ACTE I - Scène première


Jean ; puis Eusèbe Potasse
(Au lever du rideau, Jean est en livrée et, à genoux près de la cheminée, il frotte avec énergie une paire de pincettes.)

Jean
Faut que ça reluise !… faut que ça reluise ! (S'arrêtant.)
Ah ! j'ai chaud !… Entré ici depuis hier soir, je paye ma bienvenue… mais je ne te frotterai pas tous les jours comme ça !… Voici la neuvième place que je fais depuis un mois. (Avec mélancolie.)
Ah ! le temps n'est plus où les maîtres s'attachaient à leurs domestiques !… on était de la famille, on avait les clefs de la cave !… et, quand vous mouriez, on vous faisait une pension viagère. Mais la Révolution a passé par là !… Je crois pourtant que je ne serai pas mal ici, chez madame Suzanne de La Bondrée… Mais il y a une chose qui me froisse… je crains d'être entré chez une cocotte… À chaque instant, il vient des petits messieurs qui apportent de bouquets !… Si elle n'a qu'une connaissance, passe !… mais si ça frise l'inconduite, je partirai… ou je demanderai une forte augmentation… d'autant plus que cette maison est pleine de courants d'air… on s'y enrhume ! (Il se mouche avec un bruit imitant la trompette.)
Personne ne ferme les portes ici.

Eusèbe (Potasse, paraissant à la porte du fond)
Pardon, monsieur !

Jean
Fermez la porte !

Eusèbe (fermant la porte)
Oui, voilà… voilà… (À Jean)
Madame Suzanne de La Bondrée, s'il vous plaît ?

Jean (le regardant et à part.)
Tiens ! un petit crevé ! (À Eusèbe avec compassion.)
Pauvre enfant, vous ne craignez donc pas de faire du chagrin à votre famille ?

Eusèbe (étonné.)
Moi ? Je demande madame Suzanne de La Bondrée.

Jean
Elle n'est pas levée ?… À neuf heures !… Allons… donnez votre bouquet… on le mettra dans le tas !

Eusèbe
Mais je n'apporte pas de bouquet, je suis élève en pharmacie…

Jean
Ah ! un travailleur ! Alors, asseyez-vous.

Eusèbe
Merci.

Jean
Si !… j'ai une consultation à vous demander.

Eusèbe
Votre maîtresse… votre belle maîtresse… est venue hier chez mon patron, M. Bigouret, et elle a apporté elle-même une recette pour adoucir la peau… Alors, je rapporte la mixture…

Jean
Très bien !… Donnez-moi votre fiole !

Eusèbe
Non… je ne veux la remettre qu'à elle-même… c'est une potion de confiance… Je reviendrai à midi !

Jean
Attendez donc !… je voudrais vous consulter sur un rhume…

Eusèbe (sans l'écouter, regardant l'appartement.)
C'est donc ici qu'elle respire ! c'est donc là qu'elle promène ses petits pieds ! c'est dans ce fauteuil qu'elle daigne parfois reposer ses grâces !

Jean (à part.)
Qu'est-ce qu'il a ? (Haut.)
Il vous faut dire que j'ai contracté un rhume de cerveau.

Eusèbe
Je connais ça !… Le rhume de cerveau est une inflammation de la muqueuse…

Jean
Ah !

Eusèbe
La muqueuse est une espèce de tapisserie qui tapisse notre intérieur… et, quand la tapisserie s'enflamme, on éternue… Voilà ce que c'est que le rhume de cerveau !…

Jean
Très bien !… et qu'est-ce qu'il faut faire ?

Eusèbe
Il faut se moucher… Ca dure huit jours !… Les gens riches se mettent le nez sur une infusion de guimauve… Alors ça dure neuf jours !

Jean
Merci !

Eusèbe
Ah ! vous êtes heureux, vous !

Jean
Moi ?

Eusèbe
Vous la voyez tous les jours entrer, sortir, boire, manger, dormir.

Jean
Qui ça ?

Eusèbe
Votre maîtresse… la plus belle femme qui soit jamais entrée dans la pharmacie Bigouret

Jean
On dirait que vous en êtes amoureux !

Eusèbe
Amoureux !… ce n'est pas assez !… Abruti… voilà le mot !… Je suis un homme sérieux, moi… quand j'aime une femme, c'est pour toujours… Chaque fois que j'ai aimé une femme, ç'a été toujours pour toujours !

Jean
Eh bien, voulez-vous que je vous donne un conseil ?

Eusèbe
Donnez… mais je ne le suivrai pas.

Jean
Remettez-moi votre fiole… et ne revenez jamais !

Eusèbe
Je ne vous remettrai pas ma fiole… et je reviendrai à midi ! Je ne vous en remercie pas moins… Adieu !
Il remonte.

Jean
Bonjour.

Eusèbe (à part, avec transport.)
Ce n'est pas de l'air qu'on respire ici… c'est une évaporation de myrte et de rose !… Je reviendrai à midi !
Il sort par le fond.


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