Scène I



(À la campagne, dans la propriété de Cora. Un salon donnant sur une terrasse ; mobilier très élégant, objets excentriques. Des fleurets sont sur des chaises. À droite, une table recouverte d'un tapis ; sur cette table des papiers en désordre, un album de photographies ; un volume de Nana… Chaises, divan, cheminée, etc.)

(Au lever du rideau, Cora est dans le fond sur la terrasse, elle tire au pistolet. Un domestique lui présente un pistolet chargé, chaque fois qu'elle a tiré ; elle est en amazone.)


Cora
(tirant)

Manqué… oh ! je suis d'une maladresse, ce matin… Dites-moi, Joseph, il n'est venu personne pendant ma promenade à cheval ?

Joseph
(lui présentant un pistolet)

Le professeur d'escrime est venu apporter une paire de fleurets pour Madame.

Cora
(tirant)

Ah ! oui, je sais… encore manqué, je n'y comprends rien… Eh bien ! Joseph ! Dépêchez-vous ! vous ne voyez pas que j'attends ?

Joseph
(lui présentant le pistolet)

Voici, madame.

Cora
(même jeu)

Paf !… Touché !… enfin !

Roger
(rivant, il est en habit noir)

Bravo !

Cora
(étonnée)

Monsieur de Lérigny !… Oh ! Je suis enchantée de vous voir ! nous allons tirer ensemble, voulez-vous ? Avez-vous vu mon dernier coup ?… Hein, qu'en dites-vous ?… Allons, prenez un pistolet !

Roger
Madame, je viens ici pour… vous parler sérieusement.

Cora
Oh !… Eh bien, vous me direz cela… tout en tirant.

Roger
Pardon, mais si j'ai endossé cet habit noir, ce n'est pas pour…

Cora
(riant)

Tiens, c'est vrai, vous êtes en habit noir… vraiment, vous êtes drôle, monsieur de Lérigny (Elle lui donne un pistolet.)

Roger
(prenant le pistolet)

Vous souvenez-vous, Cora, de ce que vous m'avez dit l'autre jour ?…

Cora
Non… mais ça m'est égal… tirez ! (Roger pousse un soupir et tire sans regarder le but)
Manqué… ce n'est pas étonnant, vous ne visez pas… allons, à mon tour !

Roger
Je vous en prie, Cora, écoutez-moi sérieusement !

Cora
Mais il me semble…

Roger
Non, pas comme cela… entrons dans ce salon. (Ils entrent)
Asseyez-vous là, sur ce divan, et accordez-moi votre attention !

Cora
oh ! Que vous êtes ennuyeux, monsieur de Lérigny. Voyons, que voulez-vous ?…

Roger
Vous souvenez-vous, Cora, du jour où nous avons fait connaissance, chez la Comtesse de Pradel, à son dernier bal ? Vous étiez là, noyée dans des flots de dentelle, votre figure charmante émergeant au milieu de tout cela, comme un doux rayon de soleil. Oh ! Cora, que vous étiez belle ainsi ! je ne pouvais détacher mes yeux de votre image charmante ; je ne voyais que vous. Enfin je vous fus présenté et ce soir-là… nous dansâmes plus d'une fois ensemble.

Cora
Eh bien ?

Roger
Eh bien, vous savez le reste… J'obtins de vous rendre visite, et j'abusai de la permission… Depuis, j'ai passé bien des journées, bien des soirées, même, en tête-à-tête avec vous, et chaque fois que je vous quittais, je vous adorais davantage, et votre charmant souvenir me poursuivait la nuit, jusque dans mes rêves ; oui, tout me plaît en vous, tout, votre grâce, vos manières, et jusqu'à, ce caractère insouciant et capricieux qui vous fait ressembler…

Cora
À un papillon ?

Roger
J'allais le dire !

Cora
Savez-vous, monsieur de Lérigny, que vous êtes très romanesque ; répétez-moi donc, je vous prie, la tirade que vous venez de me débiter ; je la placerai, si vous le permettez, dans le roman que je suis en train d'écrire ; elle y fera merveille.

Roger
Hein !

Cora
(elle prend un carnet)

Allez ! Cher ! je prends des notes…

Roger
Quoi, vous voulez ?… (à part)
Non ! ma parole, je n'en reviens pas. Comment ! je fais une demande en mariage et l'on me fait tirer au pistolet, et l'on me force à dicter une scène d'amour !

Cora
Je vous attends, monsieur de Lérigny !

Roger
Non madame, ce que je vous dis là est sérieux je vous prie de m'écouter sans rire et de me permettre d'achever.

Cora
(soupire)

Allons…

Roger
L'autre jour, madame, vous m'avez fait comprendre que mes visites devenaient trop fréquentes et pouvaient vous compromettre ; que nos relations ne devaient pas durer plus longtemps dans des conditions pareilles et que si je voulais rester près de vous, il allait que ce fût en qualité d'époux.

