ACTE II - Scène VII


Eusèbe ; puis Gredane

Eusèbe (un peu gris, venant du fond à droite.)
Je viens de souper !… Ma foi !… je suis allé chez le premier restaurant de Paris !… rue des Prouvaires… c'est là que vont tous les patrons du quartier ; j'ai demandé la carte !… et j'ai choisi des plats… inconnus. (Lisant la carte.)
"Potage Montorgueil aux œufs de vanneau du Caucase ! " Il paraît que c'est bon !… "Azurine de veau à la Blancafort !…" Il paraît que c'est bon !… "Purée de cailles de printemps à la milanaise en timbale ! " C'est une espèce de hachis… avec du gras-double… mais il paraît que c'est bon ; quant au vin… j'ai pris du tokaï… le garçon prononce toquai… à six francs la bouteille !… je m'en suis collé deux !… Mes vingt-sept francs y ont passé, et tra la la ! il me reste quatre sous… Il y a longtemps que je voulais mener la vie à grandes guides !… Ah ! j'ai encore soif !… c'est le tokaï… et maintenant, puisque je suis ruiné… puisque je suis sans place et que je meurs de soif… je vais me jeter dans la Seine… et tra la la !

Gredane (entrant par le fond à gauche.)
Pas de fiacre ! (Il éternue.)
Je m'enrhume en habit noir…
(Il éternue.)

Eusèbe
Dieu vous bénisse !

Gredane
Vous êtes bien bon… je viens de pincer un rhume de cerveau !

Eusèbe
Voulez-vous mon parapluie ?

Gredane
Avec plaisir… Combien ?

Eusèbe
Pour rien… je vous le donne.
(Il le lui donne.)

Gredane
Ah ! monsieur, peut-on au moins vous offrir un petit verre ?…

Eusèbe
Merci ! je vais m'en offrir un grand tout à l'heure !… mais on dirait que vous avez froid !

Gredane
Oui, j'avais un paletot… mais je l'ai négocié… assez heureusement, du reste.

Eusèbe (ôtant son paletot.)
Tenez, prenez le mien !…

Gredane
Combien ?

Eusèbe
Pour rien… je vous le donne…

Gredane
Mais je ne voudrais pas vous en priver.
(Il le met.)

Eusèbe
Oh !… vous ne m'en privez pas, allez ! Au contraire, ça me gênerait… Tenez ! voilà encore quatre sous… c'est mon reste.

Gredane (à part.)
Comment ! il me donne du retour ! Je ne souffrirai pas…

Eusèbe
Maintenant voulez-vous rire ?

Gredane
Je ne demande pas mieux.

Eusèbe
Eh bien, regardez-moi faire… je pars du pied gauche. (Se dirigeant vers le parapet en chantant et dansant.)
Tra la la la !
(Il pose son chapeau près du parapet.)

Gredane
Mais où va-t-il ?

Eusèbe (enjambant le parapet.)
Bonsoir, la compagnie !

Gredane (laissant tomber le parapluie et l'arrêtant par le pan de sa redingote.)
Malheureux ! que faites-vous ?

Eusèbe
Lâchez-moi !

Gredane
Non.

Eusèbe
Si !

Gredane (le ramenant.)
Je ne vous quitte pas !… Un homme qui m'a donné son parapluie et son paletot !

Eusèbe
Vous n'êtes pas mon ami !

Gredane
Mais au contraire !… Voyons !… pourquoi voulez-vous vous tuer ? On ne se tue pas sans avoir une raison !

Eusèbe
Ah ! mon ami !
(Il l'embrasse et pleure.)

Gredane
Eh bien, oui… là…soulagez-vous ! (À part.)
Ca va lui faire du bien !…

Eusèbe
Vous saurez tout… J'aime la comtesse… le commandeur a rapporté mes vers.

Gredane
Oui !

Eusèbe
Le patron m'a appelé ennemi de la société !… Alors j'ai été rue des Prouvaires…

Gredane
Oui.

Eusèbe
Et tra la la la !… j'ai bu du vin de Tokaï !

Gredane (à part.)
Ah !… il est gris !

Eusèbe
Vous voyez bien qu'il faut que je meure !… Adieu !…
(Il veut remonter, Gredane le retient.)

Gredane
Non !… vous n'irez pas !… D'ailleurs, on ne se noie pas la nuit ! personne ne vous voit.

Eusèbe (passant.)
Tiens, c'est vrai… les journaux n'en parlent pas… Et puis se noyer un vendredi, cela me porterait malheur !

Gredane
Quand Socrate a bu la ciguë… c'était dans le jour ; aussi il a laissé un nom dans l'histoire…

Eusèbe
Au fait… Eh bien !… remettons la chose à demain matin !…

Gredane
C'est ça… à la fraîche. (À part.)
D'ici là, il sera dégrisé !
(Il va chercher le parapluie.)

Eusèbe
Ah ! mais non !… ça ne se peut pas… je n'ai pas de domicile.

Gredane
Venez chez moi… on vous fera un lit ! (À part.)
Pour une nuit !

Eusèbe
Ah ! vous êtes bon, vous ! vous recueillez les orphelins !…
(Il l'embrasse et pleure.)

Gredane (se laissant embrasser.)
Oui… soulagez-vous !… soulagez-vous !

Eusèbe
Mais… puisque je ne me noie pas… rendez-moi mon paletot.

Gredane (se dépouillant.)
C'est juste…

Eusèbe
Et mon parapluie.

Gredane
Le voilà !… (À part.)
Ah !… il est doux de sauver un homme… Je sens là une voix qui me dit… Atchoum !
(Il éternue.)


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