Acte III



(La chambre d'Olga et d'Irina. À gauche et à droite, des lits, derrière des paravents. Il est entre deux heures et trois heures du matin. On entend sonner le tocsin : il y a un incendie en ville, qui dure depuis un certain temps. On voit que dans la maison personne ne s'est encore couché. Macha, en noir comme d'habitude, est étendue sur un divan. Entrent Olga et Anfissa.)

ANFISSA
Maintenant, elles sont assises en bas, sous l'escalier. Moi, je leur dis : "Donnez-vous donc la peine de monter, est-ce qu'on peut rester ici ?" Et les voilà qui pleurent. "Nous ne savons pas où est notre papa, qu'elles disent, peut-être qu'il a brûlé, Dieu l'en préserve." Qu'est-ce qu'elles vont chercher là ! Et dans la cour, il y a aussi du monde… tous à moitié nus.

OLGA (sortant des robes de l'armoire.)
Prends cette petite robe grise… Et ça aussi…
Cette blouse… Et cette jupe, ma petite nounou.
Quel malheur, mon Dieu ! La ruelle de Kirsanov a entièrement brûlé, paraît-il… Et ça aussi… (Elle lui jette une robe sur les bras.)
Ces pauvres Verchinine ont eu tellement peur… Leur maison a failli brûler. Elles n'ont qu'à rester coucher ici… il ne faut pas les laisser partir. Pauvre Fedotik, il a tout perdu, il ne lui reste rien.

ANFISSA
Tu devrais appeler Feraponte, Oliouchka. Je ne pourrai jamais porter tout ça.

OLGA (sonnant.)
On a beau sonner… (Elle appelle par la (porte :) Venez ici, n'importe qui, venez. (Par la porte ouverte, on voit la lueur rouge de l'incendie ; on entend la voiture des pompiers ) qui passe devant la maison.)
Quelle horreur !
Comme j'en ai assez ! (Entre Feraponte.)
Tiens, porte tout ça en bas. Là, sous l'escalier, tu verras les demoiselles Kolotiline… donne-leur ça… Et ça aussi.

FERAPONTE
À vos ordres. En l'an douze, Moscou aussi a brûlé. Seigneur mon Dieu ! Les Français n'en revenaient pas.

OLGA
Va donc, va.

FERAPONTE
À vos ordres. (Il sort.)

OLGA
Nounou chérie, donne-leur tout. Nous n'avons besoin de rien, donne-leur tout, ma nounou. Je suis fatiguée, je tiens à peine debout. Il ne faut pas laisser partir les Verchinine… Les petites pourront coucher au salon, Alexandre Ignatievitch en bas, chez le baron… Fedotik aussi, ou bien il couchera chez nous, dans la salle…
Comme par un fait exprès, le docteur est ivre, affreusement ivre, on ne peut mettre personne chez lui. Et la femme de Verchinine ? Elle aussi peut coucher au salon.

ANFISSA (d'un air las.)
Oliouchka chérie, ne me chasse pas ! Ne me chasse pas !

OLGA
Tu dis des bêtises, nounou. Personne ne te chasse.

ANFISSA (appuyant sa tête contre la poitrine d'Olga.)
Ma gentille, mon trésor, je peine, moi, je travaille… Quand je serai faible, tout le monde me dira : "Va t'en." Et où veux-tu que j'aille ?
Où ? J'ai quatre-vingts ans. Bientôt quatre-vingt- deux…

OLGA
Assieds-toi, ma petite nounou… Tu es fatiguée, ma pauvre. (Elle la fait asseoir.)
Repose-toi, ma bonne. Comme tu es pâle ! (Entre Natacha.)

NATACHA
On dit qu'il faut immédiatement fonder une société de secours aux sinistrés. Eh bien, c'est une excellente idée ! Aider les pauvres, c'est bien le devoir des riches, non ? Bobik et Sophie dorment comme des bienheureux, comme si de rien n'était. Chez nous, il y a du monde dans tous les coins, la maison est archipleine. Mais il y a la grippe en ville, j'ai peur pour les enfants.

