ACTE SECOND - Scène III



(MITHRIDATE ARBATE.)


MITHRIDATE
Enfin, après un an, tu me revois, Arbate :
Non plus, comme autrefois, cet heureux Mithridate
Qui, de Rome toujours balançant le destin,
Tenait entre elle et moi l'univers incertain :
Je suis vaincu. Pompée a saisi l'avantage
D'une nuit qui laissait peu de place au courage.
Mes soldats presque nus, dans l'ombre intimidés,
Les rangs de toutes parts mal pris et mal gardés,
Le désordre partout redoublant les alarmes,
Nous-mêmes contre nous tournant nos propres armes
Les cris que les rochers renvoyaient plus affreux,
Enfin toute l'horreur d'un combat ténébreux :
Que pouvait la valeur dans ce trouble funeste ?
Les uns sont morts, la fuite a sauvé tout le reste ;
Et je ne dois la vie, en ce commun effroi,
Qu'au bruit de mon trépas que je laisse après moi.
Quelque temps inconnu, j'ai traversé le Phase ;
Et de là pénétrant jusqu'au pied du Caucase,
Bientôt dans des vaisseaux sur l'Euxin préparés,
J'ai rejoint de mon camp les restes séparés.
Voilà par quels malheurs poussé dans le Bosphore,
J'y trouve des malheurs qui m'attendaient encore.
Toujours du même amour tu me vois enflammé :
Ce cœur nourri de sang, et de guerre affamé,
Malgré le faix des ans et du sort qui m'opprime,
Traîne partout l'amour qui l'attache à Monime ;
Et n'a point d'ennemis qui lui soient odieux
Plus que deux fils ingrats que je trouve en ces lieux.

ARBATE
Deux fils, seigneur !

MITHRIDATE
Écoute. À travers ma colère,
Je veux bien distinguer Xipharès de son frère :
Je sais que, de tout temps à mes ordres soumis,
Il hait autant que moi nos communs ennemis ;
Et j'ai vu sa valeur à me plaire attachée,
Justifier pour lui ma tendresse cachée ;
Je sais même, je sais avec quel désespoir,
À tout autre intérêt préférant son devoir,
Il courut démentir une mère infidèle,
Et tira de son crime une gloire nouvelle ;
Et je ne puis encor ni n'oserais penser
Que ce fils si fidèle ait voulu m'offenser.
Mais tous deux en ces lieux que pouvaient-ils attendre ?
L'un et l'autre à la reine ont-ils osé prétendre ?
Avec qui semble-t-elle en secret s'accorder ?
Moi-même de quel œil dois-je ici l'aborder ?
Parle. Quelque désir qui m'entraîne auprès d'elle,
Il me faut de leurs cœurs rendre un compte fidèle.
Qu'est-ce qui s'est passé ? qu'as-tu vu ? que sais-tu ?
Depuis quel temps, pourquoi, comment t'es-tu rendu ?

ARBATE
Seigneur, depuis huit jours l'impatient Pharnace
Aborda le premier au pied de cette place ;
Et de votre trépas autorisant le bruit,
Dans ces murs aussitôt voulut être introduit.
Je ne m'arrêtai point à ce bruit téméraire ;
Et je n'écoutais rien, si le prince son frère,
Bien moins par ses discours, seigneur, que par ses pleurs,
Ne m'eût en arrivant confirmé vos malheurs.

MITHRIDATE
Enfin, que firent-ils ?

ARBATE
Pharnace entrait à peine
Qu'il courut de ses feux entretenir la reine,
Et s'offrit d'assurer, par un hymen prochain,
Le bandeau qu'elle avait reçu de votre main.

MITHRIDATE
Traître ! sans lui donner le loisir de répandre
Les pleurs que son amour aurait dus à ma cendre !
Et son frère ?

ARBATE
Son frère, au moins jusqu'à ce jour,
Seigneur, dans ses desseins n'a point marqué d'amour ;
Et toujours avec vous son cœur d'intelligence
N'a semblé respirer que guerre et que vengeance.

MITHRIDATE
Mais encor, quel dessein le conduisait ici ?

ARBATE
Seigneur, vous en serez tôt ou tard éclairci.

MITHRIDATE
Parle, je te l'ordonne, et je veux tout apprendre.

ARBATE
Seigneur, jusqu'à ce jour ce que j'ai pu comprendre,
Ce prince a cru pouvoir, après votre trépas,
Compter cette province au rang de ses États ;
Et sans connaître ici de lois que son courage,
Il venait par la force appuyer son partage.

MITHRIDATE
Ah ! c'est le moindre prix qu'il se doit proposer,
Si le ciel de mon sort me laisse disposer.
Oui, je respire, Arbate, et ma joie est extrême :
Je tremblais, je l'avoue, et pour un fils que j'aime,
Et pour moi qui craignais de perdre un tel appui,
Et d'avoir à combattre un rival tel que lui.
Que Pharnace m'offense, il offre à ma colère
Un rival dès longtemps soigneux de me déplaire,
Qui toujours des Romains admirateur secret,
Ne s'est jamais contre eux déclaré qu'à regret ;
Et s'il faut que pour lui Monime prévenue
Ait pu porter ailleurs une amour qui m'est due,
Malheur au criminel qui vient me la ravir !
Et qui m'ose offenser et n'ose me servir !
L'aime-t-elle ?

ARBATE
Seigneur, je vois venir la reine.

MITHRIDATE
Dieux, qui voyez ici mon amour et ma haine,
Épargnez mes malheurs, et daignez empêcher
Que je ne trouve encor ceux que je vais chercher !
Arbate, c'est assez : qu'on me laisse avec elle.

Autres textes de Jean Racine

Les Plaideurs

"Les Plaideurs" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1668. Elle raconte l'histoire d'une famille en conflit qui se retrouve devant un tribunal pour...

La Thébaïde

"La Thébaïde" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1664. Elle raconte l'histoire de deux frères jumeaux, Étéocle et Polynice, fils du roi de...

Athalie

"Athalie" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1691. Elle raconte l'histoire d'Athalie, reine de Juda, et de sa lutte pour conserver son pouvoir...

Iphigénie

"Iphigénie" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1674. Elle raconte l'histoire d'Iphigénie, fille du roi Agamemnon et de Clytemnestre, et de sa quête...

Bajazet

"Bajazet" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1672. Elle raconte l'histoire de Bajazet, empereur ottoman, et de son amour pour l'impératrice romaine Irène,...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024