

MACHA
Oui, je suis fatiguée de l'hiver. L'été, j'ai oublié ce que c'est.

IRINA
Cette patience va réussir, je le vois. Nous partirons pour Moscou.

FEDOTIK
Non, elle ne réussira pas. Vous voyez, le huit recouvre le deux de pique. (Il rit.)
Donc, vous n'irez pas à Moscou.

TCHÉBOUTYKINE (lisant.)
Tsitsicar. Nombreux cas de petite vérole.

ANFISSA (s'approchant de Macha.)
Viens prendre le thé, Macha, ma petite. (À Verchinine :)
Vous aussi, venez, Votre Noblesse.
Excusez, j'ai oublié votre nom…

MACHA
Apporte le thé ici, nounou. Je n'irai pas là-bas.

IRINA
Nounou !

ANFISSA
Voilà !

NATACHA (à Soliony.)
Les nourrissons comprennent tout parfaitement. "Bonjour, je lui dis, Bobik.
Bonjour, mon chou." Et il m'a jeté un de ces regards ! Vous croyez que ce sont des idées de mère ? Mais non, je vous assure ! C'est un enfant exceptionnel.

SOLIONY
Si cet enfant était à moi, je le ferais rôtir, et je le mangerais. (Il se dirige vers le salon, son verre de thé à la main, et s'assied dans un coin.)
NATACHA , se couvrant le visage de ses mains.
Quel grossier personnage !

MACHA
Heureux celui qui ne remarque pas si c'est l'été ou l'hiver. Si j'habitais Moscou, je crois que je me moquerais du temps qu'il fait.

VERCHININE
L'autre jour, j'ai lu le journal d'un ministre français : il l'a écrit en prison. Ce ministre avait été condamné dans l'affaire de Panama. Avec quelle ivresse, quel enthousiasme il parle des oiseaux qu'il voit par la fenêtre de sa prison, et auxquels il ne faisait pas attention auparavant.
Maintenant qu'il est de nouveau libre, il a sans doute repris ses habitudes, et au diable les oiseaux… Vous ferez comme lui, vous ne verrez plus Moscou quand vous y vivrez. Il n'y a pas de bonheur pour nous, le bonheur n'existe pas, nous ne pouvons que le désirer.

TOUZENBACH (prend une boîte sur la table.)
Où sont les bonbons ?

IRINA
Soliony les a mangés.

TOUZENBACH
Tous ?

ANFISSA (apportant le thé.)
Une lettre pour vous, mon petit père.

VERCHININE
Pour moi ? (Il prend la lettre.)
De ma fille…(Il lit.)
Oui, naturellement… Excusez-moi, Maria Serguéevna, je vais partir discrètement. Je ne prendrai pas de thé… (Il se lève, ému.)
Ces éternelles histoires…

MACHA
Qu'y a-t-il ? Si ce n'est pas trop…

VERCHININE (baissant la voix.)
Ma femme s'est encore empoisonnée. Il faut y aller. Je partirai à l'anglaise. Que tout cela est pénible… (Il lui baise la main.)
Ma chère, ma douce, ma bonne… Je file sans me faire remarquer. (Il sort.)

ANFISSA
Où va-t-il ? Et moi qui lui apporte du thé…
Quel homme !…

MACHA (avec colère.)
La paix ! Tu es collante, ne peux-tu pas me laisser tranquille ? (Elle va avec sa tasse de thé vers la grande table.)
Tu m'embêtes, la vieille !

ANFISSA
Mais pourquoi te fâches-tu ? Ma chérie !

ANDRÉ (off)
Anfissa !

ANFISSA (l'imitant.)
"Anfissa !" Il ne bougerait pas, celui-là. (Elle sort.)

MACHA (dans la salle, avec colère.)
Un peu de place, si ça ne vous dérange pas.(Elle brouille les cartes sur la table.)
Ah ! ceux- là, avec leurs cartes ! Buvez donc votre thé.

IRINA
Tu es méchante, Machka.

MACHA
Eh bien, ne me parlez pas. Laissez-moi tranquille.

TCHÉBOUTYKINE (riant.)
Laissez-la, laissez-la…

MACHA
Et vous, à soixante ans, un vrai gamin, vous ne dites que des bêtises, le diable sait quoi !

NATACHA (en soupirant.)
Ma petite Macha, pourquoi ces expressions ?
Avec ta beauté, je te le dis franchement, tu serais charmante en bonne société, sans cette façon de parler… "Je vous en prie, pardonnez-moi, Marie, mais vous avez des manières un peu grossières.

TOUZENBACH (s'empêchant de rire.)
Je voudrais… je voudrais… c'est du cognac, je crois ?
NATACHA "Il paraît que mon Bobik ne dort pas." Il est réveillé. Il n'est pas très bien aujourd'hui. Je vais aller le voir, excusez-moi… (Elle sort.)

