Scène III



(CHARLES, EMMA GEMMA.Au fond, dans le jardin, les trois enfants, jouant.)

EMMA GEMMA
J'appelle ça l'été. C'est superbe. Les branches Sont joyeuses, — je t'aime, — et que de choses blanches ! Les lys, les papillons, les colombes ! Le ciel N'endosse pas son bleu de Prusse officiel, Il s'humanise, il a de très jolis nuages ! On devine dans l'ombre un tas de mariages, De l'abeille et du thym, de l'herbe et du rayon. Dessine donc ce lierre, as-tu là ton crayon ? Charles, tu ne sais pas, je suis toute contente.

CHARLES
Emma !

EMMA GEMMA
Toi, nos enfants. J'ai tout ; rien ne me tente. Je ne crains rien, qui donc pourrait trahir ici ? Nous sommes innocents, et la nature aussi. La forêt est pour nous ; je serais curieuse De savoir si j'ai fait quelque chose à l'yeuse ; Les fleurs n'ont nul motif de nous vouloir du mal. Ce bailli m'a bien l'air un peu d'un animal, J'en suis quitte pour fuir s'il vient dans la clairière, Et je lui fais la moue en riant par derrière. Le bonheur fait l'effet, ne l'éprouves-tu pas? Qu'on est chaque matin remariés tout bas ; On sent quelqu'un, très loin et tout près, qui dans l'ombre Met sur vous en silence une grande main sombre ; On chante, on rit, on sent que l'âme est à genoux ; Et l'on a sur le front je ne sais quoi de doux, L'air, le printemps, le ciel, l'amour profond des choses, Des bénédictions faites avec les roses.

CHARLES(lui prenant les mains. )
Oh !

EMMA GEMMA
Comment nommes-tu ce gentil jasmin-là ?

CHARLES
Un troëne.

EMMA GEMMA
Ils ont mis leur habit de gala, Tous ces buissons. Partout des fleurs. Vois le beau saule ! La petite fait bien ses dents, elle est très drôle, Elle égratigne avec son petit doigt vermeil. Il me semble que Dieu m'a donné le soleil ! Charles, j'ai le soleil.

CHARLES
Et moi, j'ai ton sourire. Oh ! je t'aime. Les mots ne peuvent pas le dire. Voilà neuf ans, et c'est toujours le premier jour.

EMMA GEMMA(avec une grande révérence. )
Et monseigneur le prince est payé de retour!

CHARLES
Prince ! est-ce qu'on est prince ? on est homme, on est libre. Le peuple veut que, roi, je lui fasse équilibre ? Voyons sa signature au bas de ce contrat. Personne n'est à moi, que moi.

EMMA GEMMA
Que toi ! l'ingrat! Et moi? tu ne veux pas, dis, que je t'appartienne?

CHARLES
Ange! oh oui, prends mon âme et je prendrai la tienne.

EMMA GEMMA
Tu n'es pas prince. Soit. Ni Habsbourg, ni Bourbon. Et moi, je ne suis pas un ange. C'est très bon D'être une femme. On a des enfants. Trop de gloire Ça gêne. Un ange vit sans manger et sans boire. Moi, je dîne, j'ai faim, tu sais comme je bois. Et j'aime bien manger des fraises dans les bois. Un ange est impalpable, il fuit, rien ne le touche. Un baiser, c'est bien doux. Si l'on n'a pas de bouche, Comment faire ? Et la nuit, si l'on ne dort jamais, On s'en va donc planer seule sur des sommets. C'est trop beau. Non. J'ai peur de l'azur, je me sauve. J'aime mieux nos repas sur l'herbe, notre alcôve, Nos fleurs, notre sommeil ensemble, nos rideaux, Et des mioches au sein que des ailes au dos. Oh! qu'il vienne jamais une heure où je préfère Le paradis à Charle et le ciel à la terre, Il faut rayer cela de vos papiers, bon Dieu.

CHARLES
Reste femme, et sois ange.

EMMA GEMMA
Ah ! ça me trouble un peu.

CHARLES(pensif. )
La naissance implacable est attachée à l'homme. Oui, si je n'étais point par malheur ce qu'on nomme Un prince, je dirais : un éden m'est échu.

EMMA GEMMA
Tant pis, il fait si chaud que j'ôte mon fichu. On est chez soi. Cette ombre est très peu fréquentée. C'est égal, je serais bien trop décolletée, Si nous n'étions pas seuls.

CHARLES
Ève, vous me tentez. Il veut l'embrasser.(Elle s'enfuit en riant derrière le saule. )
Ce saule est dans Virgile. — Oh ! viens à mes côtés.
(Il s'assied sur le banc de gazon. )

EMMA GEMMA
À la condition que vous serez très sage.

CHARLES
Je t'obéirai. Viens. L'aube est sur ton visage.

EMMA GEMMA(se rapprochant. )
Quel rendez-vous d'oiseaux que ce vert carrefour!

CHARLES
Viens !

EMMA GEMMA
Charles, autour de nous toute l'ombre est amour.
(Elle se rapproche.)

CHARLES
Viens !
(Elle s'assied près de lui sur le banc. — Moment de plénitude et de silence.)

