Acte I



(La maison des Prozorov. Un salon à colonnades, derrière lesquelles on aperçoit une grande salle. Il est midi ; dehors, temps gai, ensoleillé. Dans la salle, on dresse la table pour le déjeuner. Olga, vêtue de l'uniforme bleu des professeurs de lycée de jeunes filles, ne cesse de corriger des cahiers d'élèves, debout, ou en marchant. Macha, en noir, est assise, et lit, son chapeau sur les genoux, Irina en robe blanche, est debout ; elle rêve.)

OLGA
Notre père est mort, il y a juste un an aujourd'hui, le cinq mai, le jour de ta fête, Irina.
Il faisait très froid, il neigeait. Je croyais ne jamais m'en remettre ; et toi, tu étais étendue, sans connaissance, comme une morte. Mais un an a passé, et voilà, nous pouvons nous en souvenir sans trop de peine, tu es en blanc, et ton visage rayonne… (La pendule sonne douze coups.)
La pendule avait sonné ainsi. (Un temps.)
Je me souviens, quand on a emporté le cercueil, la musique jouait, et au cimetière on a tiré des salves. Il était général de brigade, et pourtant, bien peu de gens derrière son cercueil. Il est vrai qu'il pleuvait. Une pluie violente, et de la neige.

IRINA
Pourquoi réveiller ces souvenirs ! (Derrière les colonnades, dans la salle, près de la table, apparaissent le baron Touzenbach, Tchéboutykine et Soliony.)

OLGA
Aujourd'hui il fait chaud, on peut laisser les fenêtres grandes ouvertes, mais les bouleaux n'ont pas encore de feuilles. Nommé général de brigade, notre père avait quitté Moscou, avec nous tous, il y a onze ans de cela, mais je m'en souviens parfaitement. À cette époque, au début de mai, à Moscou, il fait bon, tout est en fleurs, inondé de soleil. Onze ans déjà, mais je me rappelle tout parfaitement, comme si cela datait d'hier. Mon Dieu ! Ce matin, au réveil, j'ai vu ces flots de lumière, j'ai vu le printemps, mon cœur s'est rempli de joie et du désir passionné de revenir dans ma ville natale.

TCHÉBOUTYKINE
Cours toujours !

TOUZENBACH
Bien sûr, ce sont des bêtises ! (Macha, qui rêve sur son livre, sifflote doucement une chanson.)

OLGA
Ne siffle pas, Macha. Comment peux-tu siffler ! (Un temps.)
À force d'aller au lycée tous les jours et de donner des leçons jusqu'au soir, j'ai un mal de tête continuel, et des pensées de vieille femme. C'est vrai, depuis quatre ans, depuis que j'enseigne au lycée, je sens mes forces et ma jeunesse me quitter goutte à goutte, jour après jour. Seul un rêve grandit et se précise en moi…

IRINA
Partir pour Moscou ! Vendre cette maison, liquider tout, et partir…

OLGA
Oui ! Aller à Moscou, vite, très vite. (Tchéboutykine et Touzenbach rient.)

IRINA
Notre frère deviendra sans doute professeur de faculté, de toute façon, il ne voudra pas rester ici.
Le seul obstacle, c'est notre pauvre Macha.

OLGA
Macha viendra passer tous les étés à Moscou. (Macha sifflote doucement.)

IRINA
Si Dieu le veut, tout s'arrangera. (Elle regarde par la fenêtre.)
Il fait beau aujourd'hui. Je ne sais pourquoi, j'ai le cœur si léger. Ce matin, je me suis rappelé que c'était ma fête : et brusquement, une immense joie, toute mon enfance, quand maman vivait encore… Quelles merveilleuses pensées tout à coup, quelles pensées !

OLGA
Aujourd'hui tu es rayonnante, incroyablement embellie. Macha aussi est belle. André serait bien, mais il a trop grossi, cela ne lui va pas. Moi, j'ai vieilli, j'ai beaucoup maigri, c'est toutes ces colères contre les filles au lycée. Mais aujourd'hui, je suis libre, je peux rester chez moi, la tête ne me fait pas mal, et je me sens plus jeune qu'hier. Je n'ai que vingt-huit ans, après tout.
Tout est bien, tout vient de Dieu, mais il me semble que si j'étais mariée, si je restais à la maison, ça vaudrait mieux… (Un temps.)
J'aurais aimé mon mari.

TOUZENBACH (à Soliony.)
Vous ne dites que des bêtises, je ne peux plus vous écouter. (Il vient au salon.)
J'ai oublié de vous dire : vous aurez aujourd'hui la visite de Verchinine, notre nouveau commandant de batterie. (Il s'assoit au piano.)

OLGA
Eh bien ? C'est parfait !

IRINA
Il est vieux ?

TOUZENBACH
Non, pas trop. Quarante, quarante-cinq ans. (Il joue doucement.)
Un brave homme, je crois.
Certainement pas bête. Mais bavard.

IRINA
Un homme intéressant ?

TOUZENBACH
Oui, assez. Seulement, il a une femme, une belle-mère, et deux fillettes. Et puis, c'est son second mariage. Ici, partout où il fait des visites, il raconte qu'il a une femme et deux filles. Vous l'apprendrez aussi. Sa femme et un peu folle, elle porte une longue natte de jeune fille, elle parle avec emphase, tient des propos philosophiques pour embêter son mari. Moi, il y a longtemps que j'aurais fui un tel numéro, mais lui prend son mal en patience, et se contente de se plaindre.