IRINA
Et Alexandre Ignatievitch, où est-il parti ? En français dans le texte. (N.d.t.)

MACHA
Chez lui. Il se passe encore des choses extraordinaires avec sa femme.

TOUZENBACH (va rejoindre Soliony, un carafon de cognac à la main.)
Vous restez toujours seul dans votre coin, vous réfléchissez, on ne sait à quoi. Voulez-vous faire la paix ? Buvons du cognac. (Ils boivent.)
Je vais sans doute devoir jouer du piano toute la nuit, Dieu sait quelles bêtises… Tant pis.

SOLIONY
Mais pourquoi faire la paix ? Nous ne sommes pas fâchés.

TOUZENBACH
Il me semble qu'il y a eu quelque chose entre nous. Vous avez un drôle de caractère, il faut l'avouer.

SOLIONY (récite.)
"Je suis étrange, qui ne l'est pas ? Ne te fâche pas, Aleco."

TOUZENBACH
Aleco n'a rien à voir là-dedans. (Un temps.)

SOLIONY
Quand je suis seul avec quelqu'un, ça va, je suis comme tout le monde, mais en société je deviens morne, timide… et je dis n'importe quoi.
Pourtant, je suis plus honnête, plus noble que beaucoup d'autres. Et je peux le prouver.

TOUZENBACH
Je vous en veux, en société, vous m'agacez continuellement, mais j'ai de la sympathie pour vous. Dieu sait pourquoi. Aujourd'hui, j'ai envie de me soûler. Tant pis. Buvons !

SOLIONY
Buvons ! (Ils boivent.)
Je n'ai jamais rien eu contre vous, baron, mais j'ai le caractère de Lermontov. (Baissant la voix :)
On dit que je lui ressemble même un peu, physiquement… (Il sort de sa poche un flacon de parfum et s'en asperge les mains.)

TOUZENBACH
J'ai donné ma démission. Baste ! J'ai hésité pendant cinq ans, maintenant, c'est fait. Je travaillerai.

SOLIONY (récite.)
"Ne te fâche pas, Aleco… Oublie, oublie tes rêveries"… (Pendant la conversation, André entre sans bruit, portant un livre ; il s'assied près d'une bougie.)

TOUZENBACH
Je travaillerai…

TCHÉBOUTYKINE (venant au salon avec Irina.)
Et puis, ils nous ont régalés d'un vrai menu caucasien : potage à l'oignon et, comme rôti, du tchekhartma.

SOLIONY
Le tcheremcha n'est pas de la viande, c'est une plante, dans le genre de notre oignon.

TCHÉBOUTYKINE
Mais non, mon ange. Le tchekhartma n'est pas de l'oignon, mais de la viande de mouton rôtie.

SOLIONY
Et moi je vous dis que le tcheremcha, c'est de l'oignon.

TCHÉBOUTYKINE
Et moi je vous dis que le tchekhartma, c'est du mouton rôti.

SOLIONY
Et moi je vous dis que le tcheremcha, c'est de l'oignon.

TCHÉBOUTYKINE
Pourquoi discuterais-je avec vous ? Vous n'avez jamais été au Caucase, ni mangé du tchekhartma.

SOLIONY
Non, parce que j'en ai horreur. Le tcheremcha a la même odeur que l'ail.

ANDRÉ (suppliant.)
Assez, mes amis. Je vous en supplie.

TOUZENBACH
Quand viendront les masques ?

IRINA
Ils ont dit à neuf heures ; il serait temps.

TOUZENBACH (enlaçant André ; il chante)
Ma chambrette, ma chambrette Ma chambrette à moi.

ANDRÉ (danse et chante)
Ma chambrette qui est faite

TCHÉBOUTYKINE (dansant.)
En rondins de bois
(Rires.)

TOUZENBACH (embrasse André.)
Que diable, buvons. André, buvons à tu et à toi. Je te suivrai à Moscou, André, à l'université.

SOLIONY
Laquelle ? Il y a deux universités à Moscou.

ANDRÉ
Mais non, seulement une.

SOLIONY
Je vous dis qu'il y en a deux. Chanson populaire. (N.d.T.)

ANDRÉ
Trois, si vous voulez. Tant mieux.

SOLIONY
Il y a deux universités à Moscou. (Des murmures et des "chut".)
Il y a deux universités à Moscou. L'ancienne et la nouvelle. Mais si vous ne voulez pas m'écouter, si ce que je dis vous irrite, je peux me taire. Je peux même me retirer. (Il s'en va par l'une des portes.)

TOUZENBACH
Bravo, bravo ! (Il rit.)
Commencez, mes amis, je me mets au piano. Drôle de corps, ce Soliony. (Il joue une valse.)

MACHA (valse toute seule.)
Le baron est saoul, le baron est saoul, le baron est saoul ! (Entre Natacha.)

