Acte III



Salon dans la maison de Sérébriakov. Trois portes, à droite, à gauche et au milieu. Après- midi. Voïnitski et Sonia sont assis ; Elèna Andréïevna va et vient, perdue dans ses pensées.

VOÏNITSKI
Le herr professor a émis le désir que nous nous réunissions tous aujourd'hui dans ce salon, vers une heure. (Il regarde la pendule.)
Une heure moins le quart. Il veut communiquer quelque chose à l'univers.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Une affaire, probablement.

VOÏNITSKI
Il n'a aucune affaire. Il écrit des bêtises, grogne, est jaloux, et rien de plus.

SONIA (d'un ton de reproche)
Oncle !

VOÏNITSKI
Bien… Pardon… (Il montre Elèna Andréïevna.)
Admirez-la. Elle marche et se berce par paresse. C'est très gentil ! Très !

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Vous bourdonnez toute la journée ; comment cela ne vous ennuie-t-il pas ? (Avec angoisse.)
Je meurs d'ennui ; je ne sais que faire.

SONIA
Les travaux manquent-ils ? Si tu voulais seulement.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Par exemple ?

SONIA
Occupe-toi du domaine, instruis les gens, soigne-les. Tiens, quand papa et toi n'étiez pas ici, nous allions nous-mêmes, l'oncle Vania et moi, vendre la farine au marché.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Je ne sais pas faire cela ; et ce n'est pas intéressant. Ce n'est que dans les romans à idées que l'on soigne les moujiks ; et comment, tout d'un coup, sans rime ni raison, irais-je le faire ?

SONIA
Et moi, je ne comprends pas que l'on n'aille pas les instruire. Prends ton temps ; tu t'habitueras, toi aussi. (Elle l'embrasse.)
Ne t'ennuie pas, ma chère âme ! Tu t'ennuies et ne trouves pas ton emploi. Or l'ennui et l'oisiveté sont contagieux. Regarde : oncle Vania ne fait rien et te suit comme une ombre ; moi, j'ai quitté tous mes travaux et suis accourue vers toi pour causer ; je me suis laissée gagner à la paresse ; je ne peux plus travailler.

SONIA
Le docteur Mikhaïl Lvovitch venait autrefois très rarement chez nous, à peine une fois par mois ; il était difficile de le décider ; à présent, il vient tous les jours. Lui aussi a abandonné ses travaux et sa médecine ; tu dois être une ensorceleuse.

VOÏNITSKI
Pourquoi languir ? (Vivement.)
Allons, ma chère, beau luxe que vous êtes, soyez sensée! Dans vos veines coule du sang d'ondine : soyez donc ondine. Donnez-vous la liberté, au moins une fois dans votre vie! Devenez, au plus vite, amoureuse jusqu'aux oreilles d'un ondin quelconque, et piquez une tête dans le torrent pour que herr professor et nous tous en levions les bras au ciel !

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (avec colère)
Laissez-moi en paix ! Comme c'est cruel !…
(Elle veut sortir.)

VOÏNITSKI (l'arrêtant)
Allons, allons, ma joie, pardonnez-moi !… Mes excuses. (Il lui baise la main.)
Faisons la paix.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Un ange n'y tiendrait pas, avouez-le.

VOÏNITSKI
En signe de paix et d'entente, je vais vous apporter un bouquet de roses. Je l'ai fait pour vous, ce matin… Des roses d'automne, charmantes et tristes.
(Il sort.)

SONIA
Des roses d'automne, charmantes et tristes…
Toutes les deux regardent par la fenêtre.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Déjà septembre ! Comment passerons-nous l'hiver ici ? (Une pause.)
Où est le docteur ?

SONIA
Dans la chambre d'oncle Vania ; il écrit quelque chose. Je suis contente que mon oncle soit sorti ; j'ai besoin de causer avec toi.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
De quoi donc ?

SONIA
De quoi ?
(Elle met sa tête sur la poitrine d'Elèna Andréïevna.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Allons, assez, assez !…
(Elle lui lisse les cheveux.)

SONIA
Je ne suis pas jolie.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Tu as de beaux cheveux.