OLGA (qui ne l'écoute pas.)
Ici, dans cette chambre, on est tranquille, on ne voit pas l'incendie…

NATACHA
Oui… Je dois être drôlement coiffée… (Devant la glace.)
On dit que j'ai grossi… Ce n'est pas vrai du tout ! Pas le moins du monde ! Macha dort, elle est fatiguée, la pauvre ! (À Anfissa, froidement)
Je te défends de rester assise en ma présence. Debout ! Sors d'ici ! (Anfissa sort. Un temps.)
Pourquoi gardes-tu cette vieille ? Je ne te comprends pas.

OLGA (interdite.)
Excuse-moi, mais moi non plus, je ne te comprends pas.

NATACHA
Elle est de trop ici. C'est une paysanne, elle n'a qu'à vivre à la campagne. C'est du luxe, tout ça ! Moi, j'aime l'ordre : pas de gens inutiles dans ma maison. (Elle caresse la joue d'Olga.)
Tu es fatiguée, ma pauvrette ! Notre directrice est fatiguée. Quand ma Sophie sera grande et ira au lycée, j'aurai peur de toi.

OLGA
Je ne serai pas directrice.

NATACHA
Tu seras élue, Oletchka. La chose est décidée.

OLGA
Je refuserai… C'est impossible. Au-dessus de mes forces. (Elle boit de l'eau.)
Tu viens de traiter nounou avec tant de grossièreté… Excuse- moi, je ne peux pas le supporter… je n'y vois plus clair…

NATACHA (émue.)
Pardonne-moi, Olia, pardonne-moi. Je ne voulais pas te faire de peine. (Macha se lève, prend son oreiller, et sort, l'air fâché.)

OLGA
Comprends-moi, ma chère, nous avons peut- être reçu une éducation bizarre, mais ce sont des choses que je ne peux pas supporter. Cette manière de traiter les gens me tue, j'en suis malade… je perds tout courage.

NATACHA
Pardonne-moi, pardonne… (Elle l'embrasse.)

OLGA
Toute grossièreté, si légère soit-elle, toute parole rude me blesse…

NATACHA
C'est vrai, je parle souvent sans réfléchir, mais conviens-en, ma chère, elle pourrait très bien vivre à la campagne.

OLGA
Elle est depuis trente ans chez nous.

NATACHA
Mais puisqu'elle ne peut plus travailler ? Ou je ne comprends pas, ou c'est toi qui ne veux pas me comprendre. Elle est incapable de travailler, elle ne fait que dormir, se reposer.

OLGA
Eh bien, qu'elle se repose !

NATACHA (étonnée.)
Comment, qu'elle se repose ? Mais c'est une domestique ! (Avec des larmes.)
Je ne te comprends pas, Olia ; j'ai une bonne d'enfants, une nourrice, nous avons une femme de chambre, une cuisinière… À quoi nous sert cette vieille. À quoi ? (On entend le tocsin.)

OLGA
Cette nuit, j'ai vieilli de dix ans.

NATACHA
Il faut nous entendre, Olia. Toi, tu es au lycée, moi, à la maison ; tu t'occupes de l'enseignement, et moi du ménage. Quand je parle des domestiques, je sais ce que je dis, je- sais-ce-que-je-dis ! Qu'elle s'en aille dès demain, cette vieille voleuse, cette vieille garce (elle trépigne)
, cette sorcière ! Je vous défends de m'irriter ! Je vous le défends ! (Se ressaisissant :)
Écoute, si tu ne t'installes pas en bas, nous n'arrêterons pas de nous quereller.
C'est affreux. (Entre Koulyguine.)

KOULYGUINE
Où est Macha ? Il serait temps de rentrer. On dit que l'incendie se calme. (Il s'étire.)
Un seul quartier a brûlé ; mais avec ce vent, on a d'abord cru que toute la ville était en flammes. (Il s'assied.)
Je suis éreinté. Oletchka, ma chérie…
Je me le dis souvent : s'il n'y avait pas eu Macha, c'est toi que j'aurais épousée, Oletchka. Tu es très bonne. Je n'en peux plus… (Il tend l'oreille.)