Cora
Oui, je sais, eh bien ?…

Roger
Eh bien, vous devez me comprendre !

Cora
Quoi !

Roger
Comment, vous ne saisissez pas… voyons… cet habit noir… ces gants blancs… il me semble que c'est clair,

Cora
Quoi, ce serait pour demander ma main ?

Roger
Dame ! À moins que ce ne soit pour tirer au pistolet ?

Cora
Parlez-vous sérieusement, Monsieur de Lérigny ?

Roger
Avouez, Madame, qu'ici la plaisanterie serait de mauvaise grâce !

Cora
(après une pause)

Ainsi, c'est sans rougir que vous me verrez partager votre nom, que vous m'appellerez votre femme, mais êtes-vous sûr que vous ne vous repentirez pas un jour de m'avoir épousée, moi, un être volage, insouciant, capricieux, un papillon comme vous dites… avez-vous bien réfléchi à tout cela ?

Roger
(un ton de reproche)

Cora !

Cora
Avez-vous pensé aussi aux ennuis que vous occasionnera un pareil mariage ? qui sait si, en voyant les mépris dont les autres m'accablent, vous ne me mépriserez pas vous aussi, à votre tour ? Songez-y, je suis américaine, et en France, ce mot est synonyme de déclassée. Parce que nous ne savons pas baisser les yeux comme vos jeunes filles de France et que nos manières sont un peu cavalières, toute femme comme il faut évite notre contact ; notre présence ferait une tache dans leurs salons et la plupart des hommes croiraient se mésallier en épousant une fille comme nous.

Roger
Ah ! Cora, il faut que vous ayez une bien mauvaise opinion de moi pour me croire capable de m'arrêter à de tels préjugés.

Cora
Monsieur de Lérigny, vous êtes un gentleman… vous n'êtes pas de ceux qui m'admirent tout en me méprisant et vous savez rester au dessus du qu'en dira-t'on… je vous en remercie… Allez, malgré mon insouciance, il est des moments où je sais être sérieuse. (Elle reste un moment rêveuse puis part d'un grand éclat de rire)
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! Que dira madame de Géran quand elle saura… Elle qui disait l'autre jour à Madame de Nerval qui s'est empressée de me le rapporter que j'étais de ces femmes qu'on n'épousait pas. Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! je suis contente, monsieur de Lérigny !

Roger
Alors, vous consentez…

Cora
À me marier… plutôt deux fois qu'une !

Roger
(Interdit)

Je ne vous en demande pas tant… vous exagérez !

Cora
Que voulez-vous, monsieur de Lérigny, je suis franche, aussi ; c'est comme cela qu'on nous élève en Amérique et cette éducation en vaut bien une autre… Depuis le jour où l'on m'a rapporté les propos de madame de Géran, je me suis décidée à me marier pour faire taire cette mauvaise langue… j'ai fait connaître qu'avant mon mariage aucun homme n'entrerait plus dans ma maison, à moins que ce ne fût pour le on motif. Presque tous ont cédé ; je ne les ai plus revus. (amèrement)
Devenir l'époux d'une américaine, ah ! fi ! quelle honte !… Ils ont tous déserté : seuls, vous et le baron Tristan vous avez continué vos visites ; l'idée d'une mésalliance, aux yeux des parisiens, du moins, ne vous a pas effrayés ; vous m'êtes restés fidèles, je vous en remercie… mais je vous l'ai dit, vous avez un rival en monsieur Tristan… lui aussi, il m'aime, lui aussi compte m'épouser. D'un moment à l'autre, il peut venir me faire sa demande… n'ayant de préférence ni pour l'un ni pour l'autre j'aurais consenti à devenir sa femme, mais vous l'avez devancé, voici ma main… Dès à présent, Roger, vous êtes le maître ici…

Roger
(la prend dans ses bras et l'embrasse)

Ma femme !

Cora
Monsieur, vous vous oubliez !

Roger
(tendrement)

Oui, je m'oublie… dans les bras de ma femme !

Cora
Allons, finissez ! vous voyez bien que vous chiffonnez mon amazone… Tenez, vous n'êtes pas raisonnable, je vous quitte… je vais me faire belle pour plaire à mon mari… Lorsque monsieur Tristan viendra, ce sera vous qui le recevrez, n'est-ce pas, vous lui ferez connaître ma décision, mais je vous en prie, faites-le avec ménagement… ne lui apprenez pas cela trop brusquement… Allons, au revoir Roger… à tout-à-l'heure. (à part)
Ah ! madame de Géran, l'on n'épouse pas des femmes comme moi !… (Elle sort.)

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