CHARLES
Dieu veut que, parfois, l'ombre ait une âme gaie ; Et cette âme, c'est toi. Ma tête fatiguée Se pose sur ton sein, point d'appui du proscrit. L'ombre, te voyant rire, a confiance et rit. Les roses pour s'ouvrir attendent que tu passes. Nous sommes acceptés là-haut par les espaces, Et, tu dis vrai, les champs, les halliers noirs, les monts Sont de notre parti, puisque nous nous aimons. Oui, rien n'est méchant, rien, rien, pas même l'ortie. Que c'est charmant, l'étang, l'aurore, la sortie Des nids au point du jour, chacun risquant son vol, L'herbe en fleur, Dieu partout, la nuit, le rossignol ; Toute cette harmonie est une sombre joute, Exquise en son mystère, et ta beauté s'ajoute À la forêt, au lac, à l'étoile des cieux. Le chêne, en te voyant, frémit, ce pauvre vieux ; La source offre son eau, la ronce offre ses mûres, Et les ruisseaux, les prés, les parfums, les murmures, Semblent n'avoir pour but que d'être autour de toi. Emma, tu vas, tu viens, tu me parles ; sans quoi Je mourrais. Avec nous l'ombre est de connivence; Peut-être quelque bras pour nous saisir s'avance, Mais cet âpre désert nous cache, et, doucement, Nous adopte, gagné par ton enchantement, On te sent dans ces bois une espèce de fée ; Tu dois, à ton insu d'un nimbe d'or coiffée, Être une sainte ailleurs, dont c'est la fête ici. Tu m'aimais à seize ans! Oui, tout te dit : merci ! L'épanouissement universel t'encense. Être une grâce, Emma, c'est être une puissance. O solitude ! on aime, et vivre semble aisé. C'est l'été, c'est midi, tout pardonne apaisé. L'eau court sous les cressons, l'oiseau dans l'azur plonge, Et les arbres profonds ont l'air de faire un songe. Dieu tient l'homme, et l'emplit d'amour, en se servant Des bois, du mois de mai, du nuage et du vent. La vie auprès de toi, que sais-je ? c'est le charme. Nos enfants sur le seuil, dans les fleurs une larme, Tout jusqu'à ces gazons qui languissent le soir, Prétextes à te mettre aux mains un arrosoir, Et quelque pâtre au loin dont on entend la flûte ! Vois-tu, je n'admets pas, mon ange, une minute, Que je puisse être au monde et ne point t'adorer.

EMMA GEMMA(l'œil humide. )
Oh! rire prouve moins le bonheur que pleurer. Ces larmes, c'est la joie.

CHARLES
O ma femme !
(Ils s'embrassent. Les enfants interrompent leur jeu. )

CÉCILE(tirant Charles par l'habit. )
Et nous, père !
(Charles et Emma se retournent.)

EMMA GEMMA(souriant. )
Ils sont jaloux.
(Charles et Emma Gemma embrassent les enfants.)

CHARLES(les yeux au ciel.)
Grand Dieu, sois bon dans ta lumière, Sois clément ! Je les mets sous ta garde.

EMMA GEMMA
Pourquoi Ce cri d'inquiétude ? As-tu des craintes ?

CHARLES
Moi ? Non.

EMMA GEMMA
Nous sommes ici bien cachés.

CHARLES(la reprenant dans ses bras.)
Je te serre Contre mon cœur, devant cette forêt sincère. Non, rien ne peut tromper ici, tout est bonté. Les bois, les fleurs, les champs disent la vérité. La nature est l'azur qui n'a pas de mensonge. Dans ce rayon qu'on voit, c'est Dieu qui se prolonge. Ayons foi.

EMMA GEMMA
Menons-nous les enfants dans le bois ?

CHARLES
Je vous suis.

EMMA GEMMA(aux enfants. )
Tenez-vous par la main tous les trois.(À Charles. )
Je vais mettre, un chapeau.(À l'aînée. )
Veille aux enfants, Cécile.
(Elle entre dans la maison. — Les enfants entrent dans le bois.)

Autres textes de Victor Hugo

Les Misérables - Tome I : Fantine

Le Tome 1 de "Les Misérables", intitulé "Fantine", se concentre sur plusieurs personnages clés et thèmes qui posent les fondements du récit épique de Victor Hugo. Le livre s'ouvre sur...

Les Contemplations - Au bord de l'infini

J’avais devant les yeux les ténèbres. L’abîmeQui n’a pas de rivage et qui n’a pas de cimeÉtait là, morne, immense ; et rien n’y remuait.Je me sentais perdu dans l’infini...

Les Contemplations - En marche

Et toi, son frère, sois le frère de mes fils.Cœur fier, qui du destin relèves les défis,Suis à côté de moi la voie inexorable.Que ta mère au front gris soit...

Les Contemplations - Pauca Meae

Pure innocence ! Vertu sainte !Ô les deux sommets d’ici-bas !Où croissent, sans ombre et sans crainte,Les deux palmes des deux combats !Palme du combat Ignorance !Palme du combat Vérité...

Les Contemplations - Les luttes et les rêves

Un soir, dans le chemin je vis passer un hommeVêtu d’un grand manteau comme un consul de Rome,Et qui me semblait noir sur la clarté des cieux.Ce passant s’arrêta, fixant...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024