ACTE TROISIÈME - Scène V



(MONIME MITHRIDATE.)


MITHRIDATE
Enfin j'ouvre les yeux, et je me fais justice :
C'est faire à vos beautés un triste sacrifice,
Que de vous présenter, madame, avec ma foi,
Tout l'âge et le malheur que je traîne avec moi.
Jusqu'ici la fortune et la victoire mêmes
Cachaient mes cheveux blancs sous trente diadèmes.
Mais ce temps-là n'est plus : je régnais, et je fuis.
Mes ans se sont accrus ; mes honneurs sont détruits ;
Et mon front, dépouillé d'un si noble avantage,
Du temps qui l'a flétri laisse voir tout l'outrage.
D'ailleurs mille desseins partagent mes esprits :
D'un camp prêt à partir vous entendez les cris ;
Sortant de mes vaisseaux, il faut que j'y remonte.
Quel temps pour un hymen, qu'une fuite si prompte,
Madame ! Et de quel front vous unir à mon sort,
Quand je ne cherche plus que la guerre et la mort ?
Cessez pourtant, cessez de prétendre à Pharnace :
Quand je me fais justice, il faut qu'on se la fasse :
Je ne souffrirai point que ce fils odieux,
Que je viens pour jamais de bannir de mes yeux,
Possédant une amour qui me fut déniée,
Vous fasse des Romains devenir l'alliée.
Mon trône vous est dû : loin de m'en repentir,
Je vous y place même avant que de partir,
Pourvu que vous vouliez qu'une main qui m'est chère,
Un fils, le digne objet de l'amour de son père,
Xipharès, en un mot, devenant votre époux,
Me venge de Pharnace, et m'acquitte envers vous.

MONIME
Xipharès ! Lui, seigneur ?

MITHRIDATE
Oui, lui-même, madame.
D'où peut naître à ce nom le trouble de votre âme ?
Contre un si juste choix qui peut vous révolter ?
Est-ce quelque mépris qu'on ne puisse dompter ?
Je le répète encor : c'est un autre moi-même,
Un fils victorieux, qui me chérit, que j'aime,
L'ennemi des Romains, l'héritier et l'appui
D'un empire et d'un nom qui va renaître en lui ;
Et quoi que votre amour ait osé se promettre,
Ce n'est qu'entre ses mains que je puis vous remettre.

MONIME
Que dites-vous ? Ô ciel ! Pourriez-vous approuver…
Pourquoi, seigneur, pourquoi voulez-vous m'éprouver ?
Cessez de tourmenter une âme infortunée :
Je sais que c'est à vous que je fus destinée ;
Je sais qu'en ce moment, pour ce nœud solennel,
La victime, seigneur, nous attend à l'autel.
Venez.

MITHRIDATE
Je le vois bien : quelque effort que je fasse,
Madame, vous voulez vous garder à Pharnace.
Je reconnais toujours vos injustes mépris ;
Ils ont même passé sur mon malheureux fils.

MONIME
Je le méprise !

MITHRIDATE
Eh bien, n'en parlons plus, madame.
Continuez : brûlez d'une honteuse flamme.
Tandis qu'avec mon fils je vais, loin de vos yeux,
Chercher au bout du monde un trépas glorieux,
Vous cependant ici servez avec son frère,
Et vendez aux Romains le sang de votre père.
Venez : je ne saurais mieux punir vos dédains,
Qu'en vous mettant moi-même en ses serviles mains ;
Et, sans plus me charger du soin de votre gloire,
Je veux laisser de vous jusqu'à votre mémoire.
Allons, madame, allons. Je m'en vais vous unir.

MONIME
Plutôt de mille morts dussiez-vous me punir !

MITHRIDATE
Vous résistez en vain, et j'entends votre fuite.

MONIME
En quelle extrémité, seigneur, suis-je réduite ?
Mais enfin je vous crois, et je ne puis penser
Qu'à feindre si longtemps vous puissiez vous forcer.
Les dieux me sont témoins qu'à vous plaire bornée
Mon âme à tout son sort s'était abandonnée.
Mais si quelque faiblesse avait pu m'alarmer,
Si de tous ses efforts mon cœur a dû s'armer,
Ne croyez point, seigneur, qu'auteur de mes alarmes,
Pharnace m'ait jamais coûté les moindres larmes.
Ce fils victorieux que vous favorisez,
Cette vivante image en qui vous vous plaisez,
Cet ennemi de Rome, et cet autre vous-même,
Enfin ce Xipharès que vous voulez que j'aime…

MITHRIDATE
Vous l'aimez ?

MONIME
Si le sort ne m'eût donnée à vous,
Mon bonheur dépendait de l'avoir pour époux.
Avant que votre amour m'eût envoyé ce gage,
Nous nous aimions… Seigneur, vous changez de visage !

MITHRIDATE
Non, madame. Il suffit. Je vais vous l'envoyer.
Allez : le temps est cher, il le faut employer.
Je vois qu'à m'obéir vous êtes disposée :
Je suis content.

MONIME (en s'en allant.)
Ô ciel ! me serais-je abusée ?

Autres textes de Jean Racine

Les Plaideurs

"Les Plaideurs" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1668. Elle raconte l'histoire d'une famille en conflit qui se retrouve devant un tribunal pour...

La Thébaïde

"La Thébaïde" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1664. Elle raconte l'histoire de deux frères jumeaux, Étéocle et Polynice, fils du roi de...

Athalie

"Athalie" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1691. Elle raconte l'histoire d'Athalie, reine de Juda, et de sa lutte pour conserver son pouvoir...

Iphigénie

"Iphigénie" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1674. Elle raconte l'histoire d'Iphigénie, fille du roi Agamemnon et de Clytemnestre, et de sa quête...

Bajazet

"Bajazet" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1672. Elle raconte l'histoire de Bajazet, empereur ottoman, et de son amour pour l'impératrice romaine Irène,...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024