La scène se passe à Pétersbourg, dans le cabinet de travail de MOURACHKINE. Divan et fauteuils. MOURACHKINE est assis à son bureau. Entre TOLKATCHEV, portant à pleins bras un abat-jour en verre, une bicyclette d'enfant, trois cartons à chapeaux, un gros paquet de vêtements, un sac rempli de bouteilles de bière et de nombreux paquets de moindre importance. Il jette autour de lui des regards ahuris et se laisse tomber, visiblement épuisé, sur le divan.

MOURACHKINE
Bonjour, Ivan Ivanytch ! Très heureux de te voir. D'où viens-tu ?

TOLKATCHEV (tout essoufflé.)
Mon cher, mon bon ami… Puis-je te demander un service ? Je t'en supplie… prête-moi ton revolver jusqu'à demain. Sois gentil !

MOURACHKINE
Un revolver ? Pour quoi faire ?

TOLKATCHEV
J'en ai besoin… Oh ! Seigneur… Donne-moi de l'eau… De l'eau, vite ! J'en ai besoin… La nuit, je traverse une forêt obscure… alors… tu comprends, à tout hasard… Prête-le-moi, tu me rendrais un grand service.

MOURACHKINE
Qu'est-ce que c'est que ces bobards, Ivan Ivanovitch ? Et cette forêt obscure ? Je parie que tu as une idée de derrière la tête, ça se lit sur ton visage. Mais qu'est-ce qui t'arrive ? Tu ne te sens pas bien ?

TOLKATCHEV
Attends, laisse-moi souffler… Oh ! Seigneur ! Ereinté comme un chien ! Et dans tout le corps, jusque dans la tête, une drôle de sensation, comme si l'on m'avait coupé en petits morceaux. Je n'en peux plus. Sois un copain, ne me pose plus de question, n'entre pas dans les détails… mais prête-moi ton revolver. Je t'en supplie !

MOURACHKINE
Voyons, voyons ! Qu'est-ce que ça veut dire, Ivan Ivanytch ? Toi, un père de famille, un fonctionnaire ! Tu devrais avoir honte.

TOLKATCHEV
Je ne suis pas un père de famille. Je suis un martyr ! Une bête de somme, un nègre, un esclave, un lâche qui attend je ne sais quoi, au lieu de s'expédier dans l'autre monde. Je suis une chiffe molle, un imbécile, un crétin ! Pourquoi suis-je encore en vie ? Pour quoi faire ? (Il saute vivement.)
Dismoi, pourquoi ? A quoi rime cette cascade de souffrances physiques et morales ? Etre le martyr d'une idée, bon, ça va. Mais être le martyr de Dieu sait quoi, de jupons et d'abat-jour, alors, non, non, non ! Merci. Non ! J'en ai assez ! J'en ai assez !

MOURACHKINE
Ne crie pas, les voisins pourraient t'entendre.

TOLKATCHEV
Je me fiche de tes voisins. Et si tu refuses de me prêter ton revolver, j'en trouverai un ailleurs; de toute façon je veux en finir avec la vie. C'est décidé !

MOURACHKINE
Attends, tu m'arraches mes boutons. Là, parle avec calme. Je ne comprends toujours pas ce que ta vie a de terrible.