NATACHA (à Tchéboutykine.)
Ivan Romanytch ! (Elle lui parle à l'oreille, puis sort sans bruit. Tchéboutykine effleure l'épaule de Touzenbach et lui parle bas.)

IRINA
Qu'est-ce qu'il y a ?

TCHÉBOUTYKINE
Il est temps de nous en aller. Portez-vous bien.

TOUZENBACH
Bonne nuit. Il est temps de partir.

IRINA
Mais comment… et les masques ?ANDRÉ , confus.
Il n'y aura pas de masques. Vois-tu, ma chère, Natacha dit que Bobik n'est pas très bien, alors…
D'ailleurs, moi, je n'en sais rien, et tout cela m'est parfaitement égal.

IRINA (haussant les épaules.)
Bobik n'est pas bien !

MACHA
Tant pis pour nous ! On nous chasse, nous partons. (À Irina :)
Ce n'est pas Bobik qui est malade, c'est elle. Tiens ! (Elle se frappe le front avec le doigt.)
Espèce de petite bourgeoise ! (André va dans sa chambre par la porte de droite. Tchéboutykine le suit. Les autres prennent congé dans la salle.)

FEDOTIK
Quel dommage ! Je comptais passer la soirée ici, mais, bien entendu, si l'enfant est malade…
Demain, je lui apporterai des jouets.RODÉ , d'une voix forte.
J'ai fait exprès de dormir après le dîner, je croyais qu'on allait danser toute la nuit. Avec tout ça, il n'est que neuf heures !

MACHA
Allons dans la rue, on discutera, on prendra une décision. (En coulisse, on entend : "Adieu", "Portez-vous bien", et le rire gai de Touzenbach. Tous sont partis. Anfissa et la femme de chambre desservent la table et éteignent les lumières. On entend chanter la nourrice. Entrent sans bruit André, en tenue de sortie, et Tchéboutykine.)

TCHÉBOUTYKINE
Je n'ai pas eu le temps de me marier : la vie a passé comme un éclair, et puis j'aimais follement ta mère, qui était mariée.

ANDRÉ
Il ne faut pas se marier. Il ne faut pas parce que c'est ennuyeux.

TCHÉBOUTYKINE
C'est peut-être vrai, mais la solitude ! on a beau raisonner, la solitude est une chose atroce, mon petit. Bien qu'au fond… tout soit égal, naturellement.

ANDRÉ
Partons vite.

TCHÉBOUTYKINE
Pourquoi nous presser ? Nous avons le temps.

ANDRÉ
J'ai peur que ma femme m'empêche de sortir.

TCHÉBOUTYKINE
Ah ! bon.

ANDRÉ
Aujourd'hui, je ne jouerai pas, je vais simplement regarder. Je ne me sens pas bien…
Que faut-il faire contre l'essoufflement, Ivan Romanytch ?

TCHÉBOUTYKINE
En voilà une question ! Est-ce que je me rappelle ? Non, mon petit, je ne sais pas.

ANDRÉ
Passons par la cuisine. (Ils sortent. Un coup de sonnette, un autre, des voix, des rires.)

IRINA (entre.)
Qu'est-ce que c'est ?

ANFISSA (à voix basse.)
Les masques. (On sonne encore.)

IRINA
Nounou, dis-leur que tout le monde est sorti.
Qu'ils veuillent bien nous excuser. (Anfissa sort. Irina arpente la pièce en réfléchissant. Elle est agitée. Entre Soliony.)

SOLIONY (interdit.)
Personne ?… Où sont-ils partis ?

IRINA
Ils sont rentrés chez eux.

SOLIONY
Étrange. Vous êtes seule ici ?

IRINA
Oui. (Un temps.)
Adieu.

SOLIONY
Tout à l'heure, je me suis très mal conduit, j'ai manqué de tact. Mais vous n'êtes pas comme les autres, vous avez le cœur élevé, pur, vous voyez la vérité. Vous seule pouvez me comprendre. Je vous aime, profondément, infiniment…

IRINA
Adieu ! Partez.

SOLIONY
Je ne peux pas vivre sans vous. (Il la suit.)
Oh ! ma félicité ! (Avec des larmes dans la voix :)
Oh ! mon bonheur ! Ces yeux superbes, merveilleux, étonnants, je n'en ai jamais vu de pareils…

IRINA (froidement.)
C'est assez, Vassili Vassilievitch.

SOLIONY
C'est la première fois que je vous parle de mon amour, et il me semble que je ne suis plus sur la terre, mais sur une autre planète. (Il se frotte le front.)
Enfin, tant pis. Bien sûr, on ne peut pas se faire aimer de force. Mais je ne supporterai pas d'avoir un rival heureux…
Jamais ! Je le jure par tout ce qui est sacré : je tuerai mon rival… Oh ! merveilleuse ! (Natacha traverse la scène, une bougie à la main.)