OLGA
Qu'est-ce qu'il y a ?KOULYGUINE Comme par un fait exprès, le docteur a sa crise d'alcoolisme, il est ivre mort. (Il se lève.)
Je crois qu'il vient ici. Vous l'entendez ? Oui, c'est bien lui… (Il rit.)
Quel phénomène ! Je vais me cacher. ((Il se dirige vers l'armoire et se cache dans un ) coin.)
Un vrai brigand !

OLGA
Il ne buvait plus depuis deux ans, ça l'a repris brusquement. (Elle va avec Natacha vers le fond de la pièce.Entre Tchéboutykine. Il marche droit, comme s'il n'était pas ivre ; traverse la pièce, s'arrête, regarde devant lui, puis va vers le lavabo et se lave les mains.)

TCHÉBOUTYKINE (morne.)
Que le diable les emporte tous… tous… Ils s'imaginent que je suis médecin, que je sais guérir n'importe quelle maladie, mais je ne sais absolument rien, j'ai tout oublié, je ne me souviens de rien, absolument de rien… (Olga et Natacha sortent sans qu'il s'en aperçoive.)
Que le diable… Mercredi dernier, j'ai soigné une femme, dans le quartier de Zasypi, et elle est morte, morte par ma faute. Oui… Il y a vingt-cinq ans, j'avais encore quelques vagues connaissances, mais maintenant, plus rien. Rien du tout. Après tout, je ne suis peut-être pas un homme, je fais simplement semblant d'avoir des bras et des jambes, une tête ; possible que je n'existe pas du tout, je crois seulement que je marche, mange, dors… (Il pleure.)
Oh ! si l'on pouvait ne pas exister ! (Il cesse de pleurer ; morne :)
Que le diable… Au club, avant-hier, on bavardait ; quelqu'un a nommé Shakespeare, Voltaire. Je n'ai rien lu d'eux, rien du tout, mais j'ai fait semblant de les connaître ; et les autres en ont fait autant. Oh misère ! Bassesse ! Alors, j'ai pensé à la femme qui est morte par ma faute, mercredi dernier, puis à d'autres choses, mon cœur s'est rempli de dégoût… et je me suis mis à boire. (Entrent Irina, Verchinine et Touzenbach. Touzenbach porte un vêtement civil, tout neuf, d'une coupe élégante.)

IRINA
Restons ici. Personne ne viendra nous déranger.

VERCHININE
Sans les soldats, la ville brûlait tout entière.
Quels braves gars ! (Il se frotte les mains de plaisir.)
Un peuple magnifique ! Quels braves gars !

KOULYGUINE (s'approchant.)
Bientôt quatre heures. Le jour se lève.

IRINA
Tout le monde reste dans la salle, personne ne songe à partir. Et votre Soliony est là, lui aussi.(À Tchéboutykine)
Vous devriez vous coucher, docteur.

TCHÉBOUTYKINE
Ça n'a pas d'importance… Je vous remercie. (Il peigne sa barbe.)

KOULYGUINE (riant.)
Il est plein comme une outre, notre Ivan Romanytch. (Il lui tape sur l'épaule.)
Bravo ! In vino veritas, comme disaient les Anciens.

TOUZENBACH
On me demande d'organiser un concert au profit des sinistrés.

IRINA
Mais avec qui ?

TOUZENBACH
Ce serait possible, si l'on voulait… À mon avis, Maria Serguéevna joue merveilleusement du piano.

KOULYGUINE
Merveilleusement !

IRINA
Elle a tout oublié. Voilà trois ou quatre ans qu'elle ne joue plus.

TOUZENBACH
Ici, dans cette ville, personne ne comprend la musique, pas une âme, mais moi, je le comprends, et je vous jure sur mon honneur que Maria Serguéevna joue parfaitement bien, bref, qu'elle a du talent.

KOULYGUINE
Vous avez raison, baron. Je l'aime beaucoup, Macha. Elle est gentille.

