Scène VII



(Cora, en peignoir de satin blanc.)


Cora
Me voici, est-ce que j'ai été longue ?

Roger
(tendrement.)

Toujours trop, à mon gré, vilaine !

Cora
(riant, elle s'assied sur une chaise.)

Que vous êtes drôle, monsieur de Lérigny ! Mais, en Amérique lorsque les messieurs nous font la cour… ils ne parlent pas du tout comme cela.

Roger
(inquiet.)

Hein !

Cora
Je vous l'assure… Quand nous plaisons à un américain, il nous dit tout simplement : "Miss ! You are very pretty, I'love you…".Et cela suffit.

Roger
Ah !… c'est comme cela que… Eh bien ! Je vous remercie de la leçon !

Cora
A propos… Et le baron Tristan ?… Est-il parti ?

Roger
Oui !

Cora
Avez-vous fait ce que je vous avais recommandé ? Avez-vous pris des ménagements ?…

Roger
Oh ! pour cela, on ne peut rien me reprocher…

Cora
Enfin que lui avez vous dit ?

Roger
(étourdiment.)

Je lui ai dit que c'était complet.

Cora
Hein !

Roger
Ah ! pardon, je pensais à autre chose… Eh ! bien, je lui ai fait part de notre mariage comme vous me l'aviez dit… voilà.

Cora
Et il a bien pris la chose ?

Roger
Oh ! Le mieux du monde !

Cora
Il n'a pas été blessé ?

Roger
Non… pas pour le moment !

Cora
Tant mieux…
(Un instant de silence.)


Roger
(subitement.)

Cora !

Cora
Monsieur de Lérigny ?

Roger
D'abord je vous prie de ne plus m'appeler monsieur de Lérigny… Je suis votre mari maintenant… Appelez-moi Roger !

Cora
(ennuyée)

Eh ! bien, Roger !… que voulez-vous ?

Roger
Oh ! vous n'avez pas bien dit cela, voyons ; venez vous asseoir là près de moi… sur ce divan… Vous ne voulez pas… Voyons, Cora, tu ne veux pas… Allons viens… viens donc, voyons… (Cora pousse un soupir et s'asseoit à côté, de lui.)
A la bonne heure… là… encore plus près… (Il la prend dans ses bras et veut l'embrasser.)

Cora
(le repoussant un peu.)

Oh !

Roger
Quoi ! tu ne veux pas…

Cora
(mollement.)

Si, mon ami… tout ce que vous voulez, mais si vous saviez comme ça m'ennuie !

Roger
Que tu es vilaine… va (Il l'embrasse)
 ! Voyons qu'allons nous faire… quand nous serons mariés ?

Cora
(gaiement.)

Ah ! oui, qu'allons nous faire ?

Roger
(se rapprochant encore plus près d'elle et la tenant par la taille.)

Cherchons ensemble !

Cora
D'abord, cela va sans dire, nous ferons un voyage de noces…

Roger
Ah ! tu crois… on dit pourtant que ça a de grands inconvénients…

Cora
Mais mon ami, c'est la mode !

Roger
Oh ! alors !

Cora
Nous disons donc le voyage de noces… Bon ! Maintenant, le voyage terminé, eh ! bien… eh ! bien, nous reviendrons vivre paisiblement à Paris, comme deux bons bourgeois, avec nos enfants.

Roger
Nos enfants ! Comme elle y va !

Cora
(Prenant un carnet et écrivant.)

Voici à peu près comment nous disposerons de nos journées : Le matin promenade à cheval…

Roger
Ça fait maigrir !

Cora
Mon médecin me les a ordonnées pour me faire engraisser.

Roger
(riant.)

Ah !

Cora
Donc promenade à cheval le matin, à midi le déjeuner ; dans l'après-midi courses ou skating.

Roger
Hein ! au skating… jamais de la vie par exemple ! Ma femme au skating avec des… Il ne manquerait plus que cela… Non, non, rayons cet exercice du programme !

Cora
Oh ! c'est si hygiénique !

Roger
Eh ! bien, vous patinerez dans le vestibule… il est assez grand et ce sera moins compromettant.

Cora
Soit, passons… A six heures et demie le dîner, le soir, bal ou théâtre, la nuit…

Roger
Tout beau ! la nuit, cela me regarde… Mettez un point d'interrogation !

Cora
Voilà à peu près le programme ; maintenant, pendant nos moments perdus…

Roger
Comment, "nos moments perdus" ?

Cora
Eh ! Oui… par exemple lorsqu'il pleuvra et que nous ne pourrons pas faire notre promenade, nous ferons de l'escrime, de la musique, de la peinture, de la sculpture, que sais-je, moi… ou bien encore je continuerai mon roman… pendant que vous me corrigerez les fautes d'orthographe…

Roger
Ah ! c'est moi qui…

Cora
Oui !… Cela vous va-t-il ?

Roger
Parfaitement.