SOLIONY (qui vient de la salle avec Tchéboutykine.)
D'une seule main je ne peux soulever que trente kilos, mais des deux, quatre-vingts, et jusqu'à quatre-vingt-quinze. Conclusion : deux hommes sont plus forts qu'un seul, non seulement deux fois, mais trois, peut-être davantage.T

TCHÉBOUTYKINE (lit son journal tout en marchant.)
Contre la chute des cheveux : prendre dix grammes de naphtaline pour un demi-litre d'alcool, faire fondre et appliquer tous les jours.(Il prend des notes dans son carnet.)
Notons cela ! (À Soliony :)
Donc, comme je vous disais, vous enfoncez dans une bouteille un petit bouchon traversé par un tube de verre. Puis vous prenez une petite pincée d'alun, tout ce qu'il y a de plus ordinaire…

IRINA
Ivan Romanytch, mon cher Ivan Romanytch !

TCHÉBOUTYKINE
Hé quoi, ma petite fille, ma joie ?

IRINA
Dites-moi pourquoi je suis si heureuse aujourd'hui ? Comme si j'avais des voiles, et qu'au-dessus de moi s'étalait un ciel bleu, sans fin, où planeraient de grands oiseaux blancs.
Pourquoi ?

TCHÉBOUTYKINE (lui baisant les deux mains, avec tendresse.)
Mon oiseau blanc…

IRINA
Ce matin, une fois debout, et lavée, il m'a semblé brusquement que tout devenait clair, que je savais comment il faut vivre. Cher Ivan Romanytch, je sais tout. Tout homme doit travailler, peiner, à la sueur de son front, là est le sens et le but unique de sa vie, son bonheur, sa joie. Heureux l'ouvrier qui se lève à l'aube et va casser des cailloux sur la route, ou le berger, ou l'instituteur qui fait la classe aux enfants ou le mécanicien qui travaille au chemin de fer… Mon Dieu, s'il n'était question que des hommes ! Mais ne vaut-il pas mieux être un bœuf, un cheval, oui, tout bonnement, plutôt qu'une jeune femme qui se réveille à midi, prend son café au lit et passe deux heures à sa toilette ?… Oh ! c'est affreux.
J'ai envie de travailler comme on a envie de boire, quand il fait très chaud. Et si je ne me lève pas de bonne heure, si je continue à ne rien faire, retirez-moi votre amitié, Ivan Romanytch.

TCHÉBOUTYKINE (avec tendresse.)
Mais oui, c'est promis…

OLGA
Père nous avait habitués à nous lever à sept heures. Irina se réveille encore à sept heures, mais elle reste au lit jusqu'à neuf, à rêvasser… Et l'air qu'elle prend alors, est d'une gravité !… (Elle rit.)

IRINA
Pour toi je suis toujours une petite fille, tu t'étonnes de me voir grave. J'ai vingt ans !

TOUZENBACH
Cette soif de travail, oh ! mon Dieu, comme je la comprends ! Je n'ai jamais travaillé. Je suis né à Pétersbourg, ville froide et oisive, dans une famille qui n'a jamais connu ni peine ni souci. Je me rappelle, quand je rentrais à la maison, du Corps des Cadets, un laquais retirait mes bottes, et moi, je faisais des caprices, sous le regard admiratif de ma mère, stupéfaite que tout le monde ne soit pas émerveillé comme elle. On m'a épargné tout travail, mais cela va-t-il durer ?
J'en doute ! J'en doute ! L'heure a sonné, quelque chose d'énorme avance vers nous, un bon, un puissant orage se prépare, il est proche, et bientôt la paresse, l'indifférence, les préjugés contre le travail, l'ennui morbide de notre société, tout sera balayé. Je vais travailler, et dans vingt- cinq ou trente ans, tous les hommes travailleront.
Tous !

TCHÉBOUTYKINE
Pas moi.

TOUZENBACH
Vous ne comptez pas.

SOLIONY
Dans vingt-cinq ans, grâce à Dieu, il y aura belle lurette que vous serez mort ; d'un coup de sang, dans deux ou trois ans, ou bien c'est moi qui perdrai patience et vous logerai une balle dans le front, mon ange. (Il tire de sa poche un flacon de parfum et s'en asperge la poitrine et les mains.)

TCHÉBOUTYKINE (en riant.)
C'est vrai, je n'ai jamais rien fichu. Depuis que j'ai quitté l'Université, je n'ai pas remué le petit doigt, pas lu un seul livre, rien que des journaux. (Il tire un autre journal de sa poche.)
Voilà… Je sais d'après les journaux qu'un certain Dobrolioubov a existé, mais qu'a-t-il écrit ?
Aucune idée… Dieu le sait… (On entend frapper au plafond de l'étage inférieur.)
Voilà… On m'appelle en bas, quelqu'un m'attend… Je reviens tout de suite… (Il sort en hâte en lissant sa barbe.)

IRINA
Il a encore inventé quelque chose.

TOUZENBACH
Oui. Quel air solennel… Sans doute un cadeau pour vous.

IRINA
Que c'est pénible !

OLGA
Oui, c'est affreux. Il ne fait que des bêtises.

MACHA
"Au bord de l'anse, un chêne vert, autour du chêne, une chaîne d'or"… (Elle se lève en chantonnant doucement.)

