Scène II



(LA MARGRAVE, HERR GROOT.)

HERR GROOT
Evanouissez-vous, gens de peu! Quelqu'un passe.(Les bourgeois et les paysans sortent et se dispersent. A la Margrave. )
C'est ici.

LA MARGRAVE(la canne à la main, examinant la maison. )
La cahute est misérable et basse.

HERR GROOT
J'attends vos ordres,

LA MARGRAVE
Moi, bonhomme, vos conseils.

HERR GROOT
L'histoire d'Angleterre offre deux cas pareils. Jacques, duc de Grafton, fut l'amant d'une fille Bourgeoise et de fort basse et petite famille, Qui semblait l'adorer, c'est toujours comme ça ; Il en eut des enfants, madame; il la chassa ; Ce fut très bien.

LA MARGRAVE
Ce duc me plaît.

HERR GROOT
Page suivante : Georges, duc de Bedfort, s'éprit d'une servante ; Il en eut des enfants, si bien qu'on jasa d'eux ; Il l'épousa ; ce fut très bien.

LA MARGRAVE
Très bien tous deux?

HERR GROOT
Oui.

LA MARGRAVE
Mais ayant suivi la conduite contraire, L'un blâme et dément l'autre ; on ne peut se soustraire À ceci que l'un d'eux fut aveugle, caduc, Inepte, absurde!

HERR GROOT
Il est difficile qu'un duc Se trompe.

LA MARGRAVE
Il faut que l'un ou que l'autre radote. Jacques chasse Goton, George épouse Phlipote ; Si Jacque a bien fait, George a mal fait, et Bedfort Ne peut avoir raison sans que Grafton ait tort.

HERR GROOT
Madame la duchesse a raison.

LA MARGRAVE
Sur quoi, maître?

HERR GROOT
Étant duchesse, aux ducs vous devez vous connaître. Votre grâce ne peut mal raisonner.

LA MARGRAVE
Alors Si je raisonne bien, lequel de ces deux lords A bien agi ? Parlez.

HERR GROOT
Celui que votre grâce Approuve.

LA MARGRAVE
Les anglais ne sont pas de ma race. Ils sont anglais, et nous allemands; laissons-les.

HERR GROOT
Votre oncle l'électeur de Hanovre est anglais.

LA MARGRAVE
Je suis margrave en Prusse et duchesse en Hanovre, Mais je n'ai rien d'anglais ; passons. — Donc il est pauvre?

HERR GROOT
Très pauvre.

LA MARGRAVE
En vérité, c'est monstrueux.

HERR GROOT
Je crois Qu'étant savant, il fait des herbiers dans les bois. Il doit avoir un peu d'argent caché, qu'il mange.

LA MARGRAVE
Voyons, comprenez-moi, c'est une histoire étrange. Mon fils Charle est proscrit. Le chef de ma maison, L'empereur, a banni mon fils avec raison. Je le cherche. Voilà dix ans qu'il se dérobe. Cet enfant, qui jadis ne quittait pas ma robe, Et que j'avais toujours près de moi, maintenant De fils s'est fait rebelle, et de prince manant. J'enrageais. Je le hais de braver ma puissance. L'autre jour tout à coup j'eus vent de sa présence Dans un pays à moi que je ne connais point ; Ce duché-ci. J'accours.

HERR GROOT
Le fuyard est rejoint. Votre duché, madame, étant un lieu d'asile, Naturellement s'offre à tous ceux qu'on exile. Du reste, il n'est ici que depuis peu. Vraiment, On demeure interdit qu'un margrave allemand Soit venu s'établir dans cet endroit sylvestre.

LA MARGRAVE
Vous êtes sénéchal, bailli, shériff, bourgmestre. J'arrive. Informez-moi.

HERR GROOT(lui montrant le château au haut de la colline. )
Voici votre palais.

LA MARGRAVE
À peine ai-je eu le temps d'en ouvrir les volets. — Et vous dites qu'il est marié, c'est horrible !

HERR GROOT(saluant. )
Marié.

LA MARGRAVE
Devant qui ? devant quoi ?

HERR GROOT(resaluant. )
Sur la bible.

LA MARGRAVE
Et qu'il a trois enfants!

HERR GROOT(saluant encore. )
Pas plus.

LA MARGRAVE
Rien que cela. C'est la bible qui fait de ces sottises-là !

HERR GROOT
Quand il a réussi quelque herbier magnifique.
(Il hésite.)

LA MARGRAVE
Eh bien?

HERR GROOT
Il va le vendre à la ville.

LA MARGRAVE
Il trafique ! Un fils de Charlemagne et de Josomirgot!

HERR GROOT
La volonté du ciel soit faite !

