Le Point de mire
-
ACTE II - SCÈNE III

Eugène Labiche

ACTE II - SCÈNE III


MAURICE, DUPLAN, M. et MADAME CARBONEL; puis BERTHE et JULES.

MADAME CARBONEL(avec empressement.)
Ah! monsieur Duplan…

CARBONEL(de même.)
Cher ami…

DUPLAN
Madame… permettez-moi de vous présenter Maurice, mon fils… (Présentant.)
M. et Madame Carbonel…
(Salutations.)

MADAME CARBONEL
Enchantée, monsieur, de faire… ou plutôt de renouveler connaissance avec vous…

MAURICE(étonné.)
Comment, madame, j'aurais été assez heureux?…

DUPLAN
Oui… je t'ai déjà présenté une fois à Madame; il est vrai que tu avais huit ans.

CARBONEL
Ma femme vous a fait sauter sur ses genoux et elle vous a embrassé!…

MAURICE
Alors madame, j'ai dû faire bien des envieux.

M. et MADAME CARBONEL
Oh! très joli, très joli!…

MAURICE(s'avançant.)
Et je serais bien heureux, madame, si monsieur votre mari voulait nous permettre de reprendre nos relations… au point où nous les avons laissées.

M. et MADAME CARBONEL
Ah! très joli!… très joli!…

MADAME CARBONEL(bas à son mari.)
Il a de l'esprit.

CARBONEL(bas.)
Je crois bien, il en a pour un million! (A MAURICE.)
Vous arrivez d'Italie, jeune homme?

MAURICE
Oui, monsieur, de Venise!

CARBONEL
Ah! Venise!… vous avez vu la place Saint-Marc, le pont des Soupirs?

MAURICE
Bien souvent!

DUPLAN(à part.)
Zirzina!

CARBONEL
Et qu'est-ce qui vous a le plus bouleversé à Venise?

MAURICE
C'est la Douane!

M. et MADAME CARBONEL
Ah! très joli! très joli!

MAURICE(bas à DUPLAN.)
Ils ont l'air de bien braves gens.

DUPLAN(bas.)
Parbleu! ils rient de tout ce que tu dis!

BERTHE(entrant reconduite par Jules.)
Je vous remercie, monsieur!

MAURICE(à part.)
C'est elle! Ah! décidément, il n'y a que les blondes.

JULES
Bonjour, Maurice.

MAURICE
Bonjour, mon ami…
(Ils se serrent la main.)

MADAME CARBONEL
Ah! vous connaissez M. Jules Priés?

MAURICE
Beaucoup… c'est un ami! je lui dois mes deux oreilles…

TOUS2
Comment? (Plusieurs dames et messieurs sont entrés et sont près de la cheminée. Un valet apporte un plateau.)

MAURICE(offrant des glaces à madame et mademoiselle CARBONEL.)
Aimez-vous les histoires de brigands, mademoiselle?

BERTHE
Oh! oui! c'est gentil!

MAURICE
Je vous préviens que celle-ci est très corsée.

JULES
Ne parlons pas de ça…

CARBONEL
Allez! allez !

MAURICE
C'était aux environs de Naples… nous étions cinq jeunes gens, dont un médecin sans clientèle, qui s'était ordonné le ciel d'Italie pour cause de santé… Nous voyagions à pied, un âne portait nos bagages, plus une petite pharmacie de voyage qui servait au docteur pour se droguer… et bon nombre de bouteilles de bordeaux, qu'il faisait entrer dans son régime… et que nous nous prescrivions de temps en temps.

CARBONEL
Mais les brigands!

MADAME CARBONEL
Chut donc, Carbonel !

MAURICE
Pendant une halte… l'idée me vint de m'aventurer aux environs, dans la montagne… Je n'avais pas fait quatre cents pas, que je me trouvai entouré, garrotté… j'étais tombé au milieu d'une bande…

BERTHE(effrayée.)
Ah! mon Dieu!

CARBONEL(se frottant les mains.)
Nous y voilà! voilà les brigands!

MAURICE
Je leur raconte mon histoire… aussitôt ils expédient un des leurs à mes quatre amis, avec une lettre ainsi conçue : "Si, à deux heures, vous n'avez pas déposé cinq mille piastres au pied du grand chêne Della-Grotta, vous y trouverez votre ami attaché avec deux oreilles de moins."

