III
L’audience


Monsieur de Tréville était pour le moment de fort méchante humeur ; néanmoins, il salua poliment le jeune homme, qui s’inclina jusqu’à terre, et il sourit en recevant son compliment, dont l’accent béarnais lui rappela à la fois sa jeunesse et son pays, double souvenir qui fait sourire l’homme à tous les âges. Mais se rapprochant presque aussitôt de l’antichambre et faisant à d’Artagnan un signe de la main, comme pour lui demander la permission d’en finir avec les autres avant de commencer avec lui, il appela trois fois, en grossissant la voix à chaque fois, de sorte qu’il parcourut tous les tons intervallaires entre l’accent impératif et l’accent irrité :

— Athos ! Porthos ! Aramis !

Les deux mousquetaires avec lesquels nous avons déjà fait connaissance et qui répondaient aux deux derniers de ces trois noms, quittèrent aussitôt les groupes dont ils faisaient partie et s’avancèrent vers le cabinet, dont la porte se referma derrière eux dès qu’ils en eurent franchi le seuil. Leur contenance, bien qu’elle ne fût pas tout-à-fait tranquille, excita cependant, par son laisser-aller à la fois plein de dignité et de soumission, l’admiration de d’Artagnan, qui voyait dans ces hommes des demi-dieux, et dans leur chef un Jupiter olympien armé de toutes ses foudres.

Quand les deux mousquetaires furent entrés, quand la porte fut refermée derrière eux, quand le murmure bourdonnant de l’antichambre, auquel l’appel qui venait d’être fait avait sans doute donné un nouvel aliment, eut recommencé, quand enfin M. de Tréville eut trois ou quatre fois arpenté, silencieux et le sourcil froncé, toute la longueur de son cabinet, passant chaque fois devant Porthos et Aramis, raides et muets comme à la parade, il s’arrêta tout à coup en face d’eux, et les couvrant des pieds à la tête d’un regard irrité :

— Savez-vous ce que m’a dit le roi, s’écria-t-il, et cela pas plus tard qu’hier au soir ; le savez-vous, messieurs ?

— Non, répondirent après un instant de silence les deux mousquetaires ; non, monsieur, nous l’ignorons.

— Mais j’espère que vous nous ferez l’honneur de nous le dire, ajouta Aramis, de son ton le plus poli et avec la plus gracieuse révérence.

— Il m’a dit qu’il recruterait désormais ses mousquetaires parmi les gardes de M. le cardinal.

— Parmi les gardes de M. le cardinal ! et pourquoi cela ? demanda vivement Porthos.

— Parce qu’il voyait bien que sa piquette avait besoin d’être ragaillardie par un mélange de bon vin.

Les deux mousquetaires rougirent jusqu’au blanc des yeux. D’Artagnan ne savait où il en était et eût voulu être à cent pieds sous terre.

— Oui, oui, continua M. de Tréville en s’animant, oui, et Sa Majesté avait raison, car, sur mon honneur, il est vrai que les mousquetaires font triste figure à la cour. M. le cardinal racontait hier au jeu du roi, avec un air de condoléance qui me déplut fort, qu’avant-hier ces damnés mousquetaires, ces diables-à-quatre, et il appuyait sur ces mots avec un accent ironique qui me déplut encore davantage ; ces pourfendeurs, ajoutait-il en me regardant de son œil de chat-tigre, s’étaient attardés rue Férou, dans un cabaret, et qu’une ronde de ses gardes, j’ai cru qu’il allait me rire au nez, avait été forcée d’arrêter les perturbateurs. Morbleu ! vous devez en savoir quelque chose ! Arrêter des mousquetaires ! Vous en étiez, vous autres, ne vous en défendez pas, on vous a reconnus, et le cardinal vous a nommés. Voilà bien ma faute, oui, ma faute, puisque c’est moi qui choisis mes hommes. Voyons, vous, Aramis, pourquoi diable m’avez-vous demandé la casaque quand vous alliez être si bien sous la soutane ! Voyons, vous, Porthos, n’avez-vous un si beau baudrier d’or que pour y suspendre une épée de paille ? Et Athos ? je ne vois pas Athos. Où est-il ?