OLGA
Tu n'es pas gaie aujourd'hui, Macha. (Macha met son chapeau tout en chantonnant.)
Où vas- tu ?

MACHA
À la maison.

IRINA
En voilà une idée !…

TOUZENBACH
Partir ainsi un jour de fête !

MACHA
Tant pis. Je reviendrai ce soir. Au revoir, ma douce… (Elle embrasse Irina.)
Je te souhaite une fois de plus santé et bonheur… Du temps de notre père, un jour de fête, il venait jusqu'à trente ou quarante officiers chez nous, quelle animation, mais aujourd'hui, il n'y a qu'une personne et demie, et tout est calme, un vrai désert. Je vais partir… J'ai un gros cafard aujourd'hui, je ne suis pas gaie, il ne faut pas faire attention. (Riant à travers les larmes :)
Nous bavarderons plus tard, pour l'instant, adieu, ma chérie, j'irai n'importe où…

IRINA (mécontente.)
Voyons, qu'est-ce que tu as ?…

OLGA (à travers les larmes.)
Je te comprends, Macha.

SOLIONY
Quand un homme se met à philosopher, cela donne de la philosophistique, ou de la sophistique, si vous voulez ; mais si c'est une ou deux femmes, alors ça tombe dans le "tire-moi- par-le-doigt…"

MACHA
Que voulez-vous dire, homme effrayant ?

SOLIONY
Rien du tout. "Il n'eut pas le temps de dire oh ! que l'ours lui sauta sur le dos."

MACHA (à Olga, avec colère.)
Cesse de chialer ! (Entrent Anfissa et Feraponte, qui porte une tarte.)

ANFISSA
Par ici, mon petit père. Entre, tu as les pieds propres. (À Irina :)
C'est de la part du conseil de Zemstvo, de M. Protopopov, Mikhaïl Ivanytch…Une tarte.

IRINA
C'est bon. Remercie-le de ma part. (Elle prend la tarte.)

FERAPONTE
Comment ?

IRINA (plus fort.)
Remercie-le.

OLGA
Ma petite nounou, donne-lui du pâté. Va, Feraponte, on te donnera du pâté.

FERAPONTE
Comment ?

ANFISSA
Viens, mon petit père, viens, Feraponte Spiridonytch. Viens avec moi. (Anfissa et Feraponte sortent.)

MACHA
Je n'aime pas ce Protopopov, Mikhaïl Potapytch ou Ivanytch, je ne sais plus. Il ne faut pas l'inviter.

IRINA
Mais je ne l'ai pas invité.

MACHA
Tu as bien fait. (Entre Tchéboutykine, suivi d'un soldat qui porte un samovar en argent. Murmure d'étonnement et de réprobation.)

OLGA (se couvre le visage de ses deux mains.)
Un samovar ! C'est affreux ! (Elle va dans la salle.)

IRINA
Ivan Romanytch, mon ami, qu'avez-vous fait ?

TOUZENBACH (en riant.)
Qu'est-ce que je vous avais dit ?

MACHA
Ivan Romanytch, vous devriez avoir honte !

TCHÉBOUTYKINE
Mes chéries, mes bonnes petites filles, je n'ai que vous, vous êtes ce que j'ai de plus cher au monde. J'aurai bientôt soixante ans, je suis un vieillard, un vieillard solitaire et misérable… Cet amour pour vous, c'est tout ce qu'il y a de bon en moi ; sans vous, il y a longtemps que je ne serais plus de ce monde… (À Irina :)
Ma chérie, mon enfant, je vous connais depuis que vous êtes née, je vous ai portée dans mes bras… j'aimais votre pauvre maman…

IRINA
Mais pourquoi des cadeaux aussi coûteux ?

TCHÉBOUTYKINE (mi-ému, mi-fâché.)
Des cadeaux aussi coûteux… Laissez-moi tranquille, vous ! (Au soldat :)
Porte le samovar dans la salle. (L'ordonnance emporte le samovar.)
Des cadeaux aussi coûteux !

ANFISSA (traversant le salon.)
Mes petites, il y a là un colonel que nous ne connaissons pas. Il a déjà enlevé son manteau, mes chéries, il arrive. Irinouchka, sois gentille avec lui, sois bien polie… (En sortant :)
Il est grand temps de se mettre à table… Seigneur…

TOUZENBACH
Ce doit être Verchinine. (Entre Verchinine.)
Le colonel Verchinine.

VERCHININE (à Macha et Irina.)
Permettez-moi de me présenter : Verchinine.
Je suis très très content d'être enfin chez vous. Mais comme vous voilà changées. Oh !

IRINA
Asseyez-vous, je vous prie. Nous sommes très heureuses…

VERCHININE (gaiement.)
Que je suis content, que je suis content ! Vous êtes bien trois sœurs, n'est-ce pas ? Je me rappelle trois petites filles. Vos visages, non, aucun souvenir, mais je sais parfaitement que votre père, le colonel Prozorov, avait trois petites filles, que j'ai vues de mes propres yeux. Comme le temps file ! Oh ! là, là, comme il file !

TOUZENBACH
Alexandre Ignatievitch vient de Moscou.

IRINA
De Moscou ? Vous venez de Moscou ?

VERCHININE
Mais oui. Votre père y commandait une batterie, j'étais officier dans la même brigade. (À Macha :)
Tiens, il me semble que je vous reconnais un peu.