TOUZENBACH
Savoir jouer comme un ange, et sentir que personne, personne ne vous comprend !KOULYGUINE , avec un soupir.
Oui… Mais serait-ce convenable pour elle de prendre part à un concert ? (Un temps.)
Moi, mes amis, je n'en sais rien. Après tout, ce serait peut- être très bien. Enfin, pour tout avouer : notre directeur est quelqu'un de bien, de très bien même, c'est un homme extrêmement intelligent, mais il a des idées un peu… Naturellement, ça ne le regarde pas, mais si vous voulez, je peux lui en toucher un mot. (Tchéboutykine prend une petite pendule de porcelaine et l'examine.)

VERCHININE
Je me suis terriblement sali pendant l'incendie, je n'ai plus figure humaine. (Un temps.)
Hier, en passant, j'ai entendu dire qu'il est question de transférer notre brigade ; les uns disent en Pologne, d'autres, à Tchita.

TOUZENBACH
Moi aussi, je l'ai entendu dire. Eh bien, alors, la ville sera déserte.

IRINA
Nous partirons, nous aussi !

TCHÉBOUTYKINE (laissant tomber la pendule, qui se casse.)
En miettes ! (Un temps. Tous paraissent chagrinés en confus.)

KOULYGUINE (ramassant les débris.)
Casser un objet de cette valeur ! Ah ! Ivan Romanytch ! Vous méritez un zéro de conduite.

IRINA
C'est la pendule de notre pauvre maman.

TCHÉBOUTYKINE
Peut-être bien… Peut-être qu'elle était à maman… Peut-être que je ne l'ai pas cassée, ce n'est qu'une apparence. Peut-être croyons-nous seulement exister, mais en réalité nous n'existons pas. Je ne sais rien, et personne ne sait rien. (Il se dirige vers la porte.)
Qu'avez-vous à me regarder ? Natacha a une petite liaison avec Protopopov, et vous, vous ne voyez rien. Vous êtes tous assis là, et vous ne voyez rien… et Natacha, elle a une petite liaison ave Protopopov… (Il chante :)
"Permettez-moi de vous offrir cette figue"… (Il sort.)

VERCHININE
Oui… (Il rit.)
Comme tout cela est étrange, au fond ! (Un temps.)
Dès que l'incendie a commencé, j'ai vite couru chez moi. J'arrive, je vois que la maison est intacte, hors de danger, mais mes deux fillettes sont là, sur le seuil, à peine habillées ; leur mère n'est pas là ; autour d'elles des gens s'affairent, des chevaux, des chiens s'agitent, et sur le visage de mes petites, c'est l'angoisse, la terreur, la supplication, je ne sais quoi. Mon cœur s'est serré en les voyant.
Mon Dieu, me suis-je dit, qu'auront-elles encore à supporter, ces petites, au cours d'une longue vie ?… Je les emmène, je cours, et ne pense qu'à cela : qu'auront-elles à supporter en ce monde ?(On entend le tocsin. Un temps.)
J'arrive : leur mère est ici, qui crie, qui se fâche. (Macha entre, (portant son oreiller ; elle s'assoit sur le divan.) )
Mes petites filles sur le seuil, en chemise, la rue toute rouge dans la lueur de l'incendie, et ce bruit terrible, alors j'ai pensé que des choses semblables avaient dû se produire, il y a bien des années ; l'ennemi faisait brusquement irruption, pillait, incendiait… Pourtant, au fond, quelle différence entre le présent et le passé ! Un peu de temps encore, disons deux ou trois cents ans, et l'on considérera notre vie actuelle de la même façon : avec crainte et ironie ; tout ce qui existe aujourd'hui paraîtra maladroit, lourd, très inconfortable, et bizarre. Oh ! quelle vie ce sera, quelle vie ! (Il rit.)
Excusez-moi, je me lance encore dans la philosophie. Mais laissez-moi continuer, mes amis. J'ai terriblement envie de philosopher, aujourd'hui. (Un temps.)
On croirait que tout le monde dort ! Je disais donc : quelle vie ce sera ! Essayez de vous en faire une idée. Pour le moment, vous n'êtes que trois dans cette ville, mais dans les générations futures, d'autres viendront, qui vous ressembleront, toujours plus nombreuses ; et un temps viendra où tout sera changé selon vos vœux, où chacun vivra selon votre exemple, et puis vous-mêmes serez dépassées, d'autres surgiront qui seront meilleurs que vous… (Il rit.)
Je suis d'une humeur extraordinaire aujourd'hui. J'ai diablement envie de vivre ! (Il chante :)
"L'amour règne sur tous les âges et ses élans sont bienfaisants"… (Il rit.)

