Scène V



Roger, puis Joseph, suivi de Tristan, en uniforme

Joseph
Par ici, monsieur !

Tristan
Annoncez monsieur le baron Tristan.

Roger
(sans regarder Tristan, en lançant une bouffée de fumée en l'air.)

C'est inutile, Joseph !

Tristan
Plaît-il monsieur ?

Roger
(très aimable.)

Je dis, monsieur, que c'est inutile…

Tristan
Comment cela ?

Roger
(sans répondre à sa question.)

Vous allez le savoir. Asseyez-vous donc, monsieur le baron… Tristan.

Tristan
Merci, je suis bien debout.

Roger
Libre à vous, cher monsieur, libre à vous, mais vous trouverez bon que j'en use autrement parce que, voyez-vous, il n'y a rien de tel au monde que de rester assis quand on est fatigué !

Tristan
(à part.)

Ah ! mais il m'agace ! (haut)
Ah çà, monsieur, pourriez-vous me dire ce que signifie…

Roger
(très sérieux)

Mais très volontiers, monsieur… avez-vous vu jouer Les Brigands ?

Tristan
(bourru.)

Plaît-il ?

Roger
(très sérieux.)

Je vous demande si vous avez vu jouer Les Brigands ? L'opérette de Meilhac et Halévy…

Tristan
(bourru)

Oui, je l'ai vue, après ?

Roger
(même jeu.)

Vraiment ! Eh bien, que pensez-vous de la chanson des carabiniers ?

Tristan
(même jeu.)

Monsieur… je…

Roger
(en appuyant sur les mots.)

Ne trouvez-vous pas comme moi que sous ce dehors bouffon, elle contient une épigramme très fine qui pourrait s'appliquer à bien des gens… méditez les derniers vers, cher monsieur ! (chantant.)
Et par un malheureux hasard.
Nous arrivons toujours trop tard.

Tristan
(éclatant.)

Monsieur je suis patient mais je vous avertis que cette plaisanterie commence à me lasser… Domestique, je vous ordonne de m'annoncer.

Roger
Et moi je vous le défends !

Tristan
(moqueur.)

Vraiment monsieur, et de quel droit s'il vous plaît ?

Roger
De quel droit ?… Depuis aujourd'hui, monsieur, je suis le maître ici !

Tristan
(stupéfait.)

Hein !
(Le domestique sort)


Roger
Oui ! Voilà ce que cherchais à vous faire comprendre tout à l'heure. Vous avouerez du moins, monsieur, que j'y apportais tous les ménagements désirables, mais au lieu de me savoir gré, des détours et des circonlocutions dont j'usais pour amortir un peu le coup que ne manquerait pas de vous donner une nouvelle si inattendue, vous avez pris la mouche… il a donc fallu vous faire connaître la vérité d'une façon plus brutale… Croyez bien, cher monsieur, que je suis désolé…

Tristan
(furieux.)

Savez-vous bien, monsieur, que ce que vous faites la est une indignité…

Roger
(s'emportant.)

Monsieur !

Tristan
Savez-vous bien que la Comtesse a sept millions monsieur ?

Roger
(plus calme.)

Vraiment, je l'ignorais… mais alors je regrette d'autant plus de vous faire manquer un si beau mariage d'amour.

Tristan
Vous raillez, je crois…,

Roger
(moqueur.)

Moi ! Oh ! mais au contraire, je vous plains du fond du coeur… mon cher baron… car enfin il s'en est fallu de bien peu que ce ne fût vous… Si seulement vous étiez arrivé une heure plus tôt… la Comtesse n'avait de préférence ni pour l'un ni pour l'autre vous aviez autant de chances que moi… (chantant.)
,
Mais par un malheureux hasard,
Quand vous voulez vous marier
Vous arrivez, vous arrivez, vous arrivez
Un peu trop tard,
(Il part d'un grand éclat de rire.)


Tristan
(exaspéré.)

