Acte IV - Scène VI



(Angélique, Alidor)

Angélique
Je demande pardon de t'avoir fait attendre,
D'autant qu'en l'escalier on faisait quelque bruit,
Et qu'un peu de lumière en effaçait la nuit:
Je n'osais avancer, de peur d'être aperçue.
Allons, tout est-il prêt ? Personne ne m'a vue:
De grâce, dépêchons, c'est trop perdre de temps,
Et les moments ici nous sont trop importants ;
Fuyons vite, et craignons les yeux d'un domestique.
Quoi ! tu ne réponds point à la voix d'Angélique ?

Alidor
Angélique ! mes gens vous viennent d'enlever ;
Qui vous a fait sitôt de leurs mains vous sauver ?
Quel soudain repentir, quelle crainte de blâme,
Et quelle ruse enfin vous dérobe à ma flamme ?
Ne vous suffit-il point de me manquer de foi,
Sans prendre encor plaisir à vous jouer de moi ?

Angélique
Que tes gens cette nuit m'aient vue ou saisie !
N'ouvre point ton esprit à cette fantaisie.

Alidor
Autant que l'ont permis les ombres de la nuit,
Je l'ai vu de mes yeux.

Angélique
Tes yeux t'ont donc séduit ;
Et quelque autre sans doute, après moi descendue,
Se trouve entre les mains dont j'étais attendue.
Mais, ingrat, pour toi seul j'abandonne ces lieux,
Et tu n'accompagnais ma fuite que des yeux !
Pour marque d'un amour que je croyais extrême,
Tu remets ma conduite à d'autres qu'à toi-même !
Je suis donc un larcin indigne de tes mains ?

Alidor
Quand vous aurez appris le fond de mes desseins,
Vous n'attribuerez plus, voyant mon innocence,
À peu d'affection l'effet de ma prudence.

Angélique
Pour ôter tout soupçon et tromper ton rival,
Tu diras qu'il fallait te montrer dans le bal.
Faible ruse !

Alidor
Ajoutez et vaine, et sans adresse,
Puisque je ne pouvais démentir ma promesse.

Angélique
Quel était donc ton but ?

Alidor
D'attendre ici le bruit
Que les premiers soupçons auront bientôt produit,
Et d'un autre côté me jetant à la fuite,
Divertir de vos pas leur plus chaude poursuite.

Angélique (, en pleurant.)
Mais enfin, Alidor, tes gens se sont mépris ?

Alidor
Dans ce coup de malheur, et confus, et surpris,
Je vois tous mes desseins succéder à ma honte ;
Mais il me faut donner quelque ordre à ce mécompte:
Permettez…

Angélique
Cependant, à qui me laisses-tu ?
Tu frustres donc mes vœux de l'espoir qu'ils ont eu,
Et ton manque d'amour, de mes malheurs complice,
M'abandonnant ici, me livre à mon supplice ?
L'hymen (ah, ce mot seul me réduit aux abois !)
D'un amant odieux me va soumettre aux lois ;
Et tu peux m'exposer à cette tyrannie !
De l'erreur de tes gens je me verrai punie !

Alidor
Nous préserve le ciel d'un pareil désespoir !
Mais votre éloignement n'est plus en mon pouvoir.
J'en ai manqué le coup ; et, ce que je regrette,
Mon carrosse est parti, mes gens ont fait retraite.
À Paris, et de nuit, une telle beauté,
Suivant un homme seul, est mal en sûreté:
Doraste, ou par malheur quelque rencontre pire,
Me pourrait arracher le trésor où j'aspire:
Evitons ces périls en différant d'un jour.

Angélique
Tu manques de courage aussi bien que d'amour,
Et tu me fais trop voir par ta bizarrerie
Le chimérique effet de ta poltronnerie.
Alidor (quel amant !)
n'ose me posséder.

Alidor
Un bien si précieux se doit-il hasarder ?
Et ne pouvez-vous point d'une seule journée
Retarder le malheur de ce triste hyménée ?
Peut-être le désordre et la confusion
Qui naîtront dans le bal de cette occasion
Le remettront pour vous ; et l'autre nuit, je jure…

Angélique
Que tu seras encore ou timide ou parjure.
Quand tu m'as résolue à tes intentions,
Lâche, t'ai-je opposé tant de précautions ?
Tu m'adores, dis-tu ? tu le fais bien pa raître,
Rejetant mon bonheur ainsi sur un peut-être.

Alidor
Quoi qu'ose mon amour appréhender pour vous,
Puisque vous le voulez, fuyons, je m'y résous ;
Et malgré ces périls… Mais on ouvre la porte ;
C'est Doraste qui sort, et nous suit à main-forte.
(Alidor s'échappe et Angélique le veut suivre ; mais Doraste l'arrête.)

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