SONIA
Non! (Elle se retourne pour se regarder dans la glace.)
Non ; quand une femme n'est pas jolie, on lui dit : "Vous avez de beaux yeux ; vous avez de beaux cheveux…" Il y a déjà six ans que je l'aime ; je l'aime plus que ma mère. Je l'entends à chaque minute ; je garde l'impression de sa poignée de main, et je regarde la porte : il me semble toujours qu'il va entrer. Et tu vois, je viens toujours te parler de lui.

SONIA
Il vient maintenant ici chaque jour; mais il ne me regarde pas; il ne me voit pas… C'est si douloureux ! Je n'ai plus aucun espoir, aucun ! (Désespérée.)
Oh ! mon Dieu, donne-moi de la force… J'ai prié toute la nuit… Je m'approche souvent de lui ; je lui parle ; je le regarde dans les yeux… Je n'ai plus d'orgueil ; je n'ai plus la force de me diriger… Je n'ai pas pu me retenir ; j'ai avoué à oncle Vania que j'aime… Et tous les domestiques savent que je l'aime… Tous !

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Et lui ?

SONIA
Il ne me remarque pas.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (pensive)
C'est un homme étrange… Sais-tu ? Permets-moi de lui parler… Prudemment, par allusion… (Une pause.)
Vraiment, faut-il rester indéfiniment dans l'ignorance ?… Tu permets ?
(Sonia fait un geste d'acquiescement.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
C'est très bien. Il n'est pas difficile de savoir s'il aime ou s'il n'aime pas. Ne te trouble pas, chérie ; ne t'inquiète pas. Je l'interrogerai prudemment, sans qu'il s'en aperçoive. Il faut seulement savoir : oui ou non. (Une pause.)
Si c'est non, il ne faut plus qu'il revienne ici ; est-ce cela ?
(Sonia secoue la tête affirmativement.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Mieux vaut ne pas se voir… Nous n'allons pas laisser traîner cela. Nous allons l'interroger à l'instant. Il voulait me montrer je ne sais quelles cartes. Va lui dire que je veux le voir.

SONIA (fortement agitée)
Tu me diras toute la vérité ?

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Mais sans doute. La vérité, quelle qu'elle soit, est moins terrible que l'ignorance. Fie-toi à moi, chérie.

SONIA
Oui, oui… Je vais lui dire que tu veux voir ses cartes… (Elle va sortir et s'arrête près de la porte.)
Non, il vaut mieux ne pas savoir… On garde tout de même un espoir…

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Que dis-tu ?

SONIA
Rien…
(Elle sort.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (seule)
Il n'est rien de pis que de connaître le secret d'autrui et de n'y pouvoir rien. (Réfléchissant.)
Il n'est pas amoureux d'elle, c'est clair. Mais pourquoi ne l'épouserait-il pas ? Elle n'est pas belle, mais pour un médecin de campagne, à son âge, ce serait une femme excellente. Elle est intelligente, bonne, pure…

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Mais ce n'est pas de cela qu'il retourne… (Une pause.)
Je comprends cette pauvre fille… Au milieu d'un ennui désespérant, lorsque, au lieu de gens, ne passent autour de nous que des taches grises ; quand on entend des trivialités ; quand on ne sait que boire, manger et dormir ; il vient parfois, lui, beau, intéressant, entraînant, ne ressemblant pas aux autres, comme au milieu des ténèbres la lune claire…

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Être sous le charme d'un tel homme, s'oublier… Je crois que moi-même, j'ai un peu subi l'attrait… Oui, sans lui, je m'ennuie ; je souris quand je pense à lui… Cet oncle Vania dit qu'il doit couler dans mes veines du sang d'ondine. "Donnez-vous la liberté au moins une fois dans votre vie !" Eh bien ? Peut-être le faut-il ainsi.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Je m'envolerai, oiseau libre, de chez vous tous, loin de vos figures endormies, de vos conversations ; j'oublierai que vous existez… Mais je suis lâche, timide… Ma conscience me tourmente… Il vient chaque jour ici. Je devine pourquoi il vient, et je me sens déjà coupable. Je suis prête à tomber à genoux devant Sonia, à m'excuser, à pleurer…

ASTROV (il entre avec une carte roulée)
Bonjour ! (Il lui serre la main.)
Vous vouliez voir mes peintures ?