BERTHE
C'est affreux!

M. et MADAME CARBONEL
C'est horrible !

DUPLAN(tranquille.)
Moi, je connais l'histoire… ça ne m'émeut pas…

MAURICE
C'est alors que Jules, n'ayant pas cinq mille piastres… eut un trait de génie!… Il ouvrit la pharmacie du docteur, y prit un flacon de laudanum dont il versa le contenu dans les bouteilles de bordeaux, puis il poussa l'âne, chargé de vin, au pied du grand chêne Della-Grotta… et s'en revint bien vite… A deux heures précises… les brigands arrivèrent, et, trouvant l'âne au lieu des cinq mille piastres, ils se mirent à jurer en italien… ils m'attachèrent à l'arbre et se préparèrent à me découper…

BERTHE
Vous deviez avoir bien peur?

MAURICE
Je n'étais pas gai… lorsque le chef… un gros nez rouge… qui caressait de l'œil les bouteilles de bordeaux… proposa de les boire à la santé de mes oreilles avant de les couper.

CARBONEL
Ah! je devine!

MADAME CARBONEL
Tais-toi donc, Carbonel!

BERTHE
Laisse raconter, papa…

MAURICE
A peine en eurent-ils vidé quelques bouteilles, que je les vis tomber sur le gazon, fermer les yeux, et s'endormir d'un sommeil qui ressemblait horriblement à celui de l'innocence…

CARBONEL
Ah ! bravo !

BERTHE
Chut donc, papa !

MAURICE
J'ai fini, mademoiselle… Un quart d'heure après, mes amis arrivèrent et me ramenèrent en triomphe sur l'âne.

CARBONEL
Et les voleurs?…

MAURICE
Au premier poste, nous avertîmes les gendarmes, qui n'eurent d'autre peine que de les cueillir sur la pelouse comme un bouquet de violettes.

MADAME CARBONEL
C'est palpitant!

CARBONEL
Il raconte comme Alexandre Dumas !

MAURICE
Et voilà comment M. Jules Priés est devenu le meilleur de mes amis… et le second père de mes oreilles…

JULES
Tu es fou de raconter cela en plein bal…

BERTHE
J'en suis encore tout émue…
(On entend l'orchestre.)

MADAME CARBONEL
Ah! l'orchestre!…

MAURICE(à BERTHE.)
Mademoiselle, je ne vois qu'une contredanse pour vous faire oublier les terreurs que mon récit vous a causées…

MADAME CARBONEL(bas à son mari.)
Il l'invite!

BERTHE
Volontiers, monsieur… (Allant à sa mère.)
Tiens, maman… garde mon éventail…

MAURICE(bas à DUPLAN.)
Ravissante! ravissante!

DUPLAN(bas.)
Alors… je puis aller?

MAURICE
Allez! je m'abandonne à vous… (Offrant son bras à BERTHE.)
Mademoiselle… (MAURICE et BERTHE entrent dans le salon suivis de Jules et des invités.)


Autres textes de Eugène Labiche

29 degrés à l'ombre

(Un jardin. A droite, la maison d'habitation. A gauche, un petit bâtiment servant d'orangerie. Un jeu de tonneau au fond. Chaises, bancs et tables de jardin.PIGET, POMADOUR, COURTINAu lever du...

Un pied dans le crime

(Un salon de campagne, ouvrant au fond sur un jardin. Un buffet. Un râtelier avec un fusil de chasse, une poire à poudre et un sac à plomb. Portes latérales....

Un monsieur qui prend la mouche

Un salon de campagne, porte au fond, portes latérales dans les pans coupés de droite et de gauche. — Une fenêtre à droite. Sur le devant, à droite, un guéridon....

Un monsieur qui a brûlé une dame

(BLANCMINET; PUIS ANTOINE; PUIS BOURGILLON; PUIS LOISEAU Le théâtre représente un jardin. Grille d'entrée au fond ; à droite, l'étude ; à gauche, un pavillon servant à serrer des instruments...

Un mari qui lance sa femme

(Le théâtre représente un salon chez Lépinois. À droite, guéridon. À gauche, cheminée et canapé.)Laure Madame Lépinois Thérèse(Au lever au rideau, madame Lépinois et Laure s'essuient les yeux. Madame Lépinois...



Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2025