TOLKATCHEV
Ce qu'elle a de terrible ? Tu le demandes ? Très bien, je vais te le dire, te déballer tout, peut-être que ça me soulagera. Asseyons-nous. Voilà, écoute-moi… Oh ! mon Dieu, que je suis essoufflé ! La journée d'aujourd'hui par exemple. Tiens ! De dix à quatre, comme tu le sais, je dois trimer au bureau. Une chaleur folle, pas d'air, des mouches, et une pagaille indescriptible, mon pauvre vieux. Notre secrétaire est en congé, Khrapov est allé se marier, quant au menu fretin, ces gars-là n'ont que balades, amourettes ou spectacles d'amateurs dans le crâne. Tous abrutis de sommeil, crevés, vidés, bons à rien… Celui qui remplace le secrétaire, il est sourd de l'oreille gauche, et amoureux, par-dessus le marché… Les solliciteurs ont perdu la boule; on ne voit que des types pressés, qui se fâchent, qui vous menacent, bref un tohu-bohu à vous faire hurler. On nage dans le brouillard. Et le boulot, c'est la rengaine : renseignements, rapports, renseignements, rapports, monotone comme la pluie. Les yeux vous en sortent de la tête, tu comprends… Donne-moi un verre d'eau… Bon, tu quittes le bureau, tu es crevé, fourbu, ce serait le moment de dîner et de piquer un bon roupillon, penses-tu ! N'oublie pas que tu es un estivant, c'est-à-dire un esclave, un zéro, et allez, en vitesse aux commissions. Chez nous, au village, on a trouvé un truc délicieux : un estivant va en ville, alors n'importe qui, sans parler de sa propre épouse, a le droit et le pouvoir de le charger d'un tas de commissions ! Pour ma femme, c'est la couturière, qu'il faut gronder parce qu'elle a fait la blouse trop large à la poitrine et trop étroite aux épaules. Il faudra aussi changer les chaussures de la petite Sonia, rapporter à ma belle-sœur pour vingt kopecks de soie rose, trois mètres de galon, d'après l'échantillon… Tiens, je vais te lire la liste… (Il sort un papier de sa poche et lit.)
Un abat-jour pour la lampe; une livre de saucisson; cinq kopecks de clous de girofle et de la cannelle; de l'huile de ricin pour Michel; dix livres de sucre en poudre; aller chercher à la maison la bassine en cuivre et le mortier; acheter pour dix kopecks de phénol, de l'insecticide, de la poudre de riz; vingt bouteilles de bière; de l'essence de vinaigre et un corset numéro 82 pour Mlle Chansot… ouf ! sans oublier le pardessus et les caoutchoucs de Michel qui sont restés à la maison. Voilà pour mon épouse et ma famille. Suivent les commissions de mes chers voisins et amis, qu'ils aillent au diable ! Volodia Vlassine fête son anniversaire demain, il faut lui acheter une bicyclette; la colonelle Vikhrine est enceinte, il faut alerter la sage-femme tous les jours. Etc… etc… J'ai cinq listes dans ma poche, et mon mouchoir est plein de nœuds. Alors, mon vieux, entre le bureau et le train, tu vois, je ne fais que courir comme un caniche, je tire la langue, ça me fait maudire l'existence. D'un magasin à la pharmacie, de la pharmacie chez la couturière, de la couturière à la charcuterie, et retour à la pharmacie… Ici, tu te casses la figure, là, tu perds ton argent, ailleurs tu oublies de payer et le commerçant te court après en hurlant… tu déchires la traîne d'une dame… Zut ! A force de courir, tu te soûles de fatigue, de rage, la nuit, tous les os te font mal, tu ne vois plus que des crocodiles dans tes rêves… Bon, les commissions sont faites, tu as acheté tout ce qu'il fallait… Autre problème : va m'emballer tout ce fourbi… Comment faire tenir dans un colis un lourd mortier en cuivre et un abat-jour en verre ? Du phénol avec du thé ? Les bouteilles de bière avec cette bicyclette ? Un vrai travail de Romain, une énigme, un rébus. Tu as beau te creuser la tête, tenter l'impossible, tu finiras toujours par mettre un truc en miettes, ou renverser quelque chose par terre; et puis c'est la gare, le train, te voilà les bras écartés, tout tordu, je ne sais quel paquet sous le menton, à moitié enterré sous des sacs, des cartons, Dieu sait quelles saloperies ! Dès que le train se met en branle, les voyageurs envoient valser tes affaires, ils n'ont plus de place pour s'asseoir. Ils crient, ils appellent le contrôleur, ils menacent de te faire débarquer, tu as l'air fin ! Tu restes là, à les regarder comme un âne fouetté. Maintenant, écoute la suite. J'arrive enfin chez moi. Après toutes ces misères, j'aurais le droit de boire un coup et de me payer une bonne ronflette, non ? Compte là-dessus ! Ta chère moitié est là, qui te guette depuis longtemps. Tu n'as pas avalé trois cuillerées de soupe qu'elle met le grappin sur le pauvre esclave : il faut qu'elle te traîne à un spectacle d'amateurs, ou à une soirée dansante. Inutile de protester. Tu es un mari, ce qui veut dire, en langage d'estivants, une bête docile, et je te la monte, et je te la charge quand il me plaît, rien à craindre de la société protectrice des animaux. Tu t'exécutes, tu écarquilles des yeux grands comme ça pendant le spectacle : Un (scandale dans une famille noble)
ou autre ânerie du même tonneau, tu applaudis en mesure, sur l'ordre de ton épouse. Pendant ce temps-là, tu crèves, tu t'étioles doucement, tu attends l'attaque d'apoplexie. Puis c'est le bal, tu dois observer les danseurs, en dénicher un pour ta femme, et si tu n'en trouves pas, allez, à toi de te lancer dans un quadrille. Il est minuit passé quand tu rentres, tu n'as plus figure humaine, tu es une misérable loque, bonne à jeter aux orties… Enfin, repos, ça y est, tu es déshabillé, couché… Aux anges. Ouf ! Autour de toi, c'est le calme, la poésie, la douceur, les gosses ne piaillent pas derrière la cloison, ton épouse n'est pas là, ta conscience est pure : le rêve, quoi. Tu t'assoupis, et, brusquement : Dzz ! Les moustiques ! (Il se lève d'un bond.)
Les moustiques, qu'ils soient trois fois maudits, les monstres ! (Il menace dn poing.)
Les moustiques ! Le supplice chinois ! L'Inquisition ! Dzz ! Et je te bourdonne sur un ton plaintif, si triste, on croirait qu'ils te demandent pardon, mais ils te piquent, les salauds, tu en as pour une heure à te gratter. Alors fume, écrase-les, enfouis-toi sous les draps, c'est comme si tu flûtais. Il n'y a plus qu'à dire amen, en crachant de dépit, qu'à les laisser faire,: "Bouffez-moi et soyez maudits." Tu t'es fait aux moustiques, ce n'est pas fini; dans la salle voisine, ton épouse étudie des romances avec des amis ténors. Le jour, ils dorment, mais la nuit, ils répètent pour un concert d'amateurs. Oh ! mon Dieu ! Les voix de ténor, quel supplice ! Les moustiques c'est du gâteau à côté ! (Il chante: )
"Ne dis pas que tu as perdu ta jeunesse… Je suis à nouveau devant toi…" Oh ! les gredins ! Ils m'ont crevé. J'ai tout de même trouvé un truc pour limiter les dégâts : là, près de l'oreille, je me tapote la tempe. Jusqu'à quatre heures du matin, c'est à cette heure-là qu'ils fichent le camp. Oh !… donne-moi encore un verre d'eau, mon vieux… Je n'en peux plus… Il est six heures, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, alors je file à la gare, prendre mon train… Et je cours, j'ai peur d'arriver en retard… je patauge dans la boue, il y a du brouillard… Il fait froid… brr ! J'arrive en ville, et la ritournelle remet ça. J'ai une vie infernale, je ne la souhaite pas à mon pire ennemi. Ça me rend malade, tu comprends ? J'ai de l'asthme, des brûlures, des angoisses chroniques, mon estomac ne veut plus rien digérer, j'y vois trouble… Et tu ne le croiras pas, mais je deviens cinglé… (Il jette un regard autour de lui.)
Ceci entre nous, hein ? J'ai l'intention de consulter un psychiatre… Par moments, je pique de ces crises, mon vieux… Quand je suis agacé ou abruti de fatigue, que les moustiques me dévorent, que les ténors chantent, je me lève d'un bond, et je me mets à courir comme un dératé, à travers toutes les pièces, et je hurle : "Je veux du sang ! Je veux du sang !" Sans blague, dans ces cas-là, je ficherais des coups de couteau, j'assommerais n'importe qui avec une chaise. Voilà à quoi ça vous mène, la vie d'estivant. Et personne n'a pitié de vous, personne ne compatit à votre sort, comme si tout cela était normal. Par-dessus le marché, on se moque de vous. Mais, comprends-moi donc, je suis un être vivant, moi, je veux vivre. Ce n'est pas un vaudeville, c'est une tragédie. Ecoute, si tu ne veux pas me donner le revolver, d'accord, mais plains-moi un peu, au moins…