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Hier, vous m'avez promis de me montrer vos travaux… Êtes-vous libre ?

ASTROV
Oh ! certainement. (Il étale la carte sur une table à jeu et la fixe avec des punaises.)
Où êtes-vous née ?

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (l'aidant)
À Pétersbourg.

ASTROV
Et où avez-vous fait vos études ?

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Au Conservatoire.

ASTROV
Alors cela ne vous intéressera pas !

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Pourquoi ? Je ne connais pas, il est vrai, la campagne ; mais j'ai beaucoup lu.

ASTROV
Ici, j'ai une table à moi… dans la chambre d'Ivan Pétrovitch. Quand je suis complètement harassé, jusqu'à entière hébétude, je quitte tout et m'y réfugie. Et je m'amuse une ou deux heures avec cette machine.

ASTROV
Ivan Pétrovitch et Sofia Aleksandrovna s'occupent à leurs comptes au boulier, et je reste à côté d'eux, à ma table ; je barbouille. Il fait chaud, et je suis tranquille. Le grillon crie. Mais je ne m'offre ce plaisir que rarement, une fois par mois.

ASTROV(Montrant la carte.)
Maintenant, regardez ceci. C'est le tableau de notre district il y a cinquante ans. Le vert foncé et le vert clair indiquent les forêts. La moitié de toute la superficie était alors occupée par les forêts. Où vous voyez, sur le vert, une hachure rouge, là vivaient des élans, des chèvres. Je montre ici la flore et la faune… Sur ce lac, s'ébattaient des cygnes, des oies, des canards, et, comme disent les anciens, il y avait profusion de toute sorte d'oiseaux.

ASTROV
On n'en voyait pas la fin. Ils volaient par nuées. Outre les hameaux et les villages, vous voyez, éparpillés çà et là, de petites fermes, des ermitages de Vieux-Croyants, des moulins à eau. Il y avait beaucoup de bêtes à cornes et de chevaux. Cela est marqué en bleu. Par exemple, dans ce canton, la couche de bleu est épaisse ; ici, il y avait des haras entiers de chevaux ; chaque isba avait trois chevaux. (Une pause.)

ASTROV
Maintenant, voyons plus bas, ce qui existait il y a vingt-cinq ans. Il n'y a déjà qu'un tiers de la superficie occupée par les bois. Il n'y a plus de chèvres, mais il y a encore des élans. Les couleurs vertes et blanches sont plus pâles, et ainsi de suite, ainsi de suite. Arrivons à la troisième partie. Tableau du district au temps présent. Il y a de la couleur verte çà et là ; mais non plus d'un tenant ; ce sont des taches. Les élans, les cygnes et les coqs de bruyère ont disparu.

ASTROV
Des hameaux anciens, des fermes, des ermitages, des moulins, plus trace. C'est, en somme, le tableau d'une dégénérescence progressive et certaine, à laquelle il faut encore dix ou quinze ans pour être complète. Vous direz qu'il y a ici l'influence de la culture ; que la vie ancienne devait naturellement céder à la vie nouvelle ; oui, je comprends.

ASTROV
Si, à la place de ces forêts détruites, passaient une route, des chemins de fer ; s'il y avait des usines, des fabriques, des écoles, les gens seraient mieux portants, plus riches, plus intelligents ; mais il n'y a rien de semblable. Il y a, dans ce district, les mêmes marais, les mêmes moustiques ; pas de chemins.

ASTROV
La pauvreté, le typhus, la diphtérie, les incendies. Nous avons affaire ici à une dégénérescence causée par une lutte intense pour la vie. Dégénérescence due au croupissement, à l'ignorance, au manque absolu de conscience, à ce moment où l'homme, transi, affamé, malade, pour sauver ses restes de vie, pour conserver ses enfants, se jette instinctivement sur ce qui peut apaiser sa faim, le réchauffer, et où il détruit tout, sans penser au lendemain… Presque tout est déjà détruit, mais, en revanche, rien n'est encore créé. (Froidement.)
Je vois à votre figure que cela ne vous intéresse pas.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Mais je comprends si peu tout cela…

ASTROV
Il n'y a rien à comprendre. Ça ne vous intéresse pas, voilà tout !

