ACTE CINQUIÈME - Scène IV



(MONIME ARBATE, PHŒDIME.)


MONIME
Ah ! trop cruel Arbate, à quoi m'exposez-vous !
Est-ce qu'on croit encor mon supplice trop doux ?
Et le roi m'enviant une mort si soudaine,
Veut-il plus d'un trépas pour contenter sa haine ?

ARBATE
Vous l'allez voir paraître ; et j'ose m'assurer
Que vous-même avec moi vous allez le pleurer.

MONIME
Quoi ! le roi…

ARBATE
Le roi touche à son heure dernière,
Madame, et ne voit plus qu'un reste de lumière.
Je l'ai laissé sanglant, porté par des soldats ;
Et Xipharès en pleurs accompagne leurs pas.

MONIME
Xipharès ! Ah, grands dieux ! Je doute si je veille,
Et n'ose qu'en tremblant en croire mon oreille.
Xipharès vit encor ! Xipharès, que mes pleurs…

ARBATE
Il vit chargé de gloire, accablé de douleurs.
De sa mort en ces lieux la nouvelle semée
Ne vous a pas vous seule et sans cause alarmée :
Les Romains, qui partout l'appuyaient par des cris,
Ont par ce bruit fatal glacé tous les esprits.
Le roi, trompé lui-même, en a versé des larmes,
Et désormais certain du malheur de ses armes,
Par un rebelle fils de toutes parts pressé,
Sans espoir de secours tout près d'être forcé,
Et voyant pour surcroît de douleur et de haine,
Parmi ses étendards porter l'aigle romaine,
Il n'a plus aspiré qu'à s'ouvrir des chemins
Pour éviter l'affront de tomber dans leurs mains.
D'abord il a tenté les atteintes mortelles
Des poisons que lui-même a crus les plus fidèles ;
Il les a trouvés tous sans force et sans vertu.
"Vain secours, a-t-il dit, que j'ai trop combattu !
"Contre tous les poisons soigneux de me défendre,
"J'ai perdu tout le fruit que j'en pouvais attendre.
"Essayons maintenant des secours plus certains,
"Et cherchons un trépas plus funeste aux Romains."
Il parle ; et défiant leurs nombreuses cohortes,
Du palais, à ces mots, il fait ouvrir les portes.
À l'aspect de ce front dont la noble fureur
Tant de fois dans leurs rangs répandit la terreur,
Vous les eussiez vus tous, retournant en arrière,
Laisser entre eux et nous une large carrière ;
Et déjà quelques-uns couraient épouvantés
Jusque dans les vaisseaux qui les ont apportés.
Mais, le dirai-je ? ô ciel ! rassurés par Pharnace,
Et la honte en leurs cœurs réveillant leur audace,
Ils reprennent courage, ils attaquent le roi,
Qu'un reste de soldats défendait avec moi.
Qui pourrait exprimer par quels faits incroyables,
Quels coups accompagnés de regards effroyables,
Son bras se signalant pour la dernière fois,
A de ce grand héros terminé les exploits ?
Enfin, las et couvert de sang et de poussière,
Il s'était fait de morts une noble barrière :
Un autre bataillon s'est avancé vers nous :
Les Romains pour le joindre ont suspendu leurs coups.
Ils voulaient tous ensemble accabler Mithridate.
Mais lui : "C'en est assez, m'a-t-il dit, cher Arbate,
"Le sang et la fureur m'emportent trop avant.
"Ne livrons pas surtout Mithridate vivant."
Aussitôt dans son sein il plonge son épée.
Mais la mort fuit encor sa grande âme trompée.
Ce héros dans mes bras est tombé tout sanglant,
Faible, et qui s'irritait contre un trépas si lent ;
Et se plaignant à moi de ce reste de vie,
Il soulevait encor sa main appesantie ;
Et marquant à mon bras la place de son cœur,
Semblait d'un coup plus sûr implorer la faveur.
Tandis que, possédé de ma douleur extrême,
Je songe bien plutôt à me percer moi-même,
De grands cris ont soudain attiré mes regards :
J'ai vu, qui l'aurait cru ? j'ai vu de toutes parts
Vaincus et renversés les Romains et Pharnace,
Fuyant vers leurs vaisseaux, abandonner la place ;
Et le vainqueur, vers nous s'avançant de plus près,
À mes yeux éperdus a montré Xipharès.

MONIME
Juste ciel !

ARBATE
Xipharès, toujours resté fidèle,
Et qu'au fort du combat une troupe rebelle,
Par ordre de son frère, avait enveloppé,
Mais qui, d'entre leurs bras à la fin échappé,
Força les plus mutins, et regagnant le reste,
Heureux et plein de joie, en ce moment funeste,
À travers mille morts, ardent, victorieux,
S'était fait vers son père un chemin glorieux.
Jugez de quelle horreur cette joie est suivie.
Son bras aux pieds du roi l'allait jeter sans vie ;
Mais on court, on s'oppose à son emportement.
Le roi m'a regardé dans ce triste moment,
Et m'a dit, d'une voix qu'il poussait avec peine :
"S'il en est temps encor, cours, et sauve la reine."
Ces mots m'ont fait trembler pour vous, pour Xipharès :
J'ai craint, j'ai soupçonné quelques ordres secrets.
Tout lassé que j'étais, ma frayeur et mon zèle
M'ont donné pour courir une force nouvelle ;
Et, malgré nos malheurs, je me tiens trop heureux
D'avoir paré le coup qui vous perdait tous deux.

MONIME
Ah ! que, de tant d'horreurs justement étonnée,
Je plains de ce grand roi la triste destinée !
Hélas ! et plût aux dieux qu'à son sort inhumain
Moi-même j'eusse pu ne point prêter la main ;
Et que, simple témoin du malheur qui l'accable,
Je le pusse pleurer sans en être coupable !
Il vient. Quel nouveau trouble excite en mes esprits
Le sang du père, ô ciel ! et les larmes du fils !

Autres textes de Jean Racine

Les Plaideurs

"Les Plaideurs" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1668. Elle raconte l'histoire d'une famille en conflit qui se retrouve devant un tribunal pour...

La Thébaïde

"La Thébaïde" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1664. Elle raconte l'histoire de deux frères jumeaux, Étéocle et Polynice, fils du roi de...

Athalie

"Athalie" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1691. Elle raconte l'histoire d'Athalie, reine de Juda, et de sa lutte pour conserver son pouvoir...

Iphigénie

"Iphigénie" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1674. Elle raconte l'histoire d'Iphigénie, fille du roi Agamemnon et de Clytemnestre, et de sa quête...

Bajazet

"Bajazet" est une pièce de théâtre écrite par le dramaturge français Jean Racine en 1672. Elle raconte l'histoire de Bajazet, empereur ottoman, et de son amour pour l'impératrice romaine Irène,...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024