MOURACHKINE
Mais je te plains…

TOLKATCHEV
Oui, je vois ça… Adieu. Je cours chercher des anchois, du saucisson… de la pâte dentifrice, et je file à la gare.

MOURACHKINE
Où es-tu en villégiature ?

TOLKATCHEV
A la Rivière-Pourrie.

MOURACHKINE (joyeusement.)
Pas possible ! Ecoute, est-ce que tu connais là-bas une estivante : Olga Pavlovna Finberg ?

TOLKATCHEV
Oui, j'ai fait sa connaissance.

MOURACHKINE
Vraiment ? Quelle coïncidence ! Comme ça tombe bien, comme c'est gentil de ta part…

TOLKATCHEV
Quoi ?

MOURACHKINE
Mon cher vieux, tu voudras bien me rendre un petit service ? En copain ! Hein ? Tu me promets ?

TOLKATCHEV
De quoi s'agit-il ?

MOURACHKINE
C'est un service d'ami que je te demande. Je t'en supplie, mon cher. D'abord, tu salueras Olga Pavlovna de ma part, tu lui diras que je me porte comme un charme et que je lui baise la main. Puis tu lui remettras un petit objet. Elle m'avait demandé de lui acheter une machine à coudre, et je n'ai personne pour la lui porter. Veux-tu t'en charger, mon vieux ? Et par la même occasion, prends donc aussi cette cage avec un canari… mais fais bien attention, la petite porte est fragile… Pourquoi me regardes-tu avec des yeux pareils ?

TOLKATCHEV
Une machine à coudre… un canari et sa cage… des serins, des pinsons…

MOURACHKINE
Mais qu'est-ce que tu as, Ivan Ivanovitch ? Pourquoi es-tu devenu si rouge ?

TOLKATCHEV
Amène-la, ta machine à coudre ! Et la cage ? Monte donc dessus ! Dévore-moi ! Torture-moi ! Achève-moi ! (Il serre les poings.)
Je veux du sang ! Du sang !

MOURACHKINE
Tu es fou ?

TOLKATCHEV (avançant vers lui.)
Je veux du sang ! Du sang !

MOURACHKINE (épouvanté.)
Il est devenu fou ! (Il appelle: )
Petrouchka ! Maria ! Où êtes-vous ? Au secours !

TOLKATCHEV (le poursuivant à travers la scène.)
Je veux du sang ! Je veux du sang !
(FIN)

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