Le Point de mire
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ACTE I - SCÈNE III

Eugène Labiche

ACTE I - SCÈNE III


DUPLAN; puis M. et MADAME CARBONEL; puis JOSEPHINE.

DUPLAN(seul.)
Il n'est question de rien… j'arrive à temps. (Apercevant CARBONEL et sa femme qui entrent.)
Ah! Carbonel!… Madame…

MADAME CARBONEL(saluant.)
Monsieur Duplan…

CARBONEL
Que le bon Dieu vous bénisse!… vous nous avez fait peur!… Nous avons cru que c'était quelqu'un.

DUPLAN
On me l'a déjà dit…

CARBONEL(mettant sa cravate devant la glace.)
Vous permettez que j'achève ma toilette?

DUPLAN
Faites donc!… entre nous. (Allant prendre son petit panier.)
La belle madame Carbonel voudra-t-elle me faire l'amitié d'accepter?…

MADAME CARBONEL
Qu'est-ce que c'est que ça?

DUPLAN
Des œufs frais… de mes poules.

MADAME CARBONEL
Ah! que c'est aimable!

CARBONEL
Diable de Duplan! toujours galant.

DUPLAN
Je garantis la fraîcheur… la date est écrite au crayon sur chaque oeuf… Chez moi, dès qu'un œuf paraît, je le guette et je le date… En voici trois du 18… deux du 19… mes poules se sont un peu ralenties le 19… mais elles ont repris le 20… en voilà cinq du 20… bonne journée!

MADAME CARBONEL
Que de remerciements! (Appelant.)
Joséphine!

JOSEPHINE(paraissant au fond.)
Madame !

MADAME CARBONEL
Mettez ces œufs au frais…

DUPLAN
Dans un endroit bien sec… Je vous redemanderai le panier.
(JOSEPHINE sort.)

CARBONEL
Et vous habitez toujours Courbevoie, papa Duplan?

DUPLAN
Mon Dieu, oui! le paysage est joli… je m'y plais… voilà quarante ans que j'y suis… C'est là que j'ai fait ma fortune, comme notaire… six mille francs de rente.

MADAME CARBONEL
Ah bah! pas plus?…

DUPLAN
Il y a très peu de mutations à Courbevoie, et encore moins de contrats de mariage… la garnison n'épouse pas… ce qui, du reste, n'empêche pas la population d'augmenter tous les ans.

CARBONEL
Enfin, vous avez là vos petites habitudes, votre maison, vos poules, votre jardin.

DUPLAN
Et ma collection de rosiers… la plus belle des environs, j'en ai trois cent vingt-sept espèces…

MADAME CARBONEL
Il y a tant de rosiers que ça!…

DUPLAN
Et je n'ai pas tout!… il me manque la chromatella, la centifolia cristata.

CARBONEL(indifférent.)
Oh! quel dommage!

DUPLAN
Mais je me les donnerai au jour de l'an… c'est mon seul luxe… je passe ma vie dans ma serre. (Apercevant la fenêtre ouverte.)
Est-ce que c'est exprès que vous laissez votre fenêtre ouverte?

CARBONEL
Oui; sans cela, la cheminée fume. (Allant fermer la fenêtre.)
Vous allez voir… ça va fumer.

DUPLAN
Pourquoi ne faites-vous pas comme moi? J'avais à Courbevoie une cheminée qui fumait… j'ai fait poser un petit appareil très ingénieux.

MADAME CARBONEL
Quoi donc?…
(Elle lui fait signe de s'asseoir et s'assied elle-même.)

DUPLAN(s'asseyant sur le canapé.)
C'est en tôle… ou en zinc… je ne sais pas au juste… ça se place au-dessus de la cheminée… et ça tourne avec le vent… comme un petit moulin… C'est très gentil… je passe des heures à regarder ça… avec ma bonne… Seulement, quand le vent est trop fort, ça dégringole… mais on le repose. Je vous donnerai l'adresse du fabricant… ça coûte vingtsept francs.