MACHA
Moi je ne vous reconnais pas du tout.

IRINA
Olia ! Olia ! (Plus fort :)
Olia, viens vite !(Olga vient de la salle.)
Tu ne sais pas ? Le colonel Verchinine vient de Moscou.

VERCHININE
Ainsi vous êtes Olga Serguéevna, l'aînée. Et vous, Maria. Et vous, Irina, la cadette…

OLGA
Vous êtes de Moscou ?

VERCHININE
Oui. C'est à Moscou que j'ai fait mes études, et commencé mon service ; j'y suis resté assez longtemps, enfin on m'a nommé commandant de batterie, ici même, et me voilà, comme vous voyez. À vrai dire, je ne me souviens pas bien de vous, je sais seulement que vous étiez trois sœurs, voilà tout. Mais j'ai gardé un souvenir très précis de votre père, il me suffit de fermer les yeux pour le voir. J'allais souvent chez vous, à Moscou…

OLGA
Moi qui croyais me souvenir de tout le monde…

VERCHININE
Je m'appelle Alexandre Ignatievitch.

IRINA
Alexandre Ignatievitch, vous êtes de Moscou…
Quelle surprise !

OLGA
C'est que nous allons y retourner.

IRINA
Nous pensons y être à l'automne… C'est notre ville, nous y sommes nées… Dans la rue Vieille- Bassmannaïa… (Toutes les deux rient de bonheur.)

MACHA
En voilà une surprise, de rencontrer un compatriote ! (Avec vivacité :)
Maintenant, oui, ça y est ! Tu te rappelles, Olia, on l'appelait chez nous le "commandant amoureux". Vous étiez lieutenant, et amoureux, alors pour vous taquiner, on vous appelait "commandant", Dieu sait pourquoi…

VERCHININE (en riant.)
Voilà ! Voilà ! Le "commandant amoureux" ! C'est exact…

MACHA
Vous ne portiez alors que la moustache… Oh ! comme vous avez vieilli ! (À travers les larmes :)
Comme vous avez vieilli !

VERCHININE
Oui, quand on m'appelait le "commandant amoureux", j'étais encore jeune, j'étais amoureux. Ce n'est plus la même chose.

OLGA
Mais vous n'avez pas un seul cheveu gris.
Vous avez vieilli, mais vous n'êtes pas encore vieux.

VERCHININE
J'ai pourtant quarante-deux ans bien sonnés. Il y a longtemps que vous avez quitté Moscou ?

IRINA
Onze ans. Pourquoi pleures-tu, Macha ?
Quelle sotte… (À travers les larmes :)
Pour un peu, j'en ferais autant…

MACHA
Ce n'est rien. Où habitiez-vous ?

VERCHININE
La rue Vieille-Bassmannaïa.

OLGA
Mais nous aussi…

VERCHININE
J'ai aussi habité la Rue-Allemande, et de là, j'allais à pied à la Caserne-Rouge. Je passais sur un pont lugubre, et quand on est seul, rien qu'à entendre l'eau clapoter, cela vous rend bien triste.(Un temps.)
Mais ici, il y a une rivière si large, si abondante. Une rivière merveilleuse !

OLGA
Oui, mais il fait froid. Il fait froid, et c'est plein de moustiques…

VERCHININE
Allons donc ! C'est un climat très sain, très bon, un climat slave. Il y a la forêt, la rivière… et des bouleaux. Chers et modestes bouleaux, mes arbres préférés. Il fait bon vivre ici. Seule chose curieuse, la gare se trouve à vingt verstes de la ville. Et personne ne sait pourquoi.

SOLIONY
Si, moi. (Tous le regardent.)
Si la gare était près, elle ne serait pas loin, mais comme elle est loin, elle n'est pas près. (Un silence embarrassé.)

TOUZENBACH
Ce Vassili Vassilievitch, quel plaisantin !

OLGA
Maintenant, je vous ai reconnu. Je me souviens de vous.

VERCHININE
J'ai connu votre mère.

TCHÉBOUTYKINE
Elle était si bonne, Dieu ait son âme.

IRINA
Maman est enterrée à Moscou.

OLGA
Au cimetière des Nouvelles-Vierges…

MACHA
Dire que je commence à oublier son visage.
C'est ainsi qu'on ne se souviendra plus de nous.
On nous oubliera.

VERCHININE
Oui, on nous oubliera. C'est notre sort, rien à faire. Un temps viendra où tout ce qui nous paraît essentiel et très grave sera oublié, ou semblera futile. (Un temps.)
Curieux, mais il nous est impossible de savoir aujourd'hui ce qui sera considéré comme élevé et grave, ou comme insignifiant et ridicule. Les découvertes de Copernic, ou, disons, de Christophe Colomb, n'ont-elles pas d'abord paru inutiles et risibles, alors qu'on ne cherchait la vérité que dans les phrases alambiquées d'un quelconque original ? Il est possible que cette vie que nous acceptons sans mot dire paraisse un jour étrange, stupide, malhonnête, peut-être même coupable…

TOUZENBACH
Qui sait ? Peut-être aussi la dira-t-on pleine de grandeur, en parlera-t-on avec estime ?
Aujourd'hui, il n'y a plus de tortures, plus d'exécutions, plus d'invasions, mais cependant, que de souffrances encore !