MACHA
Tam-tam-tam…

VERCHININE
Tam-tam…

MACHA
Ta-ra-ra ?

VERCHININE
Tra-ta-ta. (Il rit. Entre Fedotik.)

FEDOTIK (dansant.)
J'ai brûlé, j'ai brûlé, complètement vidé ! (Rires.)

IRINA
Qu'est-ce qu'il y a de drôle ? Tout a brûlé ?

FEDOTIK (en riant.)
Tout, absolument tout. Il ne me reste rien. Ma guitare a brûlé, et les photos, et toutes mes lettres… Et le carnet que je voulais vous offrir, brûlé aussi ! (Entre Soliony.)

IRINA
Non, Vassili Vassilievitch, je vous en prie, allez-vous-en. On n'entre pas ici.

SOLIONY
Mais pourquoi est-ce permis au baron, et pas à moi ?

VERCHININE
En effet, il est temps de partir. Et l'incendie ?

SOLIONY
Il paraît que ça se calme. Non, mais c'est positivement étrange. Pourquoi le baron, et pas moi ? (Il sort de sa poche un flacon de parfum et s'en asperge.)

VERCHININE
Tam-tam-tam ?

MACHA
Tam-tam.

VERCHININE (riant, à Soliony.)
Allons dans la salle.

SOLIONY
Bon. Nous allons noter ça. On pourrait approfondir cette pensée, mais à quoi bon irriter certaines personnes… (Il regarde Touzenbach.)
Petits, petits, petits… (Soliony, Verchinine et Fedotik sortent.)

IRINA
Comme il empeste avec sa fumée de tabac, ce Soliony… (Elle regarde Touzenbach, avec étonnement.)
Le baron dort ! Baron ! Baron !

TOUZENBACH (se réveillant.)
Je suis fatigué, ma parole… La briqueterie…
Non, je ne délire pas ; il s'agit bien d'une briqueterie, j'irai bientôt là-bas, je commencerai à travailler. Il y a déjà eu des pourparlers… (À Irina, avec tendresse :)
Vous êtes si pâle, si belle, si charmante… Il me semble que votre pâleur illumine les ténèbres, comme la lumière… Vous êtes triste, mécontente de la vie… Oh ! venez avec moi, venez, nous travaillerons ensemble !

MACHA
Nicolas Lvovitch, allez-vous-en !

TOUZENBACH (en riant.)
Vous êtes là ? Je ne vous voyais pas. (Il baise la main d'Irina.)
Adieu, je m'en vais. Je vous regarde, là, et je vous revois telle que vous étiez le jour de votre fête, il y a longtemps déjà : courageuse, gaie, parlant des joies du travail… Et je rêvais d'une vie tellement heureuse, alors ! Où est-elle ? (Il lui baise la main.)
Vous avez des larmes aux yeux. Il faut vous coucher, voici l'aube, le jour se lève… Ah ! S'il m'était permis de donner ma vie pour vous !

MACHA
Nicolas Lvovitch, allez-vous-en ! Voyons ! À quoi ça rime ?…

TOUZENBACH
Je m'en vais. (Il sort.)

MACHA (se couchant.)
Tu t'es endormi, Fedor ?

KOULYGUINE
Hein ?

MACHA
Tu ferais mieux de rentrer.
KOULYGUINE Ma douce Macha, ma gentille Macha…

IRINA
Elle est fatiguée. Laisse-la se reposer, Fedor.

KOULYGUINE
Je m'en vais tout de suite. Ma bonne femme, ma gentille… Mon unique, je t'aime.

MACHA (avec humeur.)
Amo, amas, amat, amamus, amatis, amant.

KOULYGUINE (riant.)
Non, vrai, elle est étonnante. Déjà sept ans que je suis ton mari, et il me semble qu'on s'est marié hier. Vrai, tu es une femme étonnante. Je suis content, je suis content, je suis content !

