ACTE PREMIER - Scène II



(MONIME, XIPHARÈS.)


MONIME
Seigneur, je viens à vous ; car enfin aujourd'hui
Si vous m'abandonnez, quel sera mon appui ?
Sans parents, sans amis, désolée et craintive,
Reine longtemps de nom, mais en effet captive,
Et veuve maintenant sans avoir eu d'époux,
Seigneur, de mes malheurs ce sont là les plus doux.
Je tremble à vous nommer l'ennemi qui m'opprime :
J'espère toutefois qu'un cœur si magnanime
Ne sacrifîra point les pleurs des malheureux
Aux intérêts du sang qui vous unit tous deux.
Vous devez à ces mots reconnaître Pharnace :
C'est lui, seigneur, c'est lui dont la coupable audace
Veut, la force à la main, m'attacher à son sort
Par un hymen pour moi plus cruel que la mort.
Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née !
Au joug d'un autre hymen sans amour destinée,
À peine je suis libre et goûte quelque paix,
Qu'il faut que je me livre à tout ce que je hais.
Peut-être je devrais, plus humble en ma misère,
Me souvenir du moins que je parle à son frère :
Mais soit raison, destin, soit que ma haine en lui
Confonde les Romains dont il cherche l'appui,
Jamais hymen formé sous le plus noir auspice
De l'hymen que je crains n'égala le supplice.
Et si Monime en pleurs ne vous peut émouvoir,
Si je n'ai plus pour moi que mon seul désespoir,
Au pied du même autel où je suis attendue,
Seigneur, vous me verrez, à moi-même rendue,
Percer ce triste cœur qu'on veut tyranniser,
Et dont jamais encor je n'ai pu disposer.

XIPHARÈS
Madame, assurez-vous de mon obéissance ;
Vous avez dans ces lieux une entière puissance :
Pharnace ira, s'il veut, se faire craindre ailleurs.
Mais vous ne savez pas encor tous vos malheurs.

MONIME
Hé ! quel nouveau malheur peut affliger Monime,
Seigneur ?

XIPHARÈS
Si vous aimer c'est faire un si grand crime,
Pharnace n'en est pas seul coupable aujourd'hui ;
Et je suis mille fois plus criminel que lui.

MONIME
Vous !

XIPHARÈS
Mettez ce malheur au rang des plus funestes ;
Attestez, s'il le faut, les puissances célestes
Contre un sang malheureux, né pour vous tourmenter,
Père, enfants, animés à vous persécuter ;
Mais avec quelque ennui que vous puissiez apprendre
Cet amour criminel qui vient de vous surprendre,
Jamais tous vos malheurs ne sauraient approcher
Des maux que j'ai soufferts en le voulant cacher.
Ne croyez point pourtant que, semblable à Pharnace,
Je vous serve aujourd'hui pour me mettre en sa place :
Vous voulez être à vous, j'en ai donné ma foi,
Et vous ne dépendrez ni de lui ni de moi.
Mais quand je vous aurai pleinement satisfaite,
En quels lieux avez-vous choisi votre retraite ?
Sera-ce loin, madame, ou près de mes États ?
Me sera-t-il permis d'y conduire vos pas ?
Verrez-vous d'un même œil le crime et l'innocence ?
En fuyant mon rival, fuirez-vous ma présence ?
Pour prix d'avoir si bien secondé vos souhaits,
Faudra-t-il me résoudre à ne vous voir jamais ?

MONIME
Ah ! que m'apprenez-vous !

XIPHARÈS
Eh quoi ! belle Monime,
Si le temps peut donner quelque droit légitime,
Faut-il vous dire ici que le premier de tous
Je vous vis, je formai le dessein d'être à vous,
Quand vos charmes naissants, inconnus à mon père,
N'avaient encor paru qu'aux yeux de votre mère ?
Ah ! si par mon devoir forcé de vous quitter,
Tout mon amour alors ne put pas éclater,
Ne vous souvient-il plus, sans compter tout le reste,
Combien je me plaignis de ce devoir funeste ?
Ne vous souvient-il plus, en quittant vos beaux yeux,
Quelle vive douleur attendrit mes adieux ?
Je m'en souviens tout seul : avouez-le, madame,
Je vous rappelle un songe effacé de votre âme.
Tandis que, loin de vous, sans espoir de retour,
Je nourrissais encore un malheureux amour,
Contente, et résolue à l'hymen de mon père,
Tous les malheurs du fils ne vous affligeaient guère.

MONIME
Hélas !

XIPHARÈS
Avez-vous plaint un moment mes ennuis ?

MONIME
Prince… n'abusez point de l'état où je suis.

XIPHARÈS
En abuser, ô ciel ! quand je cours vous défendre,
Sans vous demander rien, sans oser rien prétendre ;
Que vous dirai-je enfin ? lorsque je vous promets
De vous mettre en état de ne me voir jamais !

MONIME
C'est me promettre plus que vous ne sauriez faire.

XIPHARÈS
Quoi ! malgré mes serments, vous croyez le contraire ?
Vous croyez qu'abusant de mon autorité
Je prétends attenter à votre liberté ?
On vient, madame, on vient : expliquez-vous, de grâce ;
Un mot.

MONIME
Défendez-moi des fureurs de Pharnace :
Pour me faire, seigneur, consentir à vous voir,
Vous n'aurez pas besoin d'un injuste pouvoir.

XIPHARÈS
Ah, madame !

MONIME
Seigneur, vous voyez votre frère.

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