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
À franchement parler, mes idées sont ailleurs. Pardonnez-moi. J'ai besoin de vous faire subir un petit interrogatoire et je suis émue. Je ne sais par où commencer.

ASTROV
Un interrogatoire ?

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Oui, mais… assez innocent. Asseyons-nous. (Ils s'asseyent.)
Cela concerne une jeune personne. Nous allons parler comme d'honnêtes gens, comme des amis, sans ambages. Causons et oublions de quoi il était question… Voulez-vous ?

ASTROV
Oui.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Il s'agit de ma belle-fille, Sonia. Vous plaît-elle ?

ASTROV
Oui, je l'estime.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Vous plairait-elle comme femme ?

ASTROV (au bout d'un instant)
Non.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Encore deux ou trois mots, et c'est fini. Vous n'avez rien remarqué ?

ASTROV
Rien.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (le prenant par la main…)
Vous ne l'aimez pas, je le vois à vos yeux… Elle souffre. Comprenez cela, et… cessez de venir ici.

ASTROV (se levant)
Mon heure est déjà passée… Et je n'ai pas le temps de songer à cela… (Haussant les épaules.)
Quand le pourrais-je ?
(Il est troublé.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Quelle conversation désagréable ! Je suis lasse comme si je traînais un poids énorme. Allons, Dieu merci, c'est fini ! Oublions cela, comme si nous n'en avions pas parlé, et… partez. Vous êtes un homme intelligent ; vous comprendrez… (Une pause.)
J'en suis toute rouge.

ASTROV
Si vous m'aviez parlé il y a deux mois, j'y aurais peut-être réfléchi, mais maintenant… (Il hausse les épaules.)
Mais, si elle souffre, alors, certes !… Cependant, je ne comprends pas pourquoi vous aviez besoin de cet interrogatoire ? (Il la regarde dans les yeux et la menace du doigt.)
Vous êtes rusée !

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Que voulez-vous dire ?

ASTROV (riant)
Vous êtes rusée ! Supposons que Sonia souffre ; je l'admets volontiers ; mais pourquoi cet interrogatoire ? (L'empêchant de parler ; vivement.)
Permettez, ne faites pas une figure étonnée ; vous savez parfaitement pourquoi je viens ici chaque jour… Pourquoi et pour qui je viens, vous le savez parfaitement ! Cher petit fauve, ne me regardez pas comme cela ; je suis un vieux moineau.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (stupéfaite)
Petit fauve ? Je ne comprends rien.

ASTROV
Beau putois duveté… il vous faut des victimes ! Voilà un mois que je ne fais rien, que j'ai tout abandonné; je vous cherche avidement - et cela vous plaît beaucoup, beaucoup… Eh bien, quoi ? Je suis vaincu ; vous le saviez sans interrogatoire. (Croisant les bras, et courbant la tête.)
Je me rends ; allez, dévorez- moi !

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Vous êtes fou !

ASTROV (riant entre ses dents)
Vous êtes timide…

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Je suis meilleure et plus élevée que vous ne pensez ! Je vous le jure !
(Elle veut sortir.)

ASTROV (lui barrant la route)
Je partirai aujourd'hui et ne reviendrai plus ici, mais… (Il la prend par la main en regardant autour de lui.)
Où nous reverrons-nous ? Dites vite, où ? (Passionnément.)
Quelle femme merveilleuse, magnifique !… Un baiser… Je veux baiser vos cheveux odorants…

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Je vous jure…

ASTROV (l'empêchant de parler)
Pourquoi jurer ? Il ne faut pas de mots inutiles… Oh ! qu'elle est belle ! Quelles mains !
(Il les baise.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Mais assez, à la fin !… Allez-vous-en ! (Elle retire ses mains.)
Vous vous oubliez.

ASTROV
Dites-moi où nous nous verrons demain ? (Il la prend à la taille.)
Tu le vois, c'est inévitable ; il faut que nous nous retrouvions.
(Il l'embrasse. À ce moment, entre Voïnitski avec un bouquet de roses ; il s'arrête à la porte.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (sans voir Voïnitski )
Miséricorde ! laissez-moi… (Elle penche la tête sur la poitrine d'Astrov.)
Non !
(Elle veut sortir.)