Cora
Ah ! et puis j'oubliais… de temps en temps nous jouerons la comédie… je déclame très bien, moi… Figurez-vous qu'autrefois je voulais me mettre dans le théâtre…

Roger
Quoi… avec votre accent américain ?

Cora
Et pourquoi pas ?… Il y a bien des grandes actrices qui se donnent cet accent et qui pourtant ne sont pas d'Amérique…

Joseph
(entrant.)

Le courrier de madame la Comtesse. (Il lui présente un plateau contenant des lettres.)

Cora
Donnez… (Joseph sort. Cora se dispose à ouvrir les lettres.)

Roger
(l'arrêtant.)

Pardon… c'est moi maintenant que cela regarde.

Cora
Comment, je n'ai pas le droit de lire mes lettres ?

Roger
Permettez… pas avant que je n'en aie pris connaissance…

Cora
Oh ! mais, je ne suis pas habituée à cela, vous savez… En Amérique…

Roger
Je vous en prie, ma chère… L'Amérique n'a rien à faire dans tout ceci. Dorénavant Joseph devra m'apporter toutes les lettres qui vous seront adressées. (Il prend une des lettres et l'ouvre… Cora pousse un soupir… Moment de silence.)(Roger, après avoir lu la lettre, la lui tendant avec une colère retenue.)
Pourriez-vous me dire, madame, ce que signifie cette lettre ?

Cora
Oh ! mon ami, est-ce que vous seriez jaloux ? Fi ! ce sentiment est du dernier vulgaire !

Roger
(brusquement)

Je ne suis pas jaloux… je me rends compte seulement… Voyons Madame, je vous prie de me dire quel est ce monsieur de Brindargent qui vous invite à souper chez Brébant… Est-ce que vous croyez que je vous permettrai…

Cora
(riant)

De quoi vous mettez-vous en peine !… Monsieur de Brindargent est mon cousin.

Roger
(incrédule.)

Ah !… Et c'est votre cousin qui vous écrit : "ma jolie poulette…"

Cora
Mais oui… où est le mal ?

Roger
Il y en a beaucoup… On ne doit pas avoir de cousins qui vous écrivent : "ma jolie poulette…" C'est très grave, tout ce qu'il y a de plus grave et je ne veux pas que vous ayez des cousins comme cela… vous m'entendez !… (avec dépit)
"ma jolie poulette…"
(Il hausse les épaules.)


Cora
Ah ! mais, monsieur, c'est de la tyrannie !

Roger
(sentencieusement.)

La femme doit obéissance à son mari… c'est dans le code.

Cora
Dans le code Français, c'est possible… mais en Amérique…

Roger
Encore l'Amérique ?

Cora
(à part.)

Oh ! mais il commence à m'agacer.

Roger
(lisant une autre lettre.)

Allons bon ! des vers à présent ! (à haute voix.)
"L'autre jour vous m'avez souri
Tout en m'achetant une table
Depuis ce temps, ô ma houri
Vous me paraissez adorable…(avec dépit)
Eh ! bien voilà qui va fort bien !… et c'est qu'il y en a long… Voyons un peu comment finit le poulet… (Il regarde la fin.)
Je ne veux point de votre argent
Ne me soldez pas ma facture
Mais faisant de moi votre amant
Payez-moi plutôt en nature.
Signé : Christophe Bonnet, tapissier, rue Lafayette, 79." Mes félicitations, ma chère ! si vous recrutez vos conquêtes jusque dans les tapissiers…

Cora
(impatientée.)

Que voulez-vous, ce n'est pas ma faute…

Roger
(sévèrement.)

Pourquoi lui avez-vous souri… je vous défends de sourire aux tapissiers.

Cora
(impatiente.)

Ah ! tenez, je ne sais ce que vous avez, mais depuis une demi-heure vous êtes insupportable !

Roger
Moi ? Oh ! voyons Cora !

Cora
Laissez-moi, monsieur… J'ai mes nerfs. (Elle va prendre le volume de Nana puis s'étend sur le canapé et lit - Un moment de silence.)

Roger
Non ! non ! ça ne peut pas durer… Quel caractère, mon Dieu ! Ah ! je ne la savais pas comme cela ! Enfin, qu'est-ce que je lui ai dit, après tout ? Pourquoi se met-elle en colère ?… Parce que je ne veux pas qu'elle aille souper chez Brébant avec son cousin… Eh bien ! il me semble que c'est bien naturel. Un mari n'aurait plus le droit de faire une observation à sa femme à présent… Oh ! je ne sais pas, mais tout cela ne me présage rien de bon… Est-ce que mes parents auraient raison par hasard ? (haut et d'un air assez aimable)
Quel est ce livre que vous lisez avec tant d'attention ?

Cora
(sèchement.)

Nana !

Roger
(bondissant.)

Hein !… mais je ne vous permets pas de lire un pareil roman !

Cora
Comment ? Mais c'est vous-même qui me l'avez apporté !

Roger
Autrefois… oui… c'est possible… parce que je ne me doutais pas, alors, que plus tard… mais maintenant c'est autre chose… Je confisque le livre. (Il prend le volume et le met dans sa poche.)