MACHA
J'en ai assez, j'en ai assez, j'en ai assez ! (Elle se soulève et parle assise.)
Ça ne veut pas me sortir de la tête… C'est tout simplement révoltant.
Oui, il s'agit d'André. Il a hypothéqué cette maison, et sa femme a empoché tout l'argent.
Pourtant la maison nous appartient, à tous les quatre, pas à lui seul. Il doit le savoir, s'il est honnête.

KOULYGUINE
Pourquoi parler de cela, Macha ? Qu'est-ce que ça peut te faire ? André est criblé de dettes, laissons-le tranquille.

MACHA
De toute façon, c'est révoltant.

KOULYGUINE
Nous ne sommes pas pauvres, toi et moi. Je travaille, je vais au lycée, je donne des leçons…
Je suis un homme honnête… Un homme simple.
Omnia mea mecum porto, comme on dit.

MACHA
Moi, je n'ai besoin de rien, mais c'est l'injustice qui me révolte. (Un temps.)
Va, Fedor.

KOULYGUINE (l'embrassant.)
Tu es fatiguée, repose-toi une petite demi-heure, je resterai en bas, je t'attendrai. Dors… (Il se dirige vers la porte.)
Je suis content, je suis content, je suis content. (Il sort.)

IRINA
C'est vrai… comme notre André est devenu mesquin, insignifiant… comme il a vieilli à côté de cette femme ! Dire qu'il voulait devenir professeur de faculté, et le voilà fier d'être enfin nommé membre du Conseil du Zemstvo !
Membre du conseil dont Protopopov est président ! Toute le ville en parle, en rit, lui seul ne sait rien, ne voit rien… Et pendant que tout le monde court voir l'incendie, il reste dans sa chambre, indifférent à tout… Il se contente de jouer du violon. (Nerveuse :)
Oh ! c'est affreux, c'est affreux ! (Elle pleure.)
Je ne peux pas le supporter ! Je ne peux plus, je ne peux plus ! ((Olga entre et commence à ranger sa petite table. ) Irina sanglote bruyamment.)
Jetez-moi dehors, je n'en peux plus !

OLGA (effrayée.)
Qu'est-ce que tu as ? ma chérie !

IRINA (sanglotant.)
Où ? Où s'est en allé tout cela ? Où ? Oh, mon Dieu, mon Dieu ! J'ai tout oublié, tout ! Tout s'embrouille dans ma tête. Je ne sais même plus comment on dit "fenêtre", ou "plafond" en italien. J'oublie, j'oublie chaque jour davantage, et la vie passe, elle ne reviendra jamais, et jamais, jamais nous n'irons à Moscou ! Je vois bien que nous ne partirons pas.

OLGA
Ma chérie, ma chérie…

IRINA (se maîtrisant.)
Oh ! que je suis malheureuse ! Je ne peux plus travailler, je ne veux plus travailler… Assez, assez ! Après le télégraphe c'est le conseil municipal, et je déteste, je méprise tout ce qu'on me fait faire. J'aurai bientôt vingt-quatre ans, il y a longtemps que je travaille, mon cerveau s'est desséché, j'ai maigri, enlaidi, vieilli, et rien, rien, aucune satisfaction, et le temps passe, et il me semble que je m'éloigne de plus en plus de la vie véritable et belle, que je m'approche d'un abîme.
Je suis désespérée ; pourquoi je vis encore, pourquoi je ne me suis pas tuée, je ne le comprends pas…

OLGA
Ne pleure pas, ma petite fille, ne pleure pas…
Je souffre.

IRINA
Je ne pleure pas… Assez. Tu vois, je ne pleure plus. Ça suffit !