ASTROV (la retenant par la taille)
Viens demain au chalet forestier… vers deux heures…
Oui ? Oui ? Tu viendras ?

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (ayant vu Voïnitski)
Laissez-moi. (Très troublée, elle va à la fenêtre.)
C'est affreux !

VOÏNITSKI (il pose le bouquet sur une chaise. Agité, il essuie de son mouchoir sa figure et son cou)
Oui… Ne vous dérangez pas.

ASTROV (de mauvaise humeur)
Aujourd'hui, très estimé Ivan Pétrovitch, le temps n'est pas mauvais. Il faisait gris ce matin, comme s'il allait pleuvoir, mais maintenant il y a du soleil. Parlons en conscience ; l'automne a été magnifique… Et les blés d'hiver sont assez beaux. (Roulant sa carte.)
Seulement voilà : les jours sont devenus courts…
(Il sort.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (elle s'approche vivement de Voïnitski)
Faites tous vos efforts, employez toute votre influence pour que mon mari et moi partions d'ici aujourd'hui même. Vous entendez ? Aujourd'hui même !

VOÏNITSKI (s'essuyant la figure)
Ah ! bien… C'est bien… J'ai tout vu, Hélène, tout !…

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (nerveusement)
Vous entendez ? Je dois partir d'ici aujourd'hui même.
(Entrent Sérébriakov, Sonia, Téléguine et Marina.)

TÉLÉGUINE
Moi non plus, Excellence, je ne suis pas tout à fait bien. Je suis malade depuis deux jours. Quelque chose à la tête.

SÉRÉBRIAKOV
Où sont les autres ? Je n'aime pas cette maison ; c'est une sorte de labyrinthe. Vingt-six chambres énormes. Tout le monde s'y égare, et on ne trouve jamais personne. (Il sonne.)
Appelez Maria Vassilievna et Elèna Andréïevna.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Je suis ici.

SÉRÉBRIAKOV
Je vous prie tous de vous asseoir.

SONIA (s'approchant d'Elèna Andréïevna, impatiemment)
Qu'a-t-il dit ?

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Je te le dirai après.

SONIA
Tu trembles ? Tu es émue ? (Elle lui jette un regard investigateur.)
Je comprends… Il a dit qu'il ne viendrait plus ici ? Est-ce cela ? Dis-le ?
(Elèna Andréïevna baisse la tête affirmativement.)

SÉRÉBRIAKOV (à Téléguine)
On peut encore se faire à la maladie, cela passe ! Mais ce que je ne peux accepter, c'est l'ordre de la vie à la campagne. J'ai la sensation d'être tombé sur une planète inconnue. Asseyez-vous tous, je vous prie… Sonia ! (Sonia ne l'entend pas. Elle reste debout, baissant tristement la tête.)
Sonia ! (Une pause.)
Elle n'entend pas ! (À Marina.)
Et toi, ma bonne, assieds-toi aussi. (Marina s'assied et tricote un bas.)
Je vous en prie tous ; suspendez, pour ainsi dire, vos oreilles au clou de l'attention.
(Il rit.)

VOÏNITSKI (agité)
Je ne suis peut-être pas indispensable ? Je peux m'en aller ?

SÉRÉBRIAKOV
Non, tu es ici le plus nécessaire.

VOÏNITSKI
Quel besoin avez-vous de moi ?

SÉRÉBRIAKOV
Tu me vouvoies ?… Pourquoi te fâches-tu ? (Une pause.)
Si j'ai tort envers toi, en quelque chose, pardonne-moi…

VOÏNITSKI
Quitte ce ton… Venons à l'affaire… Que te faut-il ?
(Entre Maria Vassilievna.)

SÉRÉBRIAKOV
Voici maman… Messieurs, je commence. (Une pause.)
Je vous réunis tous pour vous annoncer qu'un inspecteur arrive ici. D'ailleurs, laissons la plaisanterie. Il s'agit d'une affaire sérieuse. Je vous ai réunis pour vous demander aide et conseil et, connaissant votre amabilité ordinaire, je sais que vous ne me les refuserez pas. Je suis un savant, un homme de livres, et ai toujours été ignorant de la vie pratique.