SOLIONY (d'une voix de fausset.)
Petits, petits, petits ! Le baron se passerait de manger, pourvu qu'on le laisse philosopher.

TOUZENBACH
Vassili Vassilievitch, je vous prie de me laisser tranquille… (Il change de siège.)
Vous m'ennuyez, à la fin.

SOLIONY (d'une voix de fausset.)
Petits, petits, petits…

TOUZENBACH
Les souffrances qu'on observe aujourd'hui, et comme il y en a ! prouvent tout de même que la société a moralement évolué.

VERCHININE
Oui, oui, vous avez raison.

TCHÉBOUTYKINE
Vous venez de dire, baron, qu'on accordera de la grandeur à notre vie ; pourtant les gens sont bien petits… (Il se lève.)
Voyez comme je suis petit. Parler de la grandeur de ma vie, c'est une façon de me consoler, voilà tout. (On entend jouer du violon dans les coulisses.)

MACHA
C'est André, notre frère, qui joue.

IRINA
André est notre savant. Il sera sans doute professeur de faculté. Papa était militaire, mais son fils a choisi la carrière universitaire.

MACHA
Comme papa le souhaitait.

OLGA
Nous l'avons beaucoup taquiné aujourd'hui.
Je crois qu'il est un peu amoureux.

IRINA
D'une demoiselle d'ici. Elle viendra sans doute nous voir aujourd'hui.

MACHA
Comme elle s'arrange, mon Dieu ! Ses toilettes ne sont ni laides ni démodées, non, mais tout simplement lamentables. Une jupe étrange, d'un jaune voyant, ornée d'une frange ridicule, et un chemisier rouge !… Et ses joues, qui brillent à force d'être astiquées ! André n'est pas amoureux d'elle, non, c'est impossible, il a tout de même du goût, il veut seulement nous taquiner. Hier on m'a dit qu'elle allait épouser Protopopov, le président du Conseil du Zemstvo. C'est parfait…(Elle se tourne vers une porte et appelle :)
André, viens ! Juste une minute, mon chéri ! (Entre André.)

OLGA
Voilà mon frère, André Serguéevitch.

VERCHININE
Verchinine.

ANDRÉ
Prozorov. (Il essuie son visage en sueur.)
Vous êtes le nouveau commandant de batterie ?

OLGA
Rends-toi compte, Alexandre Ignatievitch est de Moscou !

ANDRÉ
Vraiment ? Alors je vous félicite : vous n'aurez plus la paix avec mes petites sœurs.

VERCHININE
C'est moi qui ai déjà eu le temps de les lasser.

IRINA
Regardez ce petit cadre qu'André m'a offert aujourd'hui. (Elle lui montre un cadre.)
C'est lui qui l'a découpé.

VERCHININE (regardant le cadre et ne sachant que dire.)
Oui… C'est un objet…

IRINA
Et celui-là, là-bas, au-dessus du piano, c'est encore lui. (André s'écarte en faisant un geste de la main.)

OLGA
Il est savant, il joue du violon, il sait découper toutes sortes de petites choses, bref il a tous les talents. André ne t'en va pas ! Quelle manie de toujours te sauver ! Viens ici. (Macha et Irina le prennent par le bras et le ramènent en riant.)

MACHA
Viens ici. Viens !

ANDRÉ
Laissez-moi, je vous en prie.

MACHA
Qu'il est drôle ! Autrefois, on appelait Alexandre Ignatievitch "le commandant amoureux", il ne se fâchait pas du tout.

VERCHININE
Nullement !

MACHA
Eh bien, moi, je vais t'appeler : "le violoniste amoureux".

IRINA
Ou le professeur amoureux.

OLGA
Il est amoureux ! Andrioucha est amoureux !

IRINA (applaudissant.)
Bravo ! Bravo ! Bis ! Andrioucha est amoureux !

TCHÉBOUTYKINE (s'approche d'André par-derrière et lui entoure la taille de ses deux mains.)
"La nature ne nous a créés que pour l'amour." (Il éclate de rire ; il n'a pas lâché son journal.)

ANDRÉ
Voyons, assez, assez… (Il s'essuie le visage.)
Je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, je ne suis pas dans mon assiette, comme on dit. J'ai lu jusqu'à quatre heures du matin, puis je me suis couché, mais pas moyen de dormir. J'ai pensé à ceci, à cela ; l'aube se lève tôt maintenant et le soleil s'est engouffré dans ma chambre. Cet été, puisque je reste ici, j'ai l'intention de traduire de l'anglais.

VERCHININE
Vous connaissez l'anglais ?

ANDRÉ
Oui. Notre père, que Dieu ait son âme, nous a forcés à nous instruire. C'est peut-être ridicule et bête, mais j'avoue que depuis sa mort, j'ai grossi en un an comme si mon corps avait été libéré d'un joug. C'est grâce à mon père que mes sœurs et moi, nous connaissons le français, l'allemand et l'anglais ; Irina sait même l'italien. Mais que d'efforts pour en arriver là !

MACHA
Savoir trois langues dans une ville pareille, c'est du luxe. Une espèce d'excroissance absurde, un sixième doigt. Nous savons beaucoup de choses inutiles.