LA MARGRAVE
Vieux cagot ! Oh ! j'écume. Un garçon qui pourrait être, en somme, Bel esprit à Potsdam, à Versailles bel homme ! Je n'aurais jamais cru que mon fils émigrât.(Elle regarde la maison. )
Taudis abject ! trop bon encor pour cet ingrat ! Au fait, puisqu'on le chasse, il faut bien qu'il s'exile. Mais pourquoi se fait-il chasser, cet imbécile ? Monsieur est philosophe. Il fronde les abus. Il éclate de rire au nez des rois fourbus. Il veut penser, lui prince ! Il veut jouer un rôle. On le jette à la porte. On fait bien. Va-t'en, drôle ! Mais est-ce une raison pour se mésallier ! Je comprends qu'il se fasse, ainsi qu'un écolier, Bannir pour un fatras d'opinions diverses, Bonnes aux gens de rien, et chez les rois perverses ; Progrès, raison, devoirs, droits, est-ce que je sais ? Mais que, flanqué dehors, il n'en ait point assez ! Mais que des algonquins il se fasse copiste, Qu'il vive en de tels trous qu'on perd dix ans sa piste, Qu'il vienne se cacher au désert comme un loup, Qu'il ose, ensorcelé par une rien du tout, L'épouser, comme si l'on épousait ! qu'il aille Faire des tas d'enfants dans les bois! qu'il travaille Pour vivre ! qu'il fréquente un endroit où l'on vend ! Qu'il se connaisse en herbe, en foin ! qu'il soit savant ! C'est lâche! c'est affreux! je voudrais être morte. Alcade, comprends-tu ? que le diable t'emporte !

HERR GROOT
Je…

LA MARGRAVE
Je suis hors des gonds. Je suis en vif-argent… À force de marcher dans sa chambre en songeant, Avec tout le vieux sang qui vous bout dans les veines On finit par s'emplir l'esprit de choses vaines, Et par savoir par cœur les fleurs de son tapis. Qu'est-ce que je disais?…(Examinant la maison. )
— Des murs tout décrépits. — Quant à la femme, elle est ce qu'elle est. Je devine Que la vilaine est jeune, adorable, divine, Qu'elle a charmé mon fils sans penser au profit, Qu'elle a mille vertus, et cela me suffit, Je n'en veux pas. Beauté, soit. Vénus dans sa conque Viendrait, ayant pour père un échevin quelconque, Que je dirais : Allez être belle plus loin. Vous n'êtes point ma bru.(Regardant la maison. )
Lui, vivre dans ce coin ! -—Qu'on n'imagine pas que, si je le rencontre, Je faiblirai. Nenni. Le cœur, c'est une montre ; Vous ne le montez pas, il s'arrête. Ah ! dauphin, Nous allons voir ! je suis exaspérée enfin ! C'est laid, ce bois. Des pins, quelques méchants cytises. Aimer, cela fait faire aux hommes des bêtises, Je le sais. On roucoule, eh oui, mais, un beau jour, On dit : je suis stupide, et l'on rentre à la cour, Et l'on se débarbouille, et que Dieu vous bénisse, Et, guéri de Javotte, on épouse Arthénice.(Regardant par les fenêtres ouvertes l'intérieur de la maison. )
Et pas même un sofal Quelle chute! - Un buffet, Quatre chaises de paille! Oh! comme c'est bien fait ! Qui les a mariés ? quelque béat sinistre ? Un morave ?

HERR GROOT
Un pasteur selon Augsbourg.

LA MARGRAVE
Un cuistre ! Un fanatique ! un rustre ! On déteste les grands. On leur fait ce bon tour de mêler tous les rangs!

HERR GROOT
Altesse.

LA MARGRAVE
Oh ! cela fait du bien d'être en colère. Qu'une bourgeoise ait eu l'audace de lui plaire ! Trois enfants ! c'est à mettre un homme au cabanon. Ce n'est pas que je sois une momie. Eh non, J'ai l'esprit de mon siècle, et n'en fais pas mystère, J'écris de temps en temps à d'Alembert ; Voltaire M'adresse des quatrains; ça ne m'empêche pas De faire aller mon peuple à la baguette.

HERR GROOT
Au pas ! Taisez-vous ! — C'est ainsi qu'on rend heureux les hommes. — Je dépense pour vous, donc soyez économes. — Voilà comme un bon roi parle en père aux manants.

