Acte III - Scène VI



('''Angélique, Alidor)

Angélique
Où viens-tu, déloyal ? avec quelle impudence
Oses-tu redoubler mes maux par ta présence ?
Qui te donne le front de surprendre mes pleurs ?
Cherches-tu de la joie à même mes douleurs ?
Et peux-tu conserver une âme assez hardie
Pour voir ce qu'à mon cœur coûte ta perfidie ?
Après que tu m'as fait un insolent aveu
De n'avoir plus pour moi ni de foi ni de feu,
Tu te mets à genoux, et tu veux, misérable,
Que ton feint repentir m'en donne un véritable ?
Va, va, n'espère rien de tes submissions ;
Porte-les à l'objet de tes affections ;
Ne me présente plus les traits qui m'ont déçue ;
N'attaque point mon cœur en me blessant la vue.
Penses-tu que je sois, après ton changement,
Ou sans ressouvenir, ou sans ressentiment ?
S'il te souvient encor de ton brutal caprice,
Dis-moi, que viens-tu faire au lieu de ton supplice ?
Garde un exil si cher à tes légèretés.
Je ne veux plus savoir de toi mes vérités.
Quoi ! tu ne me dis mot ! Crois-tu que ton silence
Puisse de tes discours réparer l'insolence ?
Des pleurs effacent-ils un mépris si cuisant ?
Et ne t'en dédis-tu, traître, qu'en te taisant ?
Pour triompher de moi veux-tu, pour toutes armes,
Employer des soupirs et de muettes larmes ?
Sur notre amour passé c'est trop te confier ;
Du moins dis quelque chose à te justifier ;
Demande le pardon que tes regards m'arrachent ;
Explique leurs discours, dis-moi ce qu'ils me cachent.
Que mon courroux est faible ! et que leurs traits puissants
Rendent des criminels aisément innocents !
Je n'y puis résister, quelque effort que je fasse ;
Et de peur de me rendre, il faut quitter la place.
(Alidor la retient, comme elle veut s'en aller.)
Quoi ! votre amour renaît, et vous m'abandonnez !
C'est bien là me punir quand vous me pardonnez.
Je sais ce que j'ai fait, et qu'après tant d'audace
Je ne mérite pas de jouir de ma grâce ;
Mais demeurez du moins, tant que vous ayez su
Que par un feint mépris votre amour fut déçu,
Que je vous fus fidèle en dépit de ma lettre ;
Qu'en vos mains seulement on la devait remettre ;
Que mon dessein n'allait qu'à voir vos mouvements
Et juger de vos feux par vos ressentiments.
Dites, quand je la vis entre vos mains remise,
Changeai-je de couleur ? eus-je quelque surprise ?
Ma parole plus ferme et mon port assuré
Ne vous montraient-ils pas un esprit préparé ?
Que Clarine vous die, à la première vue,
Si jamais de mon change elle s'est aperçue.
Ce mauvais compliment flattait mal ses appas ;
Il vous faisait outrage, et ne l'obligeait pas ;
Et ses termes piquants, mal conçus pour lui plaire,
Au lieu de son amour, cherchaient votre colère.

Angélique
Cesse de m'éclaircir sur ce triste secret ;
En te montrant fidèle, il accroît mon regret:
Je perds moins, si je crois ne perdre qu'un volage,
Et je ne puis sortir d'erreur qu'à mon dommage.
Que me sert de savoir que tes vœux sont constants ?
Que te sert d'être aimé, quand il n'en est plus temps ?

Alidor
Aussi je ne viens pas pour regagner votre âme:
Préférez-moi Doraste, et devenez sa femme.
Je vous viens, par ma mort, en donner le pouvoir:
Moi vivant, votre foi ne le peut recevoir.
Elle m'est engagée, et quoi que l'on vous die,
Sans crime elle ne peut durer moins que ma vie.
Mais voici qui vous rend l'une et l'autre à la fois.

Angélique
Ah ! ce cruel discours me réduit aux abois.
Ma colère a rendu ma perte inévitable,
Et je déteste en vain ma faute irréparable.

Alidor
Si vous avez du cœur, on la peut réparer.

Angélique
On nous doit dès demain pour jamais séparer.
Que puis-je à de tels maux appliquer pour remède ?

Alidor
Ce qu'ordonne l'amour aux âmes qu'il possède.
Si vous m'aimez encor, vous saurez dès ce soir
Rompre les noirs effets d'un juste désespoir.
Quittez avec le bal vos malheurs pour me suivre,
Ou soudain à vos yeux je vais cesser de vivre.
Mettrez-vous en ma mort votre contentement ?

Angélique
Non ; mais que dira-t-on d'un tel emportement ?

Alidor
Est-ce là donc le prix de vous avoir servie ?
Il y va de votre heur, il y va de ma vie ;
Et vous vous arrêtez à ce qu'on en dira !
Mais faites désormais tout ce qu'il vous plaira:
Puisque vous consentez plutôt à vos supplices
Qu'à l'unique moyen de payer mes services,
Ma mort va me venger de votre peu d'amour ;
Si vous n'êtes à moi, je ne veux plus du jour.

Angélique
Retiens ce coup fatal ; me voilà résolue:
Use sur tout mon cœur de puissance absolue:
Puisqu'il est tout à toi, tu peux tout commander ;
Et contre nos malheurs j'ose tout hasarder.
Cet éclat du dehors n'a rien qui m'embarrasse ;
Mon honneur seulement te demande une grâce ;
Accorde à ma pudeur que deux mots de ta main
Puissent justifier ma fuite et ton dessein ;
Que mes parents surpris trouvent ici ce gage
Qui les rende assurés d'un heureux mariage,
Et que je sauve ainsi ma réputation
Par la sincérité de ton intention.
Ma faute en sera moindre, et mon trop de constance
Paraîtra seulement fuir une violence.

Alidor
Enfin par ce dessein vous me ressuscitez:
Agissez pleinement dessus mes volontés.
J'avais pour votre honneur la même inquiétude,
Et ne pourrais d'ailleurs qu'avec ingratitude,
Voyant ce que pour moi votre flamme résout,
Dénier quelque chose à qui m'accorde tout.
Donnez-moi ; sur-le-champ je vous veux satisfaire.

Angélique
Il vaut mieux que l'effet à tantôt se diffère.
Je manque ici de tout, et j'ai le cœur transi
De crainte que quelqu'un ne te découvre ici.
Mon dessein généreux fait naître cette crainte ;
Depuis qu'il est formé, j'en ai senti l'atteinte.
Quitte-moi, je te prie, et coule-toi sans bruit.

Alidor
Puisque vous le voulez, adieu, jusqu'à minuit.
(''Alidor s'en va, et Angélique continue''.)

Angélique
Que promets-tu, pauvre aveuglée ?
À quoi t'engage ici ta folle passion ?
Et de quelle indiscrétion
Ne s'accompagne point ton ardeur déréglée ?
Tu cours à ta ruine, et vas tout hasarder
Sur la foi d'un amant qui n'en saurait garder.
Je me trompe, il n'est point volage:
J'ai vu sa fermeté, j'en ai cru ses soupirs ;
Et si je flatte mes désirs,
Une si douce erreur n'est qu'à mon avantage.
Me manquât-il de foi, je la lui dois garder,
Et pour perdre Doraste il faut tout hasarder.

Alidor (, sortant de la porte d'Angélique, et repassant sur le théâtre.)
Cléandre, elle est à toi ; j'ai fléchi son courage.
Que ne peut l'artifice, et le fard du langage ?
Et si pour un ami ces effets je produis,
Lorsque j'agis pour moi, qu'est-ce que je ne puis ?

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