VERCHININE
Quelle drôle d'idée ! (Il rit.)
Vous savez trop de choses inutiles ! Mais un être intelligent et instruit n'est jamais de trop, où qu'il soit, même dans une ville ennuyeuse et morne. Admettons qu'il n'y ait que trois êtres comme vous, parmi les cent mille habitants de cette ville arriérée et grossière, je vous l'accorde. Vous ne pourrez certes pas vaincre les masses obscures qui vous entourent ; vous allez céder peu à peu, vous perdre dans cette immense foule, la vie va vous étouffer, mais vous ne disparaîtrez pas sans laisser de traces ; après vous, six êtres de votre espèce surgiront peut-être, puis douze, et ainsi de suite, jusqu'à ce que vos pareils constituent la majorité. Dans deux ou trois cents ans, la vie sur terre sera indiciblement belle, étonnante.
L'homme a besoin d'une telle vie ; il doit la pressentir, l'attendre, en rêver… s'y préparer. Et pour cela, voir davantage, être plus instruit que ses père et grand-père. (Il rit.)
Et vous qui vous plaignez de savoir trop de choses !…

MACHA (enlève son chapeau.)
Je reste déjeûner.

IRINA (avec un soupir.)
Vraiment, tout ça mérite d'être noté… (André s'est éclipsé discrètement.)

TOUZENBACH
Vous dites que dans beaucoup d'années la vie sera merveilleuse, étonnante. C'est vrai. Mais pour y participer dès maintenant, fût-ce de loin, il faudrait se préparer, travailler…

VERCHININE (se levant.)
Oui. Dites, vous en avez des fleurs ! (Jetant un regard autour de lui :)
Et quel bel appartement ! Je vous envie. Moi j'ai traîné toute ma vie dans des petites pièces, avec deux chaises, un divan, et des cheminées qui fumaient. Des fleurs comme celles-ci, voilà ce qui m'a toujours manqué… (Il se frotte les mains.)
Enfin…

TOUZENBACH
Oui, il faut travailler. Vous devez vous dire voilà un Allemand sentimental. Mais je suis Russe, parole d'honneur ; je ne parle même pas l'allemand. Mon père est orthodoxe… (Un temps.)

VERCHININE (arpentant la scène.)
Je me dis souvent : si l'on pouvait recommencer sa vie, une bonne fois, consciemment ? Si cette vie que nous avons n'était, pour ainsi dire, qu'un brouillon, et l'autre, une copie propre ? Je pense que chacun de nous tenterait alors de ne pas se répéter, ou tout au moins créerait une autre ambiance, un appartement comme le vôtre, par exemple, inondé de lumière, plein de fleurs… Moi, j'ai une femme, deux fillettes, ma femme n'est pas en bonne santé, etc., etc…. Eh bien, si c'était à refaire, je ne me marierais pas… Oh ! non ! (Entre Koulyguine, en uniforme de professeur.)
KOULYGUINE , s'approchant d'Irina.
Ma chère sœur, permets-moi de te féliciter, et de te présenter mes vœux sincères et cordiaux de santé et de tout ce que peut désirer une jeune fille de ton âge. Et aussi, de t'offrir ce petit livre. (Il lui tend un livre.)
C'est l'histoire de notre lycée depuis cinquante ans. Un livre sans importance, que j'ai écrit par désœuvrement, mais lis-le tout de même. Bonjour tout le monde ! (À Verchinine :)
Koulyguine, professeur au lycée.(À Irina :)
Tu y trouveras la liste de tous ceux qui ont terminé leurs études dans notre lycée, depuis cinquante ans. Feci quod potui, faciant meliora potentes… (Il embrasse Macha.)

IRINA
Mais tu m'as donné le même à Pâques !

KOULYGUINE (en riant.)
Pas possible ? Dans ce cas, rends-le moi, ou non, bien mieux, donne-le au colonel. Tenez, mon colonel. Vous le lirez, quand vous n'aurez rien à faire.

VERCHININE
Je vous remercie. (Il s'apprête à partir.)
Je suis extrêmement heureux d'avoir fait votre connaissance…

OLGA
Vous partez ? Oh ! non ! Non !

IRINA
Vous resterez déjeuner. Restez, s'il vous plaît !

OLGA
Je vous en prie !

VERCHININE (salue.)
Il me semble que je suis tombé chez vous un jour de fête. Excusez-moi, je l'ignorais, je ne vous ai pas présenté mes vœux… (Il suit Olga dans la salle.)

KOULYGUINE
Aujourd'hui, mes amis, c'est dimanche, jour de repos, donc, reposons-nous, amusons-nous, chacun selon son âge et sa situation. Pendant l'été, il faudra enlever les tapis, et les ranger jusqu'à l'hiver. Mettre de la poudre de Perse ou de la naphtaline… Les Romains se portaient bien, car ils savaient travailler, et aussi se reposer, mens sana in corpore sano. Leur vie épousait des formes précises. Notre directeur dit, "L'essentiel, en toute vie, c'est la forme"… Ce qui perd sa forme est condamné, ceci étant également vrai pour la vie quotidienne. (Il enlace en riant la taille de Macha.)
Macha m'aime. Ma femme m'aime… Et les rideaux de fenêtres rejoindront les tapis… Aujourd'hui, je suis gai, d'une humeur épatante. Macha, à quatre heures, nous devons aller chez le directeur. On a prévu une excursion, pour les professeurs et leur famille.

MACHA
Je n'irai pas.

KOULYGUINE (chagriné.)
Ma gentille Macha, pourquoi ?