CARBONEL(s'asseyant près de lui.)
Ce n'est pas cher… mais vous comprenez… quand on n'est pas chez soi.

MADAME CARBONEL(assise de Vautre côté de la cheminée.)
Nous n'avons pas envie de reconstruire la maison du propriétaire.

CARBONEL
Mais on ne vous voit presque plus, papa Duplan !

DUPLAN
Que voulez-vous! je ne viens plus à Paris que tous les six mois, pour toucher mes obligations… Ah! ce n'est pas comme autrefois… je ne mettais pas le pied dans la capitale sans aller prendre ma demi-tasse dans votre établissement… au café Carbonel.

CARBONEL
Ce cher Duplan… (A part.)
Il a toujours la rage de me parler de mon café!

DUPLAN
Je commençais par m'approcher du comptoir, pour rendre mes hommages à la belle madame Carbonel… comme nous vous appelions alors…

MADAME CARBONEL(flattée.)
Vraiment!…

DUPLAN
Vous étiez majestueuse… en manches courtes… trônant au milieu de tous vos petits tas de sucre.

CARBONEL
C'est bien… il est inutile de rappeler…

DUPLAN
Ah! je ne vous le cache pas… j'ai un peu soupiré pour vous… Du reste, nous soupirions tous, les habitués!…

MADAME CARBONEL
Taisez-vous, mauvais plaisant !

DUPLAN
Et papa Carbonel le savait bien!

CARBONEL
Moi?

DUPLAN
Car, à partir du jour où il s'en aperçu, ses demi-tasses n'avaient plus que trois morceaux de sucre au lieu de quatre.

CARBONEL
Ah! quelle idée… ce n'est pas cela… Mais, si je n'avais pas eu un peu d'ordre, je ne serais jamais parvenu à me retirer avec trente mille livres de rente…

DUPLAN
Trente mille livres de rente… c'est joli !… surtout quand on n'a qu'une fille… qui est déjà une grande demoiselle.

MADAME CARBONEL
Vingt ans… ça ne nous rajeunit pas…

DUPLAN
Ça nous pousse… c'est ce que je me disais hier en regardant Maurice.
M. et

MADAME CARBONEL
Maurice ?…

DUPLAN
Mon fils…

MADAME CARBONEL
Au fait, c'est vrai, vous avez un fils… vous l'avez amené une fois au café avec vous.

DUPLAN
Il avait huit ans… je lui ai fait prendre un canard dans mon café. (A CARBONNEL.)
Un de vos trois morceaux… (A MADAME CARBONEL.)
Vous l'avez fait entrer dans le comptoir et vous avez daigné l'embrasser… vous-même.

CARBONEL
Je m'en souviens parfaitement… et qu'est-il devenu? qu'est-ce qu'il fait?

DUPLAN
Il fait ses dents de vingt-sept ans… c'est un grand monsieur aujourd'hui… beau garçon, distingué, instruit, qui a voyagé… c'est ce qui fait que je songe à le marier.

CARBONEL
Ah!

DUPLAN
Et, ce matin, en voyant votre fille… il m'est venu une idée…

MADAME CARBONEL(à part.)
Ah! mon Dieu ! une demande en mariage.

DUPLAN
Vous ne devinez pas?

CARBONEL(se levant.)
Non ! (A part.)
Un père de six mille francs de rente, ça ne me va pas.

DUPLAN(se levant.)
Carbonel, j'irai droit au but.

CARBONEL(détournant.)
Tiens! voilà la cheminée qui fume… la fenêtre est fermée… elle fume!

DUPLAN
Ça ne me fait rien… Carbonel, j'irai droit au but.

JOSEPHINE(paraissant au fond et annonçant.)
M. madame et mademoiselle Pérugin.

CARBONEL(à part.)
Il était temps !

DUPLAN(à part.)
Que le diable les emporte!…


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