— Monsieur, répondit tristement Aramis, il est malade, fort malade.

— Malade, fort malade, dites-vous ? et de quelle maladie ?

— On craint que ce ne soit de la petite vérole, monsieur, répondit Porthos voulant mêler à son tour un mot à la conversation, et ce qui serait fâcheux en ce que très certainement cela gâterait son visage.

— De la petite vérole ! Voilà encore une glorieuse histoire que vous me contez là, Porthos ! — Malade de la petite vérole, à son âge ? — Non pas !… mais blessé sans doute, tué peut-être. — Ah ! si je le savais !… Sangdieu ! messieurs les mousquetaires, je n’entends pas que l’on hante ainsi les mauvais lieux, qu’on se prenne de querelle dans la rue et qu’on joue de l’épée dans les carrefours. Je ne veux pas enfin qu’on prête à rire aux gardes de M. le cardinal, qui sont de braves gens, tranquilles, adroits, qui ne se mettent jamais dans le cas d’être arrêtés, et qui d’ailleurs ne se laisseraient pas arrêter, eux ! — j’en suis sûr. — Ils aimeraient mieux mourir sur la place que de faire un pas en arrière. — Se sauver, détaler, fuir, c’est bon pour les mousquetaires du roi, cela !

Porthos et Aramis frémissaient de rage. Ils auraient volontiers étranglé M. de Tréville, si au fond de tout cela ils n’avaient pas senti que c’était le grand amour qu’il leur portait qui le faisait leur parler ainsi. Ils frappaient le tapis du pied, se mordaient les lèvres jusqu’au sang et serraient de toute leur force la garde de leur épée. Au-dehors on avait entendu appeler, comme nous l’avons dit, Athos, Porthos et Aramis, et l’on avait deviné, à l’accent de la voix de M. de Tréville, qu’il était parfaitement en colère. Dix têtes curieuses étaient appuyées à la tapisserie et pâlissaient de fureur, car leurs oreilles, collées à la porte, ne perdaient pas une syllabe de ce qui se disait, tandis que leurs bouches répétaient au fur et à mesure les paroles insultantes du capitaine à toute la population de l’antichambre. En un instant, depuis la porte du cabinet jusqu’à la porte de la rue, tout l’hôtel fut en ébullition.

— Ah ! les mousquetaires du roi se font arrêter par les gardes de M. le cardinal ! continua M. de Tréville, aussi furieux à l’intérieur que ses soldats, mais saccadant ses paroles et les plongeant une à une pour ainsi dire et comme autant de coups de stylet dans la poitrine de ses auditeurs. Ah ! six gardes de Son Éminence arrêtent six mousquetaires de Sa Majesté ! Morbleu ! j’ai pris mon parti. Je vais de ce pas au Louvre ; je donne ma démission de capitaine du roi pour demander une lieutenance dans les gardes du cardinal, et s’il me refuse, morbleu ! je me fais abbé.

À ces paroles, le murmure de l’extérieur devint une explosion : partout on n’entendait que jurons et blasphèmes. Les morbleu ! les sangdieu ! les mort de tous les diables ! se croisaient dans l’air. D’Artagnan cherchait une tapisserie derrière laquelle se cacher, et se sentait une envie démesurée de se fourrer sous la table.

— Eh bien ! mon capitaine, dit Porthos hors de lui, la vérité est que nous étions six contre six, mais nous avons été pris en traître, et, avant que nous eussions eu le temps de tirer nos épées, deux d’entre nous étaient tombés morts, et Athos, blessé grièvement, n’en valait guère mieux. Car vous le connaissez, Athos ; eh bien ! capitaine, il a essayé de se relever deux fois, et il est retombé deux fois. Cependant, nous ne nous sommes pas rendus, non ! l’on nous a entraînés de force. En chemin nous nous sommes sauvés. Quant à Athos, on l’avait cru mort et on l’a laissé bien tranquillement sur le champ de bataille, ne pensant pas qu’il valût la peine d’être emporté. Voilà l’histoire. Que diable ! capitaine, on ne gagne pas toutes les batailles. Le grand Pompée a perdu celle de Pharsale, et le roi François Ier celle de Pavie.