MACHA
Nous en reparlerons. (Avec colère :)
Bon, oui, j'irai, mais laisse-moi tranquille, je t'en prie. (Elle s'éloigne.)
KOULYGUINE Nous passerons la soirée chez le directeur.
Malgré sa mauvaise santé, il s'efforce avant tout d'être sociable. Un homme excellent, une personnalité lumineuse. Hier, après la réunion, il m'a dit : "Je suis fatigué, Fédor Kouzmitch. Je suis fatigué." (Il regarde la pendule, puis consulte sa montre.)
Votre pendule avance de sept minutes. "Oui", m'a-t-il dit, "je suis fatigué." (On joue du violon derrière la scène.)

OLGA
Mes amis, à table, je vous en prie. Il y a du pâté !
KOULYGUINE Ah ! ma chère, ma chère Olga ! Hier j'ai travaillé du matin jusqu'à onze heures du soir, j'étais éreinté, mais aujourd'hui, je me sens heureux. (Il va dans la salle.)
Ma chère Olga…

TCHÉBOUTYKINE (met le journal dans sa poche et lisse sa barbe.)
Il y a du pâté en croûte ? Parfait !

MACHA (à Tchéboutykine, sévèrement.)
Mais attention : pas question de boire, aujourd'hui. Compris ? Ça ne vous vaut rien.

TCHÉBOUTYKINE
Mais c'est fini, voyons. Deux ans que je n'ai pas eu de crise d'alcoolisme. (Avec impatience :)
Et puis, ma petite mère, quelle importance ?

MACHA
C'est égal, je vous défends de boire. Interdit ! (Avec colère, mais baissant la voix pour que son )
mari n'entende pas : Passer encore une soirée assommante chez le directeur ! Que le diable les emporte !

TOUZENBACH
À votre place, je n'irais pas. Tout simplement.

TCHÉBOUTYKINE
Oui, ma douce, n'y allez pas.

MACHA
Ah ! oui, n'y allez pas… Quelle vie maudite, insupportable… (Elle va dans la salle.)

TCHÉBOUTYKINE (la suivant.)
Voyons, voyons…

SOLIONY (allant dans la salle.)
Petits, petits, petits…

TOUZENBACH
Suffit, Vassili Vassilievitch ! assez !

SOLIONY
Petits, petits, petits…

KOULYGUINE (gaiement.)
À la vôtre, mon colonel ! Je suis professeur, et ici, dans cette maison, je suis chez moi. Je suis le mari de Macha… Elle est bonne, Macha, elle est très bonne.

VERCHININE
J'aimerais goûter de cette vodka foncée. (Il boit.)
À la vôtre. (À Olga :)
Je suis si bien chez vous ! (Au salon, Irina et Touzenbach, seuls.)

IRINA
Macha est de mauvaise humeur aujourd'hui.
Elle s'est mariée à dix-huit ans, elle le croyait alors supérieurement intelligent. Ce n'est plus la même chanson. C'est le meilleur des hommes, oui, mais pour l'intelligence…

OLGA (avec impatience.)
André, enfin, veux-tu venir ?

ANDRÉ (derrière la scène.)
J'arrive. (Il entre et va vers la table.)

TOUZENBACH
À quoi pensez-vous ?

IRINA
À rien. Je n'aime pas votre Soliony, il me fait peur. Il ne dit que des bêtises.

TOUZENBACH
C'est un homme étrange. À la fois pitoyable et irritant, mais surtout pitoyable. Je crois qu'il est timide… Quand nous sommes seuls, il lui arrive d'être très intelligent, très aimable, mais en société, il devient grossier, agressif. Restez ici, pendant qu'ils se mettent à table. Permettez-moi d'être près de vous. À quoi pensez-vous ? (Un temps.)
Vous avez vingt ans, moi pas encore trente. Que d'années devant nous, quelle longue suite de jours, pleins de mon amour pour vous…

IRINA
Nicolas Lvovitch, ne me parlez pas d'amour.

TOUZENBACH (sans l'écouter.)
J'ai une telle soif de vie, de lutte, de travail, et dans mon cœur, elle se confond avec mon amour pour vous, Irina. Comme par un fait exprès, vous êtes si belle, et la vie me paraît si belle, aussi… À quoi pensez-vous ?

IRINA
Vous dites : la vie est belle. Oui, mais si c'était une erreur ? Pour nous, les trois sœurs, la vie n'a pas encore été belle, elle nous a étouffées, comme une mauvaise herbe… Voilà, des larmes.
C'est bien inutile… (Elle s'essuie vivement les yeux en souriant.)
Il faut travailler, il faut travailler ! Si nous sommes tristes, si nous voyons la vie en noir c'est parce que nous ignorons le travail. Nous sommes nées de gens qui le méprisaient… (Entre Natalia Ivanovna ; elle porte une robe rose avec une ceinture verte.)

NATACHA
Ils se mettent à table… Je suis en retard. (Elle (jette un regard furtif dans la glace, arrange ses ) cheveux.)
Je crois que je ne suis pas trop mal coiffée… ((Voyant Irina :))
Chère Irina Serguéevna, tous mes vœux ! (Elle l'embrasse avec effusion, longuement.)
Vous avez tant de monde ! Je suis vraiment intimidée. Bonjour, baron.