NATACHA (entrouvre une porte, puis une autre, et passe devant la chambre de son mari.)
André est là. Laissons-le lire. Excusez-moi, Vassili Vassilievitch, je ne savais pas que vous étiez là, je suis en négligé…

SOLIONY
Quelle importance ? Adieu. (Il sort.)

NATACHA
Tu es fatiguée, ma mignonne, ma pauvre petite fille ! (Elle embrasse Irina.)
Tu devrais te coucher de bonne heure.

IRINA
Bobik dort ?

NATACHA
Oui, il dort, mais d'un sommeil agité. À propos, chérie, il y a longtemps que je voulais t'en parler, mais ou bien tu n'es pas là, ou je suis occupée… Il me semble que la chambre de Bobik est froide et humide, la tienne lui conviendrait mieux. Ma chérie, ma mignonne, installe-toi chez Olia, en attendant !

IRINA (qui ne comprend pas.)
Où ? (On entend les clochettes d'une troïka qui s'arrête devant la maison.)

NATACHA
En attendant, tu partagerais la chambre d'Olia, et Bobik serait dans la tienne. Il est si adorable !
Aujourd'hui, je lui dis : "Tu es à moi, Bobik ! Tu es à moi !" Et il m'a regardée avec ses jolis petits yeux. (On sonne.)
C'est sans doute Olga.
Comme elle rentre tard ! (La femme de chambre (s'approche de Natacha et lui parle à l'oreille.) )
Protopopov ? Quel original ! C'est Protopopov qui est là. Il vient m'inviter à faire un tour en troïka avec lui. (Elle rit.)
Ils sont drôles, ces hommes… (On sonne.)
Quelqu'un est venu ? Si j'allais faire un tour d'un quart d'heure ? (À la (femme de chambre :) Dis-lui que j'arrive. (On ) sonne.)
On a sonné… ce doit être Olga. (Elle sort. La femme de chambre sort elle aussi, en courant. Irina, assise dans un fauteuil, réfléchit ; entrent Olga, Koulyguine, puis Verchinine.)
KOULYGUINE Qu'est-ce qui se passe ? On m'a dit qu'il y aurait une soirée ici.

VERCHININE
C'est étrange, je suis parti il y a à peine une demi-heure, on attendait des masques…

IRINA
Ils sont tous partis.

KOULYGUINE
Macha aussi ? Où est-elle allée ? Et Protopopov, pourquoi attend-il en bas, avec une troïka ? Qui attend-il ?

IRINA
Ne me posez pas de questions. Je suis fatiguée.

KOULYGUINE
Voyons, petite capricieuse…

OLGA
Le conseil pédagogique vient juste de se terminer. Je suis morte de fatigue. Notre directrice est malade, c'est moi qui la remplace.
Ma tête, ma tête me fait mal, ma tête… (Elle s'assoit.)
Hier, au jeu, André a perdu deux cents roubles. Toute la ville en parle.KOULYGUINE Moi aussi, le conseil m'a fatigué.

VERCHININE
Ma femme a voulu me faire peur, elle a failli s'empoisonner. Tout s'est arrangé, je suis heureux, je me repose maintenant. Alors, il faut partir ? Tant pis ; je vous souhaite mille bonnes choses. Dites, Fedor Iliitch, allons quelque part tous les deux. Je ne peux pas rester à la maison, c'est impossible ! Venez !

KOULYGUINE
Je suis fatigué, je n'irai nulle part. (Il se lève.)
Fatigué ! Ma femme est rentrée à la maison ?

IRINA
Probablement.

KOULYGUINE (baisant la main d'Irina.)
Adieu. Demain et après-demain, je pourrai me reposer toute la journée. Bonne nuit. (Il s'apprête à partir.)
J'ai une telle envie de thé ! Je comptais passer la soirée en bonne société et - o, fallacem hominum spem. L'accusatif pour l'exclamation.

VERCHININE
J'irai donc seul. (Il sort avec Koulyguine en sifflotant.)

OLGA
La tête me fait mal, mal, mal… André a perdu… toute la ville en parle. Je vais aller me coucher. (Elle se lève.)
Demain, je suis libre. Oh ! mon Dieu, quel bonheur. Libre demain, libre après-demain… Ma tête, ma tête… (Elle sort.)

IRINA (seule.)
Ils sont tous partis. Plus personne. (L'accordéon joue dans la rue. La nourrice chante.)
NATACHA , en pelisse et bonnet de fourrure, (traverse la salle, suivie de la femme de chambre.)
Je reviens dans une demi-heure. Je ne ferai qu'un petit tour. (Elle sort.)

IRINA (seule ; accès de tristesse.)
À Moscou ! À Moscou ! À Moscou !

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