SÉRÉBRIAKOV
Je ne puis me passer des indications des gens éclairés. Aussi fais-je appel à vous tous. À Ivan Pétrovitch, à vous Ilia Ilitch, et à vous, maman. Manet omnes una nox, autrement dit, nous sommes tous dans la main de Dieu. Je suis vieux et malade, et trouve nécessaire de régulariser à temps mes affaires d'intérêts en ce qui regarde ma famille. Ma vie est finie, je ne pense plus à moi ; mais j'ai une jeune femme et une fille non mariée. (Une pause.)

SÉRÉBRIAKOV
Il m'est impossible de vivre à la campagne. Nous ne sommes pas faits pour y vivre. Et, vivre en ville avec les ressources que nous donne cette terre, est impossible. Admettons qu'on vende le bois ; c'est une mesure extraordinaire qui ne peut se renouveler chaque année. Il faut trouver des moyens qui nous assurent un chiffre de rente plus ou moins déterminé.

SÉRÉBRIAKOV
J'ai trouvé un de ces moyens, et j'ai l'honneur de vous le soumettre. Laissant les détails, j'en exposerai les traits généraux. Notre bien ne rapporte pas, en moyenne, plus de deux pour cent ; je propose de le vendre. Si nous transformons l'argent en titres de rente, nous recevrons de quatre à cinq pour cent, et je pense qu'il y aura même un excédent de quelques milliers de roubles, qui nous permettra d'acheter une petite villa en Finlande.

VOÏNITSKI
Attends !… Il me semble que mes oreilles me trompent. Répète ce que tu viens de dire ?

SÉRÉBRIAKOV
Convertir l'argent en titres de rente, et, avec l'excédent, acheter une villa en Finlande.

VOÏNITSKI
Il ne s'agit pas de la Finlande… Tu as dit encore autre chose.

SÉRÉBRIAKOV
Je propose de vendre la terre.

VOÏNITSKI
Voilà. C'est justement cela ! Tu vendras la terre ; très bien, riche idée ! Et où m'ordonneras-tu de me retirer, avec ma vieille mère et Sonia ?

SÉRÉBRIAKOV
Nous réglerons tout cela en son temps. Pas tout à la fois.

VOÏNITSKI
Attends. Évidemment, je n'ai pas eu jusqu'à présent le moindre bon sens ; j'ai eu, jusqu'à maintenant, la bêtise de penser que ce bien appartenait à Sonia. Feu mon père l'avait acheté en guise de dot à ma sœur. J'étais naïf, quant à présent, et ne comprenais pas les lois à la turque ; je pensais que le bien de ma sœur avait passé à Sonia.

SÉRÉBRIAKOV
Oui, le bien appartient à Sonia ; qui le conteste ? Sans le consentement de Sonia, je ne me déciderai pas à le vendre ; et, justement, je propose de faire cela dans l'intérêt de Sonia.

VOÏNITSKI
C'est incompréhensible, incompréhensible ! Ou je suis devenu fou, ou…

MARIA VASSILIEVNA
Jean, ne contredis pas Aleksandr. Crois-moi, il sait mieux que nous ce qui est bien ou mal !

VOÏNITSKI
Non, donnez-moi de l'eau. (Il boit.)
Maintenant, dites ce que vous voudrez !

SÉRÉBRIAKOV
Je ne comprends pas pourquoi tu t'agites. Je ne dis pas que mon projet soit idéal. Si tout le monde trouve qu'il ne vaut rien, je n'insisterai pas.
(Une pause.)

TÉLÉGUINE (confus)
Excellence, j'éprouve à l'égard de la science, non pas seulement de l'adoration, mais des sentiments de parenté ; le frère de la femme de mon frère, Constantin Trofimovitch Lakédémonov, connaissez-vous, était docteur en…

VOÏNITSKI
Attends, Grêlé ; affaires. Tu raconteras cela après. (À Sérébriakov.)
Tiens, demande-lui si ce bien a été acheté à son oncle ?

SÉRÉBRIAKOV
Pourquoi le lui demander ? À quoi bon ?