OLGA (revient au salon.)
Ah ! voilà Natalia Ivanovna ! Bonjour ma chère. (Elles s'embrassent.)

NATACHA
Mes félicitations. Vous avez beaucoup d'invités, je suis terriblement confuse…

OLGA
Voyons, il n'y a que des amis. (Baissant la voix, l'air effrayé :)
Mais cette ceinture verte ! Ce n'est pas bien, ma chère.

NATACHA
Ça porte malheur ?

OLGA
Non, mais ça jure… un drôle d'effet…

NATACHA (d'une voix larmoyante.)
Vraiment ? Elle n'est pas verte, la couleur est plutôt mate. (Elle suit Olga dans la salle. Tout le monde se met à table. Il ne reste plus personne au salon.)

KOULYGUINE
Irina, je te souhaite de trouver un bon fiancé. Il est temps que tu te maries !

TCHÉBOUTYKINE
À vous aussi, Natalia Ivanovna, je souhaite un gentil petit fiancé.

KOULYGUINE
Natalia Ivanovna en a déjà un.

MACHA
Envoyons-nous un petit verre de vin. Eh ! la vie est belle. Advienne que pourra !

KOULYGUINE
Tu mérites un zéro de conduite.

VERCHININE
Cette liqueur est excellente. Qu'est-ce que vous mettez dedans ?

SOLIONY
Des cafards.

IRINA (plaintive.)
Fi ! C'est dégoûtant !

OLGA
Pour le souper, nous aurons une dinde rôtie et une tarte aux pommes. Aujourd'hui, Dieu merci, je reste à la maison toute la journée, et le soir aussi. Mes amis, revenez ce soir…

VERCHININE
Et moi, puis-je revenir aussi ?

IRINA
Je vous en prie.

NATACHA
Ici, on ne fait pas de manières.

TCHÉBOUTYKINE
"La nature ne nous a créés que pour l'amour." (Il rit.)

ANDRÉ (fâché.)
Suffit ! Comment n'en avez-vous pas assez ? (Fedotik et Rodé entrent, portant une grande corbeille de fleurs.)

FEDOTIK
Tiens, ils sont déjà en train de déjeuner.

RODÉ (d'une voix forte et grasseyante.)
Ils déjeunent ? Ah ! oui, en effet !

FEDOTIK
Un instant ! (Il prend une photo.)
Et d'une !
Attends encore un peu. (Il prend une autre photo.)
Et de deux ! Voilà, ça y est. (Ils prennent la corbeille et vont dans la salle, où on les accueille bruyamment.)

RODÉ (d'une voix forte.)
Félicitations, tous nos vœux ! Le temps est délicieux aujourd'hui. Une merveille ! Je me suis promené toute la matinée avec mes lycéens ; je leur enseigne la gymnastique…

FEDOTIK
Vous pouvez bouger, Irina Serguéevna, vous pouvez. (Il prend une photo.)
Vous êtes très jolie aujourd'hui. (Il sort une toupie de sa poche.)
À propos, cette toupie… Elle a un son remarquable.

IRINA
Que c'est joli !

MACHA
"Au bord d'une anse il y a un chêne vert, autour du chêne une chaîne d'or"… "Autour du chêne une chaîne d'or"… (Plaintive :)
Pourquoi est-ce que je répète ça ? Cette phrase me trotte dans la tête depuis ce matin.

KOULYGUINE
Nous sommes treize à table.

RODÉ (très fort.)
Seriez-vous portés à la superstition, messieurs ? (Rires.)

KOULYGUINE
Si nous sommes treize à table, c'est qu'il y a des amoureux parmi nous. Ce n'est pas vous, Ivan Romanovitch, qui êtes amoureux ?…

TCHÉBOUTYKINE
Moi, je suis un vieux pécheur, mais pourquoi Natalia Ivanovna est-elle si troublée ? Vraiment, je n'y comprends rien. (Rire général. Natacha quitte la table et court au salon. André la suit.)

ANDRÉ
Voyons, n'y faites pas attention. Attendez… arrêtez, je vous en prie…

NATACHA
J'ai honte… Je ne sais pas ce qui m'arrive, et voilà qu'ils se moquent encore de moi. Ce n'est pas bien de quitter la table comme ça… mais je ne peux pas… je n'en peux plus… (Elle se couvre le visage de ses deux mains.)

ANDRÉ
Ma chérie, je vous en prie, je vous en supplie, du calme. Ils ne font que plaisanter, je vous assure, ils n'ont que de bonnes intentions. Ma chérie, ma gentille, ce sont de braves gens, ils ont du cœur, ils nous aiment bien. Venez là, près de la fenêtre, ils ne nous verront pas. (Il regarde autour de lui.)

NATACHA
Je n'ai pas l'habitude d'aller dans le monde.

ANDRÉ
Oh ! belle jeunesse, merveilleuse jeunesse !
Ma chérie, ma douce, calmez-vous ! Ayez confiance en moi… Je suis si heureux, mon cœur est plein d'amour, plein d'enthousiasme. Oh ! non, personne ne nous voit, personne ! Comment, pourquoi vous ai-je aimée ? Depuis quand ? Ah ! je n'y comprends rien. Ma chérie, vous si bonne, si pure, soyez ma femme. Je vous aime, je vous aime, comme je n'ai jamais… (Un baiser. Deux officiers entrent, et voyant le couple enlacé, s'arrêtent stupéfaits.)

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