Le Point de mire
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ACTE IV - SCÈNE II

Eugène Labiche

ACTE IV - SCÈNE II


DUPLAN, MAURICE.

MAURICE(entrant de la gauche.)
Bonjour, papa.

DUPLAN
Ah! te voilà!… Ah çà, d'où viens-tu?… qu'es-tu devenu depuis hier au soir?…

MAURICE
Moi? j'arrive de Paris…

DUPLAN
Tu es un joli garçon! tu es parti de Montmorency sans dire adieu à personne… tu nous as tous plantés là…

MAURICE
J'ai eu tort, c'est vrai… Mais que voulez-vous, je n'y tenais plus…

DUPLAN
Le piano t'ennuyait?… il fallait faire comme moi… te recueillir… Madame Pérugin
était très mécontente… heureusement, j'ai réussi à la calmer…

MAURICE
Ah! vraiment…

DUPLAN
J'ai été très adroit… je lui ai dit que tu avais un rendez-vous important… chez un homme d'affaires… que tu m'avais prévenu…

MAURICE
Très bien !

DUPLAN
Enfin, je t'ai excusé!… Seulement j'ai été obligé de redoubler d'amabilité pour faire oublier ton impolitesse… Du reste, ils ont été charmants pour moi… le père a cherché à causer roses… mais c'est un âne.

MAURICE
Hein?…

DUPLAN(se reprenant.)
Un profane! il n'y entend rien! ils m'ont retenu à dîner… un dîner excellent!… puis à coucher…

MAURICE
Bah!… vous y avez couché?…

DUPLAN
Dans la chambre bleue… la plus belle de la maison… et un lit!… ils vous ont des lits qui sont d'un moelleux!… tu verras ça… je ne me suis réveillé qu'à neuf heures… pour déjeuner…

MAURICE
Vous y avez aussi déjeuné?… Vous allez bien, papa!

DUPLAN
Il fallait bien te faire excuser!… (Regardant son pot de fleurs.)
A propos, si tu as envie de fumer un cigare, ne te gêne pas…

MAURICE
Merci… j'ai jeté le mien avant d'entrer.

DUPLAN
Il ne fallait pas le jeter… une autre fois, je te prie de ne pas le jeter… Le soir, nous avons fait un wisth… et, quand la jeune fille est montée dans sa chambre, nous avons causé du contrat.

MAURICE
Quel contrat?…

DUPLAN
Le tien, parbleu!

MAURICE
Comment?…

DUPLAN
Hier, ne m'as-tu pas fait demander la main de la demoiselle?…

MAURICE(embarrassé.)
Oui… mais…

DUPLAN
J'ai pris des notes… et, en ma qualité d'ancien notaire, je l'ai rédigé ce matin…(Tirant un papier de sa poche.)
Tiens, le voici…

MAURICE
Allons, bon!.,, mais vous allez trop vite! Qu'est-ce qui nous presse?

DUPLAN
Mais l'amour…

MAURICE
Non… c'est changé!…

DUPLAN(bondissant.)
Hein?… qu'est-ce que tu dis là?…

MAURICE
Hier, en vous quittant, j'ai été assez heureux pour rejoindre la famille Carbonel au chemin de fer…

DUPLAN
Oui.

MAURICE
Je suis monté dans leur wagon… presque de force… ils étaient furieux, ils ne voulaient rien entendre… Berthe surtout… mais j'ai prié… supplié… Pleuré même… Enfin, j'ai été si éloquent que j'ai fini par les attendrir…

DUPLAN
Eh bien, après?…

MAURICE
Arrivé à Paris, j'étais pardonné… le mariage était convenu!

DUPLAN(effrayé.)
Le mariage… avec qui?…

MAURICE
Avec Berthe… car c'est elle que j'aime…

DUPLAN(éclatant.)
Ah çà! vas-tu me laisser tranquille, à la fin !

MAURICE
Quel esprit! quelle vivacité!… Ah! j'étais injuste avec elle!…

DUPLAN
Mais, malheureux, la famille Pérugin compte sur toi!

MAURICE
Vous m'excuserez auprès d'elle…

DUPLAN
Jamais! tu me fais passer pour une girouette, un toton! Je refuse mon consentement!

MAURICE
Oh! vous ne voudriez pas faire ce chagrin-là à la belle madame Carbonel?…

DUPLAN(faiblissant.)
Maurice, tais-toi!

MAURICE
Elle a été si bonne pour moi… elle m'a aussi retenu à diner… un dîner excellent!

DUPLAN
Ah!

MAURICE
Et, le soir, nous avons causé du contrat avec son mari… il va le faire rédiger par son notaire… et toute la famille Carbonel doit venir vous voir et l'apporter aujourd'hui même… avec votre petit panier…

DUPLAN
Ah! nous voilà bien! Et la famille Pérugin qui doit venir aussi aujourd'hui pour prendre connaissance du contrat que j'ai là!

MAURICE
Ah diable!

DUPLAN
Qu'est-ce que je vais leur dire?… C'est ta faute aussi!… Tu tournes comme un écureuil!… Tu veux la blonde, je demande la blonde… bien, on te l'accorde!… Le lendemain, ce n'est plus ça… Tu veux la brune, je demande la brune… bien, on te l'accorde!… et voilà que tu retournes à la blonde… et les parents de la brune vont venir… avec ceux de la blonde, quelle journée!… et mon jardinier qui n'arrose pas!… et les pucerons qui mangent mes roses! Mon Dieu! quelle journée! quelle journée!…

MAURICE
Voyons… calmez-vous… Cette fois-ci, c'est sérieux… j'épouserai Berthe ou je resterai garçon!

DUPLAN
Eh! tu m'as déjà dit la même chose pour l'autre! Elle est pourtant bien gentille, cette petite Pérugin… elle est vive… pétulante… et elle a des yeux!…

MAURICE
C'est vrai… elle a des yeux!…

DUPLAN
Ah! tu en conviens… et puis songe que j'ai engagé ma parole… la parole de ton père…

MAURICE
Oh! un détail!

DUPLAN
Ah! un autre détail que j'oubliais… le père Pérugin donne deux cent cinquante mille francs… cinquante mille francs de plus que l'autre… j'ai obtenu ça… en prenant le thé…

MAURICE
Oh! qu'importe l'argent! je suis assez riche!…

DUPLAN
Enfin, pèse tout cela… les yeux… les cinquante mille francs… la parole de ton père… et décide-toi… (Regardant à sa montre.)
Il est midi… je vais déposer mon bulletin à la mairie… je reviens dans cinq minutes… Tâche d'avoir pris un parti… A mon retour, j'écrirai! (Se reprenant.)
Nous écrirons à l'une des deux familles de ne pas se déranger…

MAURICE
C'est cela… allez voter…

DUPLAN
En m'attendant, tu peux fumer… ça ne me gêne pas… Fume, mon garçon, fume! (Il sort par la gauche.)


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