VOÏNITSKI
Ce bien a été acheté dans le temps quatre-vingt-quinze mille roubles ; mon père n'en paya que soixante-dix mille et il resta dû vingt- cinq mille roubles. Maintenant, écoutez… Le bien n'aurait pas pu être acheté, si je n'avais renoncé à ma part d'héritage en faveur de ma sœur que j'aimais tendrement. De plus, j'ai travaillé dix années comme un bœuf, et j'ai payé tout ce qui était dû…

SÉRÉBRIAKOV
Je regrette d'avoir entamé cette conversation.

VOÏNITSKI
Il n'y a aucune hypothèque sur le bien et il est en état, grâce à mes efforts personnels. Et voilà, maintenant que je suis vieux, on veut me mettre dehors !…

SÉRÉBRIAKOV
Je ne comprends pas où tu veux en venir !

VOÏNITSKI
Vingt-cinq années durant (j'ai dirigé ce domaine ; je travaillais et t'envoyais l'argent comme l'employé le plus consciencieux, et, en tout ce temps-là, tu ne m'as pas remercié une seule fois. Tout ce temps-là, quand j'étais jeune, je recevais, et maintenant encore, je reçois de toi par an cinq cents roubles de gages - salaire de mendiant)
 ; Et tu n'as pas songé une seule fois à m'augmenter seulement d'un rouble !

SÉRÉBRIAKOV
Ivan Pétrovitch, qu'en savais-je ? Je ne suis pas un homme pratique et je ne comprends rien. Tu pouvais t'augmenter tant que tu voulais.

VOÏNITSKI
C'est cela, pourquoi n'ai-je pas volé ?… Pourquoi ne me méprisez-vous pas tous parce que je n'ai pas volé ?… C'eût été juste… et maintenant je serais riche !

MARIA VASSILIEVNA (sévèrement)
Jean !

TÉLÉGUINE (s'agitant)
Vania, mon ami, il ne faut pas dire cela… Je tremble… Pourquoi gâter de bonnes relations ? (Il l'embrasse.)
Il ne le faut pas.

VOÏNITSKI
Vingt-cinq années, je suis resté avec cette mère-là, comme un rat entre quatre murs. Toutes nos pensées, tous nos sentiments t'appartenaient à toi seul. Le jour, nous parlions de toi, nous nous enorgueillissions de toi, prononcions ton nom avec vénération ; nous perdions nos nuits à lire des revues et des livres que, maintenant, je méprise profondément !

TÉLÉGUINE
Il ne faut pas dire ça, Vania… Je ne puis plus…

SÉRÉBRIAKOV (irrité)
Je ne comprends pas ce qu'il te faut ?

VOÏNITSKI
Tu étais pour nous un être d'ordre supérieur et nous savions tes articles par cœur… Mais maintenant, mes yeux se sont ouverts ! Je vois tout! Tu écris sur l'art, mais tu n'y comprends rien. Tous tes travaux, que j'aimais, ne valent pas un rouge liard. Tu nous trompais !

SÉRÉBRIAKOV
Messieurs, mais faites-le taire à la fin ! Je m'en vais !

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Ivan Pétrovitch, j'exige que vous vous taisiez ! Entendez-vous ?

VOÏNITSKI
Je ne me tairai pas ! (Coupant la retraite à Sérébriakov.)
Attends, je n'ai pas fini ! Tu as gâché ma vie ! Je n'ai pas vécu ; pas vécu ! Grâce à toi j'ai anéanti, détruit mes meilleures années ; tu es mon pire ennemi !

TÉLÉGUINE
Je ne peux l'entendre… Je pars…
(Il sort très agité.)

SÉRÉBRIAKOV
Que veux-tu de moi ? Et quel droit as-tu de me parler sur ce ton-là ? Le plus nul des hommes ! Si le bien est à toi, prends-le. Je n'en ai pas besoin.

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Je quitte à l'instant cet enfer ! (Elle crie.)
Je ne puis plus le supporter !

VOÏNITSKI
Ma vie est perdue ! J'ai du talent, je suis intelligent, hardi… Si j'avais vécu normalement, j'aurais pu être un Schopenhauer ou un Dostoïevski !… je divague !… Maman, je suis désespéré ! Maman !

