ACTE III - Scène IV


Gredane ; puis Eusèbe

Gredane (seul)
C'est une nature très fière, un mot suffira.

Eusèbe (entrant par la gauche)
Je viens de prendre mon chocolat.

Gredane
Bonjour, cher ami.

Eusèbe
Ah ! c'est vous… mon sauveur !…

Gredane
Ne parlons pas de cela !… Vous devez commencer à vous ennuyer ici ?…

Eusèbe
Moi ? Pas du tout ! je m'étends dans mon lit et je pense à elle !… à la comtesse !…

Gredane
Ah !… D'un autre côté, nous sommes bien petitement logés.

Eusèbe
Mais non, ma chambre est fort convenable… Ne dérangez personne pour moi, je vous en prie ; je vous demanderai seulement un second oreiller… je ne peux pas dormir la tête basse.

Gredane (à part.)
Il ne me comprend pas… je vais lui mettre les points sur les i (Haut.)
Voyons, je suis votre ami… faites-moi part de vos projets… Qu'est-ce que vous comptez faire ? Vous ne pouvez pas rester éternellement ici à soupirer !…

Eusèbe
Comment ! Serait-ce un congé ?

Gredane
Non ! mais…

Eusèbe
À la bonne heure, car, voyez-vous, je suis une nature fière, moi !

Gredane
Je le sais.

Eusèbe
Fière et aimante… Quand un homme m'a fait du bien, je ne le quitte plus jamais !

Gredane
Cependant…

Eusèbe
Ah ! je ne suis pas un lâcheur, moi !

Gredane (à part.)
Ah mais ! il est ennuyeux avec son attachement !

Eusèbe
Et, s'il fallait me séparer de vous, ne plus voir votre bonne figure à déjeuner, à dîner, à souper… je retomberais dans mes idées noires, et, ma foi !…

Gredane
Encore ! (À part.)
Après ça, ça le regarde !

Eusèbe
Mais, cette fois, je ne me jetterais pas dans la Seine… j'ai réfléchi… non, je veux mourir dans une maison honnête, tranquille ! chez de braves gens… Et, si je me tue (avec sentiment)
, ce sera chez vous, mon ami !

Gredane (effrayé à part.)
Hein ! ici ? Eh bien, et ma clientèle ?…

Eusèbe
Ainsi, quand je vous gênerai… dites-le-moi franchement…

Gredane (vivement)
Mais vous ne me gênez pas… cher ami, au contraire… (À part.)
Se tuer chez moi, merci !…

Eusèbe
D'ailleurs, je ne vous serai pas longtemps à charge.

Gredane (naturellement)
Ah ! tant mieux !

Eusèbe
La vie que je mène ici est trop amère.

Gredane
Comment ?

Eusèbe
Je ne gagne pas le pain que je mange, et c'est bien dur pour un homme de cœur !

Gredane
Ah ! quelle idée !

Eusèbe
Voyons, occupez-moi !… faites-moi travailler !…

Gredane
Vous faire travailler. À quoi ?… Si vous saviez arracher les dents.

Eusèbe (simplement)
Oh ! non !… Dentiste, c'est un état qui me dégoûterait…

Gredane (froissé.)
Bigre ! Vous êtes bien difficile !…

Eusèbe
Cherchez-moi autre chose… un travail honorable dans votre intérieur.

Gredane
Dans mon intérieur, je ne vois pas. (Tout à coup.)
Ah !… savez-vous poivrer les habits ?

Eusèbe
Pourquoi ?

Gredane
Voici l'été et nous avons l'habitude pour qu'ils ne se mangent pas aux vers…

Eusèbe (l'interrompant)
Ce n'est pas là positivement la profession que j'avais rêvée… mais enfin…

Gredane
C'est entendu, je vais chercher le poivre, les habits, ça vous distraira.

Eusèbe
Pour un moment… mais après !… Je repenserai à la comtesse, et alors !…

Gredane
C'est ce qu'il ne faut pas !… Voyons, tâchez d'en aimer une autre, sacrebleu !… Il n'en manque pas !…

Eusèbe
Une autre ? Taisez-vous !

Gredane
Essayez… essayez… Je vais chercher le poivre. (À part.)
Qu'est-ce qui me débarrassera de cet animal-là ?
Il entre à droite, premier plan.


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