— Et j’ai l’honneur de vous assurer que j’en ai tué un avec sa propre épée, dit Aramis, car la mienne s’est brisée à la première parade ; — tué ou poignardé, monsieur, comme il vous sera agréable.

— Je ne savais pas cela, reprit M. de Tréville d’un ton un peu radouci. M. le cardinal avait exagéré, à ce que je vois.

— Mais, de grâce, monsieur, continua Aramis, qui, voyant son capitaine s’apaiser, osait hasarder une prière, de grâce, monsieur, ne dites pas qu’Athos est blessé : il serait au désespoir que cela parvînt aux oreilles du roi, et comme la blessure est des plus graves, attendu qu’après avoir traversé l’épaule elle pénètre dans la poitrine, il serait à craindre…

Au même instant la portière se souleva, et une tête noble et belle, mais affreusement pâle, parut sous la frange.

— Athos ! s’écrièrent les deux mousquetaires.

— Athos ! répéta M. de Tréville lui-même.

— Vous m’avez mandé, monsieur, dit Athos à M. de Tréville d’une voix affaiblie mais parfaitement calme, vous m’avez demandé, à ce que m’ont dit nos camarades, et je m’empresse de me rendre à vos ordres ; me voilà, monsieur, que me voulez-vous ?

Et à ces mots le mousquetaire en tenue irréprochable, sanglé comme de coutume, entra d’un pas assez ferme dans le cabinet. M. de Tréville, ému jusqu’au fond du cœur de cette preuve de courage, se précipita vers lui.

— J’étais en train de dire à ces messieurs, ajouta-t-il, que je défends à mes mousquetaires d’exposer leurs jours sans nécessité, car les braves gens sont bien chers au roi, et le roi sait que ses mousquetaires sont les plus braves gens de la terre. Votre main, Athos.

Et sans attendre que le nouveau venu répondît à cette preuve d’affection, M. de Tréville saisit sa main droite et la lui serra de toutes ses forces, sans s’apercevoir qu’Athos, quel que fût son empire sur lui-même, laissait échapper un mouvement de douleur et pâlissait encore, ce que l’on aurait pu croire impossible.

La porte était restée entrouverte, tant l’arrivée d’Athos, dont, malgré le secret gardé, la blessure était connue de tous, avait produit de sensation. Un brouhaha de satisfaction accueillit les derniers mots du capitaine, et deux ou trois têtes, entraînées par l’enthousiasme, apparurent par les ouvertures de la tapisserie. Sans doute M. de Tréville allait réprimer par de vives paroles cette infraction aux lois de l’étiquette, lorsqu’il sentit tout à coup la main d’Athos se crisper dans la sienne, et en portant les yeux sur lui, il s’aperçut qu’il allait s’évanouir. Au même instant, le mousquetaire, qui avait rassemblé toutes ses forces pour lutter contre la douleur, vaincu enfin par elle, tomba sur le parquet comme s’il fût mort.

— Un chirurgien ! cria M. de Tréville, le mien, celui du roi, le meilleur ! Un chirurgien ! ou, sangdieu ! mon brave Athos va trépasser.

Aux cris de M. de Tréville, tout le monde se précipita dans son cabinet sans qu’il songeât à en fermer la porte à personne, chacun s’empressant autour du blessé. Mais tout cet empressement eût été inutile si le docteur demandé ne se fût trouvé dans l’hôtel même, il fendit la foule, s’approcha d’Athos toujours évanoui, et comme tout ce bruit et tout ce mouvement le gênaient fort, il demanda comme première chose et comme la plus urgente que le mousquetaire fût emporté dans une chambre voisine. Aussitôt M. de Tréville ouvrit une porte et montra le chemin à Porthos et à Aramis, qui emportèrent leur camarade dans leurs bras. Derrière ce groupe marchait le chirurgien, et derrière le chirurgien la porte se referma.

Alors le cabinet de M. de Tréville, ce lieu si ordinairement respecté, devint momentanément une succursale de l’antichambre. Chacun discourait, pérorait, parlait haut, jurant, sacrant, donnant le cardinal et ses gardes à tous les diables.

Un instant après, Porthos et Aramis rentrèrent ; le chirurgien et M. de Tréville seuls étaient restés près du blessé.