MARIA VASSILIEVNA (sévèrement)
Obéis à Aleksandr !

SONIA (elle se met à genoux devant Marina et se serre contre elle)
Ma bonne, ma chère bonne !

VOÏNITSKI
Maman, que faire ? Il ne faut pas que vous parliez ! Je sais ce que je dois faire ! (À Sérébriakov.)
Tu te souviendras de moi !…
(Il sort par la porte du milieu.)

SÉRÉBRIAKOV
Messieurs, qu'est-ce que c'est à la fin ? Éloignez de moi ce fou ! Je ne peux pas vivre sous le même toit que lui. Il vit (il indique la porte du milieu)
presque à côté de moi… Qu'il déménage au village, ou dans l'annexe !… Ou, moi, je pars d'ici… Je ne peux pas rester dans la même maison que lui…

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (à son mari)
Nous partirons d'ici aujourd'hui ! Il faut donner des ordres en conséquence à l'instant.

SÉRÉBRIAKOV
Le plus nul des hommes !

SONIA (restée à genoux, se retourne du côté de son père, nerveusement, les larmes aux yeux)
Papa, il faut être charitable ; oncle Vania et moi sommes si malheureux ! (Retenant son désespoir.)
Quand tu étais plus jeune, oncle Vania et grand-mère, rappelle-toi, traduisaient, la nuit, des livres pour toi, recopiaient tes manuscrits… Oncle Vania et moi travaillions sans repos.

SONIA
Nous craignions de dépenser un kopeck pour nous-mêmes, et t'envoyions tout. Nous gagnions durement notre vie. Je ne dis pas cela pour le reprocher ; mais tu dois nous comprendre, papa ! Il faut être compatissant !

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (émue, à son mari)
Aleksandr, je t'en prie, explique-toi avec lui ! Je t'en supplie.

SÉRÉBRIAKOV
Bien, je m'expliquerai… Je ne l'accuse de rien. Je ne suis pas fâché. Mais, convenez que sa conduite est au moins étrange. Soit, je vais chez lui !
(Il sort par la porte du milieu.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Sois un peu gentil avec lui… Tranquillise-le…
(Elle le suit.)

SONIA (se serrant contre la bonne)
Ma bonne ! ma chère bonne !

MARINA
Ce n'est rien, petite. Les jars sifflent… Ils se calmeront. Ils siffleront et finiront…

SONIA
Ma bonne !

MARINA (elle lui caresse la tête)
Tu trembles comme quand il gèle. Allons, allons, mon orpheline, Dieu est miséricordieux. Je vais te donner du tilleul ou de la framboise ; ça passera… N'aie pas de chagrin, ma petite… (Regardant la porte du milieu avec colère.)
Hein! Ils sont fâchés, les jars ! Puissent-ils…
(Un coup de feu retentit derrière la scène. On entend crier Elèna Andréievna. Sonia tressaille.)

MARINA
Ah ! diable, qu'ils m'ont fait peur !

SÉRÉBRIAKOV (il accourt, chancelant de peur)
Retenez-le ! Retenez-le ! Il est devenu fou !
(Elèna Andréïevna et Voïnitski luttent devant la porte.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA (tâchant de lui enlever un revolver)
Rendez cette arme, on vous dit! Rendez-la !

VOÏNITSKI
Laissez-moi, Elèna ! Laissez-moi !(Redevenu libre, il accourt et cherche des yeux Sérébriakov.)
Où est-il ? Ah ! le voilà ! (Il tire sur lui.)
Boum ! (Une pause.)
Manqué ! Encore raté ! (Avec colère.)
Ah ! diable ! diable ! Que le diable l'emporte !
(Il jette le revolver à terre et s'assied sur une chaise, accablé. Sérébriakov est stupéfait. Elèna Andréïevna s'appuie contre le mur, se trouvant mal.)

ELÈNA ANDRÉÏEVNA
Emmenez-moi d'ici ! Emmenez-moi ! Tuez-moi, mais… je ne peux plus rester ici ! Je ne peux pas !

VOÏNITSKI (désespéré)
Oh ! que fais-je ! Que fais-je !

SONIA (doucement)
Ma bonne ! ma chère bonne !

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