OLGA
Ma chérie, je te le dis comme une sœur, comme une amie : si tu veux m'écouter, épouse le baron. (Irina pleure doucement.)
Je sais que tu l'estimes, que tu l'apprécies infiniment… Il n'est pas beau, c'est vrai, mais c'est un homme si honnête, si pur… Ce n'est pas par amour qu'on se marie, mais par devoir, c'est du moins mon avis.
Moi, je me serais bien mariée sans amour.
J'aurais épousé celui qui se serait présenté, n'importe qui, pourvu qu'il soit un honnête homme. Même un vieillard…

IRINA
J'attendais, je pensais que nous irions à Moscou, que j'y rencontrerais celui qui m'était destiné, je rêvais de lui, je l'aimais… Mais ce ne sont que des bêtises, bêtises…

OLGA (étreignant sa sœur.)
Ma chérie, ma merveilleuse petite sœur, je comprends tout. Quand le baron Nicolas Lvovitch, ayant quitté l'armée, est venu chez nous en civil, il m'a paru si laid que je me suis mise à pleurer. Il m'a demandé : "Pourquoi pleurez-vous ?" Comment le lui dire ? Mais si Dieu voulait que tu l'épouses, je serais heureuse.
Là, c'est autre chose, tout autre chose ! (Natacha, une bougie à la main, traverse la scène en silence, de droite à gauche.)

MACHA (s'asseyant.)
À la voir marcher, on dirait que c'est elle qui a mis le feu.

OLGA
Tu es bête, Macha. La plus bête de la famille, c'est toi. Tu voudras bien m'excuser. (Un temps.)

MACHA
Je veux me confesser à vous, mes sœurs chéries. C'est trop lourd. Je me confesserai, et puis, plus un mot, jamais, à personne… Je vais tout de suite vous dire… (Baissant la voix :)
C'est mon secret, mais vous devez tout savoir… Je ne peux plus me taire… (Un temps.)
J'aime, j'aime…
J'aime cet homme… Celui que vous venez de voir… Pourquoi le cacher ? Oui, j'aime Verchinine.

OLGA (derrière le paravent.)
Laisse ça. De toute façon, je n'entends pas.

MACHA
Qu'y faire ? (Elle se prend la tête dans les mains.)
Il m'a d'abord paru étrange, puis je l'ai plaint… puis je me suis mise à l'aimer, à l'aimer, pour sa voix, ses paroles, ses malheurs, ses deux petites filles.

OLGA (derrière le paravent.)
De toute façon, je n'entends pas. Quelles que soient les bêtises que tu dis, je n'entends rien.

MACHA
Ah ! c'est toi qui es bête, Olia. Je l'aime, tel est donc mon destin… Tel est mon sort… Et lui, il m'aime aussi. Ça fait peur, oui ? Ce n'est pas bien ? (Elle prend la main d'Irina et l'attire vers elle.)
Oh ! ma chérie… Comment allons-nous vivre, que va-t-on devenir ? Quand on lit un roman, tout paraît si simple, connu d'avance, mais lorsqu'on aime soi-même, on s'aperçoit que personne ne sait rien, que chacun doit décider pour soi… Mes chéries, mes petites sœurs… Je me suis confessée, et maintenant je ne dirai plus rien. Je serai comme le fou de Gogol… Silence…
Silence… (Entre André, suivi de Feraponte.)

ANDRÉ (irrité.)
Que me veux-tu ? Je ne comprends pas.

FERAPONTE (s'arrêtant à la porte, avec impatience.)
Je vous l'avais bien dit vingt fois, André Serguéevitch.

ANDRÉ
D'abord, pour toi, je ne suis pas André Serguéevitch, mais Votre Honneur !

FERAPONTE
C'est les pompiers, Votre Honneur, qui demandent la permission de passer par votre jardin pour aller à la rivière… Ils n'en finissent pas de faire des détours, autrement.

ANDRÉ
C'est bon. Dis-leur : c'est bon. (Feraponte sort.)
J'en ai assez, d'eux tous. Où est Olga ?(Olga sort de derrière le paravent.)
C'est toi que je cherche : donne-moi la clé de l'armoire, j'ai égaré la mienne. Tu as une toute petite clé. (Olga (lui tend la clé en silence. Irina va derrière son ) paravent. Un temps.)
Quel incendie terrible !
Mais le feu diminue maintenant. Que diable, Feraponte m'a irrité, je lui ai dit une bêtise…
Votre Honneur !… (Un temps.)
Pourquoi ne dis-tu rien, Olia ? (Un temps.)
Il serait temps de laisser tomber toutes ces bêtises, et de ne plus bouder ainsi, sans rime ni raison. Tu es là, Macha et Irina sont là, c'est parfait, expliquons-nous à fond, une fois pour toutes. Qu'avez-vous contre moi ?
Quoi ?

