ACTE PREMIER - Scène V



(MARCASSOL CLARISSE)


CLARISSE(entrant de droite. )
Ah ! te voilà mon ami ?… je voulais te montrer une jolie petite paire de pantoufles en tapisserie que je viens de terminer pour ta fête… je vais les porter au cordonnier…

MARCASSOL(à part. )
Elle me fait des pantoufles !… la voilà, ma vie…

CLARISSE(étonnée. )
Mais on dirait qu'elles ne te font pas plaisir. Ah ça ! qu'est-ce que tu as depuis quelque temps ?…

MARCASSOL
Moi… mais….

CLARISSE
Oui… tu parais préoccupé !…

MARCASSOL(à part. )
Abordons la question adroitement… (haut)
Eh bien !….je me mine !… voilà ce que j'ai ! je dévore mes larmes !….

CLARISSE
Ah ! mon Dieu ! qu'est-ce qui t'attriste ?…

MARCASSOL(avec une émotion feinte. )
Mais… l'idée qu'un jour ou l'autre… il va me falloir te perdre…

CLARISSE(gaiement. )
Me perdre !… mais j'espère bien vivre encore très longtemps !

MARCASSOL
Je ne parle pas de cela !… mais si tu trouves le mari de tes rêves…

CLARISSE(éclatant de rire. )
Ah ! Ah ! Ah ! tu penses encore à ça ?

MARCASSOL(vivement, )
Je le crois fichtre bien que j'y pense ! enfin tu n'as pas oublié nos conventions ! tu dois te rappeler que quand nous nous sommes mariés, tu rêvais un mari idéal…

CLARISSE
Si je me le rappelle !… j'ai encore son portrait !

MARCASSOL
Son portrait ?…

CLARISSE
Oui… je l'avais décrit trait pour trait dans un petit carnet où je mettais mes impressions de jeune fille(prenant un carnet sur la table du milieu)
tiens, tiens, celui-ci justement ! veux-tu voir ?

MARCASSOL
Si je le veux !… mais comment donc !

CLARISSE(feuilletant le carnet. )
Attends un peu. (Lisant.)
"10 Juin - pris bain avec Gustave" non, ce n'est pas ça !

MARCASSOL
Avec Gustave ! vous preniez des bains avec des Gustave ?

CLARISSE
"12 Juin - Deuxième bain, toujours avec Gustave. Mer agitée."

MARCASSOL
On le serait à moins ; pourquoi aussi te laissait-elle prendre des bains avec Gustave, ta mère !… ta mère agitée ?

CLARISSE
Mais ce n'est pas maman, c'est l'Océan !

MARCASSOL
Ah bien ! et Gustave ?

CLARISSE
C'était le baigneur ! Ah ! tiens, voilà le portrait ! mais tu le liras quand je ne serai pas là ! tu te moquerais de moi !… Ah ! qu'il devait être beau ! qu'il devait être parfait ! c'était un de ces maris invraisemblables qu'on ne rencontre qu'une fois par hasard… comme Zizi !

MARCASSOL
Zizi ! Qu'est-ce que c'est que Zizi ?

CLARISSE
Un ami d'enfance !… (avec un soupir)
mon premier amour !… j'avais treize ans !

MARCASSOL
Hein ! et il répondait à ton idéal ?

CLARISSE
Ah ! j'avoue que celui-là s'en rapprochait presque !…

MARCASSOL(à part. )
Mais voilà le mari qu'il lui faut !

CLARISSE
Il était si bien ! et puis il avait une très belle position !… il était cinquième clerc d'huissier !…

MARCASSOL
Mais c'est superbe ! on peut devenir huissier sur ses vieux jours ! le voilà celui qu'il faut que tu épouses !… cela devrait déjà être fait !… enfin qu'est-ce qu'il est devenu ?

CLARISSE
Ah ! c'est que je ne sais pas ! un beau jour il est parti… et je ne l'ai jamais revu !

MARCASSOL
Il est parti !… il est parti… qu'importe ! il peut revenir ! il faut le chercher ! il faut faire des fouilles. Il n'est pas possible que nous n'arrivions pas à mettre la main dessus.

CLARISSE(étonnée. )
Ah ça ! mais on dirait que tu le voudrais !

MARCASSOL
Je le voudrais… pour toi !… c'est pour toi ! qu'est-ce que je veux avant tout, moi ? C'est que tu sois heureuse ! et tu sais bien que tu ne peux pas l'être avec moi… enfin je ne suis pas du tout l'homme que tu as rêvé !…

CLARISSE
Je reconnais que quand je t'ai épousé, tu ne l'étais guère ! moi qui voulais un mari parfait… tu as des défauts…

MARCASSOL
Si j'en ai ! j'en suis criblé ! dis que j'en suis criblé ! j'ai un caractère impossible.

CLARISSE
Il pourrait être meilleur…

MARCASSOL
Quand je m'emporte, je suis très dangereux… hier, j'ai presque étranglé Jenny quand elle a renversé le fromage à la crème dans mon gilet !…

CLARISSE
Oh ! pour cela !… tu es rageur !… mais est-ce qu'on ne se fait pas à tout ?…

MARCASSOL(à part. )
Qu'est-ce qu'elle dit ?…

CLARISSE
Eh bien ! je me suis faite à tout cela ! et comme j'ai compris bien vite que je ne rencontrerais jamais mon idéal, j'ai pris le parti le plus simple ! c'est de m'en tenir à toi !

MARCASSOL
Comment de t'en tenir à moi ?

CLARISSE
Eh bien, oui ! je te le sacrifie !

MARCASSOL(bondissant. )
Hein !… tu veux… (à part.)
Ah bien ! il ne manquerait plus que cela !… (haut)
mais je ne veux pas que tu me sacrifies ton idéal !… tu n'en as pas le droit !… enfin il a été entendu que tu le chercherais !…

CLARISSE
Je ne le trouverais pas !

MARCASSOL
Zizi peut reparaître !…

CLARISSE
Eh ! il serait déjà revenu !

MARCASSOL
Tu peux en trouver un autre !

CLARISSE
Ce serait trop difficile ! et puis je te dis que je me contente de toi ! allons ! je cours faire monter tes pantoufles ! c'est du quarante-quatre, n'est-ce pas ?…

MARCASSOL
Cinq !… mais encore une fois…

CLARISSE
Je me contente de toi ! Au revoir !
(Elle sort par le fond.)

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