LA MARGRAVE
Ce sont ces trois enfants qui sont impertinents. On peut se tirer d'un. Mais de trois ! quelle faute ! Un guêpier de marmots !(Regardant la maison. )
La baraque est peu haute.(Elle aperçoit les livres et se met à les feuilleter. )
Des livres — Montesquieu, Jean-Jacques, Diderot. S'y plaire, c'est fort bien; mais y croire, c'est trop. — Je croirais au bon Dieu, s'il fallait que je crusse À quelque chose. Il veut singer le roi de Prusse. Au fait, ce Frédéric fut jadis à mon gré ; C'est un roi d'athéisme et de gloire tigré ; Il a des gens d'esprit à sa cour; c'est un sage. Au surplus, je ferai casser ce mariage. — Nous le remarierons avec d'autres appas Ayant couronne au front comme il sied. Ce n'est pas Que je le blâme fort de ce libertinage D'opinions qu'on a d'ordinaire à son âge. Il a de qui tenir. L'empereur ni le roi Ne me font peur, je suis chez eux comme chez moi. Mon humeur à Schœnbrunn prend ses aises, ricane, Gronde, et je fais sonner le plancher sous ma canne. — Je hais les préjugés, ça sent le renfermé. Mais un duc est un duc. — Oh! j'aurais tant aimé Avoir des petits-fils, j'entends des petits princes ! On leur donne des noms d'états et de provinces. Bavière, embrasse-moi. Saxe, viens te coiffer. Tyrol, laissez le chat, vous vous ferez griffer. C'est charmant. Je suis bien à plaindre. Vieillir seule ! Être grand'mère est doux, je ne suis qu'une aïeule.(Regardant le château. )
Tout à l'heure j'étais seule en ce grand palais ; Plus ils sont beaux, étant vides, plus ils sont laids. Mon pas était lugubre en ces salles profondes. Je disais : Il faudrait ici des têtes blondes.(Rêvant. )
La femme c'est l'énigme, et l'enfant c'est le mot. Pour avoir pris à temps dans ses bras un marmot, La feue impératrice a gardé la Hongrie. — C'est puissant, les enfants! — Oh ! je suis bien aigrie ! Gertrude de Lusace était ce qu'il fallait. Elle eût, certe, épousé mon fils, beau comme il est, Et cette noce aurait enchanté l'Allemagne, Car de cette façon le sang de Charlemagne Se serait rajeuni dans le sang d'Attila. Quand je songe qu'avec cette Gertrude-là Mon fils m'eût pu donner des enfants! — C'est infâme, Au lieu d'une princesse, il épouse une femme ! J'ai tant aimé ce fils. Oh ! je le hais. Frappons. Cadi, que puis-je ici? quels sont mes droits ? réponds.

HERR GROOT
Votre altesse est ici souveraine, et chez elle. Ce peuple est bon. Il est votre peuple avec zèle.

LA MARGRAVE
Amen.

HERR GROOT
Bourgs et châteaux, jusqu'au dernier canton, Ce pays est à vous.

LA MARGRAVE
Comment l'appelle-t-on?

HERR GROOT
Golgau.

LA MARGRAVE
Soit.

HERR GROOT
Votre altesse est margrave régnante, Tante de l'empereur, reine.

LA MARGRAVE
De plus plaignante. Quels droits est-ce que j'ai?

HERR GROOT
Ceux qu'il vous plaît d'avoir. Faire vos volontés, c'est tout votre devoir.

LA MARGRAVE
Bonnes lois. — Vous tiendrez ma présence secrète.

HERR GROOT
Qu'est-ce que votre altesse en ce moment décrète ?

LA MARGRAVE
Que vous êtes un sot d'abord.

HERR GROOT
Et puis ?

LA MARGRAVE
Et puis, Que je vais être enfin heureuse, si je puis.(Elle réfléchit un moment. )
Si je veux en prison fourrer mon fils ?

HERR GROOT
Madame, Vous fourrez son altesse en prison.

LA MARGRAVE
Et la femme ?

HERR GROOT
Au couvent.

LA MARGRAVE
Au couvent. C'est bien.

HERR GROOT
Sous les verrous.

LA MARGRAVE
Quel est le juge ?

HERR GROOT
Moi.

LA MARGRAVE
Quel est le code ?

HERR GROOT
Vous.

LA MARGRAVE
Et si l'on résistait ?

HERR GROOT
Vous avez une armée.

LA MARGRAVE
Ah !

HERR GROOT
De dix hommes.

LA MARGRAVE
Bon.

HERR GROOT
Des pas sous la ramée. C'est…

LA MARGRAVE
Qui ?

HERR GROOT
Monseigneur.

LA MARGRAVE
Lui ! Je ne veux point le voir ! Je veux frapper, les yeux fermés. C'est mon devoir.

HERR GROOT
Il est avec sa femme et ses enfants.

LA MARGRAVE
Il l'ose !(À Herr Groot. )
Surtout, tais-toi !

HERR GROOT(à part. )
Donner des ordres bouche close, C'est malaisé.

LA MARGRAVE
Que tout soit prêt, pas de retards.(Frappant du pied. )
Je ferai déclarer ces enfants-là bâtards.(Regardant la maison. )
Oh! l'affreux petit nid qu'a fait là ce rebelle!

HERR GROOT
La cabane est difforme.

LA MARGRAVE
Elle est beaucoup trop belle, Et je le voudrais voir encor plus mal logé Avec ses sauvageons, dans la rage que j'ai.(Ils sortent. ) ( Paraissent le duc Charles et Emma Gemma. )

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