Monsieur… Je vous défends… Je suis lieutenant aux Chasseurs d'Afrique moi… monsieur !

Roger
Eh ! bien, ce que vous avez de mieux à faire, monsieur le lieutenant, c'est de gagner au plus vite votre régiment… Vous y trouverez des distractions qui…

Tristan
Ah ! mais monsieur cela ne se passera pas ainsi… vous m'en rendrez raison… Je renonce moins que jamais a ce mariage… et comme vous êtes seul à l'entraver, je n'ai qu'un moyen, c'est de vous supprimer.

Roger
A moins que ce ne soit moi qui vous fasse passer l'arme à gauche, monsieur le militaire.

Tristan
On voit bien, monsieur, que vous ne me connaissez pas…

Roger
Peut-être, mais je puis vous certifier qu'il est des gens en France qui vous peuvent valoir…

Tristan
Nous verrons bien… Demain, monsieur j'aurai l'honneur de vous envoyer mes témoins.

Roger
Je suis à vos ordres, monsieur…

Tristan
(saluant comme pour sortir.)

Monsieur…

Roger
(saluant.)

Monsieur… Ah ! à propos, avec quelle arme aurai-je l'honneur de vous… futt. (Il passe rapidement sa main devant sa bouche pour faire comprendre à Tristan qu'il compte le supprimer.)

Tristan
(narquois.)

Vous conservez toujours le mot pour rire monsieur de Lérigny… Si vous le voulez bien, nous choisirons le pistolet.

Roger
Le pistolet, soit, j'y suis très fort ; et comme c'est vous qui m'avez provoqué c'est moi qui aurai l'honneur de tirer le premier… Or je vous avertis que je ne manque jamais mon but.

Tristan
(d'un air de doute.)

Jamais !

Roger
Vous dites ?…

Tristan
Je dis : "Jamais !"

Roger
Vous en doutez ? vous allez voir. (Il sonne.)

Tristan
(à part.)

Eh ! bien, que fait-il ?

Joseph
(entrant)

Monsieur a sonné ?

Roger
Oui… Apportez les pistolets dans ce salon… (Joseph obéit.)
Bien !… Maintenant allumez cette bougie !

Joseph
étonné. — Monsieur !…

Roger
Je vous dis d'allumer cette bougie. (Joseph obéit.)

Tristan
(à part.)

Ah çà ! où veut-il en venir ?

Roger
Posez-la là, sur cette cheminée… Très bien… et maintenant laissez-nous… (Joseph sort.) (à Tristan.)
Lorsque tout à l'heure j'ai eu l'honneur de vous dire que je ne manquais jamais mon but, vous avez laissé échapper un sourire incrédule… Or, monsieur, je tiens à ce que vous sachiez que je ne suis pas un Gascon, moi ! Je suis Corse et voici un petit jeu d'adresse en usage dans mon pays, petit jeu dont vous me direz des nouvelles. Vous voyez cette bougie, regardez… Une… deux… trois… (Il tire et éteint la bougie.)
Voilà. (Très courtois)
A bon entendeur, salut !

Tristan
Hein !

Roger
Maintenant, monsieur, j'attends vos témoins.

Tristan
(furieux.)

Mais… c'est un assassinat !

Roger
Que voulez-vous… c'est votre faute… c'est vous qui m'avez provoqué !… Dieu sait si je n'en avais pas l'intention… Mais… maintenant que le mal est fait, il faut nous battre, à moins cependant que vous ne préfériez me faire des excuses bien plates.

Tristan
Des excuses, moi… un officier de Chasseurs d'Afrique !… Jamais !

Roger
Dans ce cas monsieur, je suis désolé, mais…

Tristan
C'est bien, monsieur, nous nous battrons. (Saluant)
Monsieur !…

Roger
(saluant.)

Monsieur…

Tristan
(à part.)

Décidément j'ai eu tort de le provoquer… J'ai envie d'aller prévenir la police…

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