OLGA
Laisse ça, Andrioucha. On verra demain.(Nerveuse :)
Quelle nuit affreuse !ANDRÉ , très gêné.
Ne t'énerve pas. Je vous demande, très calmement : qu'avez-vous contre moi ?
Répondez franchement.

VERCHININE (off en coulisse.)
Tam-tam-tam !

MACHA (debout, élevant la voix.)
Tra-ta-ta ! (À Olga :)
Adieu, Olia, que Dieu te garde. (Elle va derrière le paravent, embrasse Irina.)
Dors bien. Adieu, André. Va-t-en, elles sont fatiguées… tu t'expliqueras demain. (Elle sort.)

OLGA
Oui, Andrioucha, remettons ça à demain. (Elle va derrière le paravent.)
Il est temps de dormir.

ANDRÉ
Je vais tout vous dire, et puis je m'en irai.
Tout de suite… Premièrement, vous avez quelque chose contre Natacha, ma femme, je l'ai remarqué dès le jour de notre mariage. Natacha est un être bon et honnête, franc et noble, c'est mon opinion. J'aime ma femme, je l'estime, vous comprenez, je l'estime, et je veux que les autres l'estiment aussi. Je vous le répète, c'est une femme honnête et noble, et tous vos désagréments, excusez-moi, ne sont que de simples caprices. (Un temps.)
Deuxièmement, on dirait que vous êtes fâchées parce que je ne suis pas devenu professeur, que je ne me consacre pas à la science. Mais je travaille au Zemstvo, je suis membre du Conseil de Zemstvo, et je trouve que ce service est aussi sacré, aussi élevé que celui de la science. Je suis membre du conseil, et j'en suis fier, si vous voulez le savoir… (Un temps.)
Troisièmement… J'ai encore autre chose à vous dire… J'ai hypothéqué la maison sans vous en demander l'autorisation, je me reconnais coupable… je vous prie de me pardonner. Ce sont mes dettes… trente-cinq mille… Je ne joue plus aux cartes, il y a longtemps que j'ai renoncé au jeu… mais ma grande excuse, c'est que vous autres, les filles, vous touchez une pension, tandis que moi… aucun revenu… pour ainsi dire… (Un temps.)

KOULYGUINE (sur le seuil.)
Macha n'est pas ici ? (Inquiet :)
Mais où est- elle ? C'est étrange. (Il sort.)

ANDRÉ
Elles ne m'écoutent pas. Natacha est une femme excellente, très honnête. (Il arpente la scène, puis s'arrête.)
Quand je me suis marié, j'ai cru que nous serions tous heureux… tous… Mais, mon Dieu… (Il pleure.)
Mes chéries, mes sœurs, ne me croyez pas, non, ne me croyez pas… (Il sort.)
KOULYGUINE , à la porte, inquiet.
Où est Macha ? Macha n'est pas ici ? Comme c'est étrange ! (Il sort. On entend le tocsin. La scène est vide.)

IRINA (derrière le paravent.)
Olia ! Qui est-ce qui frappe au plancher ?

OLGA
C'est le docteur Ivan Romanytch. Il est ivre.

IRINA
Quelle nuit angoissante ! (Un temps.)
Olia !(Elle sort la tête de derrière le paravent.)
Tu l'as entendu dire ? On nous retire la brigade, on va l'envoyer très loin d'ici.

OLGA
Ce ne sont que des bruits.

IRINA
Alors nous resterons toutes seules… Olia !

OLGA
Eh bien ?

IRINA
Ma chérie, ma gentille, j'estime, j'apprécie le baron, c'est un homme excellent, je veux bien l'épouser, j'y consens, seulement, allons à Moscou ! Je t'en supplie, allons-y ! Moscou, c'est ce qu'il y a de mieux au monde ! Partons, Olia !
Partons !

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