Cora
(à part.)

Oh ! quel homme, mon Dieu !…

Roger
(après un moment de silence ouvre l'album de photographies, puis après l'avoir regardé un instant, il s'écrie avec colère.)

Qu'est-ce que je vois là encore ?… Capoul, Léotard, Bichofsheim… Mais c'est un album de cocotte, cela… (Il retire les photographies avec fureur et les jette derrière lui.)

Cora
(furieuse.)

Un pareil acte de violence chez moi… Sortez monsieur… Je vous rends votre parole.

Roger
(froidement.)

J'allais vous le demander, Madame… (Fausse sortie.)
Mais avant de vous quitter, permettez-moi de former des vœux pour votre bonheur… Epousez monsieur le baron Tristan… C'est le mari qui vous convient. Ainsi vous n'aurez pas de regrets à avoir, vous serez vengée de madame de Géran.

Cora
Monsieur !

Roger
Seulement madame, je crains bien que ce mariage ne puisse se faire tout de suite… car il est plus que probable que monsieur Tristan sera retenu au lit pendant quelque temps.

Cora
(inquiète.)

Que voulez-vous dire, monsieur ?

Roger
Que monsieur Tristan m'a provoqué ce matin… je me bats avec lui… et comme je tire le premier, je compte lui faire dans le bas des reins une blessure… honorable. Ce sera sans doute la seule qu'il recevra durant toute sa carrière militaire.

Cora
Et c'est à cause de moi qu'il vous a provoqué… Oh ! c'est bien cela… (avec joie)
Un duel !… Je pourrai dire qu'on s'est battu pour moi… et l'on en parlera dans les journaux, et l'on citera mon nom… Oh ! madame de Géran en crèvera de dépit !

Roger
(à part)

Allons, décidément, c'en est une… Oh ! mes parents, combien vous aviez raison !

Joseph
(entre en portant une lettre sur un plateau.)

Un domestique en livrée apporte cette lettre pour monsieur de Lérigny.

Roger
(étonné.)

Pour moi ! Tiens, de qui cela peut-il être ?… Donnez… L'écriture de mon oncle… C'est la dixième que je reçois de lui depuis deux jours… Ah ! il lutte avec énergie contre ce mariage… mais il a gagné son procès… Voyons, que peut-il en me dire encore ? (haut)
Vous permettez, Madame ?
(Cora fait signe que oui et Roger ouvre la lettre.)

(Il poursuit en lisant à part.)

"Mon neveu… Si tous mes efforts pour vous empêcher de faire une folie ont été vains jusqu'à présent, j'espère du moins que ce dernier coup fera son effet. Voyant votre assiduité pour la comtesse et prévoyant le dénouement inévitable d'un tel amour, j'ai écrit en Amérique pour avoir des informations sur elle. Ah ! j'en ai appris de belles sur celle dont vous voulez faire votre femme ! Sachez que cet enfant qu'elle fait passer pour son neveu n'est autre chose que le fruit d'un amour illicite…" (Parlé.)
Est-il possible ! (à Cora)
Ah ! madame…

Cora
Qu'avez-vous ?

Roger
Je dis, madame, que c'est une indignité ! m'avoir trompé de la sorte !

Cora
Comment cela ?

Roger
Lisez-ceci !

Cora
(après avoir lu.)

Ciel !

Roger
(avec indignation.)

Ainsi tout cela est vrai…
Et vous ne rougissiez pas tout à l'heure en m'accordant cette main qu'un autre avait flétrie, en abandonnant à mes caresses ce corps qu'un autre avait pressé avant moi… Quoi ! tandis que je vous sacrifiais naïvement les affections les plus chères, tandis que je vous apportais tout !… mon amour, mon bonheur, ma vie, vous ne me donniez en échange que la honte et le déshonneur ! tandis que je vous respectais comme le plus pur des sanctuaires, un autre vous avait profanée, et je n'avais que ses restes ! Ah ! je vous le répète, madame, cette conduite est indigne !

Cora
Je n'essaierai pas de nier, monsieur ce que mon trouble vous a assez prouvé… Oui ! cet enfant est mon fils… Oui j'ai été séduite !… Trop confiante dans les promesses mensongères, je me suis livrée un jour au plus perfide des amants… Insensée que j'étais, je pense pouvoir croire alors, à la parole d'un homme ! Combien je me trompais ! Une fois son crime accompli, le traître m'abandonna à ma honte et à mon déshonneur ! En vain je le suppliai… en vain je lui rappelai ses promesses, rien ne put l'attendrir !… C'est alors que je compris toute ma folie… Mais il était trop tard ! le mal était fait ! Maintenant, monsieur, vous savez mon secret… J'espérais pouvoir le cacher toute ma vie, vous l'avez découvert… faites-en ce que vous voulez !

Roger
Je connais mes devoirs de galant homme, madame ; et je vous jure que jamais il ne sortira de ma bouche !

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