Enfin M. de Tréville rentra à son tour. Le blessé avait repris connaissance ; le chirurgien déclarait que l’état du mousquetaire n’avait rien qui pût inquiéter ses amis, sa faiblesse ayant été purement et simplement occasionnée par la perte du sang.

Puis M. de Tréville fit un signe de la main et chacun se retira, excepté d’Artagnan, qui n’oubliait point qu’il avait audience et qui, avec sa ténacité de Gascon, était demeuré à la même place.

Lorsque tout le monde fut sorti et que la porte fut refermée, M. de Tréville se retourna et se trouva seul avec le jeune homme. L’évènement qui venait d’arriver lui avait quelque peu fait perdre le fil de ses idées. Il s’informa donc de ce que lui voulait l’obstiné solliciteur. D’Artagnan alors se nomma, et M. de Tréville, se rappelant d’un seul coup tous ses souvenirs du présent et du passé, se trouva au courant de la situation.

— Pardon, lui dit-il en souriant, pardon, mon cher compatriote, mais je vous avais parfaitement oublié. Que voulez-vous ! un capitaine n’est rien qu’un père de famille chargé d’une plus grande responsabilité qu’un père de famille ordinaire. Les soldats sont de grands enfants ; mais comme je tiens à ce que les ordres du roi, et surtout ceux de M. le cardinal, soient exécutés…

D’Artagnan ne put dissimuler un sourire. À ce sourire, M. de Tréville jugea qu’il n’avait point affaire à un sot, et venant droit au fait, tout en changeant de conversation :

— J’ai beaucoup aimé monsieur votre père, dit-il. Que puis-je faire pour son fils ? Hâtez-vous, mon temps n’est pas à moi.

— Monsieur, dit d’Artagnan, en quittant Tarbes et en venant ici, je me proposais de vous demander, en souvenir de cette amitié dont vous n’avez pas perdu mémoire, une casaque de mousquetaire, mais après tout ce que je vois depuis deux heures, je comprends qu’une telle faveur serait énorme, et je tremble de ne point la mériter.

— C’est une faveur en effet, jeune homme, répondit M. de Tréville ; mais elle peut ne pas être si fort au-dessus de vous que vous le croyez ou que vous avez l’air de le croire. Toutefois, une décision de Sa Majesté a prévu ce cas, et je vous annonce avec regret qu’on ne reçoit personne mousquetaire avant l’épreuve préalable de quelques campagnes, de certaines actions d’éclat, ou d’un service de deux ans dans quelque autre régiment moins favorisé que le nôtre.

D’Artagnan s’inclina sans rien répondre. Il se sentait encore plus avide d’endosser l’uniforme de mousquetaire depuis qu’il y avait de si grandes difficultés à l’obtenir.

— Mais, continua Tréville en fixant sur son compatriote un regard si perçant qu’on eût dit qu’il voulait lire jusqu’au fond de son cœur ; mais, en faveur de votre père, mon ancien compagnon, comme je vous l’ai dit, je veux faire quelque chose pour vous, jeune homme. Nos cadets de Béarn ne sont ordinairement pas riches, et je doute que les choses aient fort changé de face depuis mon départ de la province. Vous ne devez donc pas avoir de trop, pour vivre, de l’argent que vous avez apporté avec vous.

D’Artagnan se redressa d’un air fier qui voulait dire qu’il ne demandait l’aumône à personne.

— C’est bien, jeune homme, c’est bien, continua Tréville, je connais ces airs-là ; je suis venu à Paris avec quatre écus dans ma poche et je me serais battu avec quiconque m’aurait dit que je n’étais pas en état d’acheter le Louvre.

D’Artagnan se redressa de plus en plus ; grâce à la vente de son cheval, il commençait sa carrière avec quatre écus de plus que M. de Tréville n’avait commencé la sienne.

— Vous devez donc, disais-je, avoir besoin de conserver ce que vous avez, si forte que soit cette somme ; mais vous devez avoir besoin aussi de vous perfectionner dans les exercices qui conviennent à un gentilhomme. J’écrirai dès aujourd’hui une lettre au directeur de l’Académie royale, et dès demain il vous recevra sans rétribution aucune. Ne refusez pas cette petite douceur. Nos gentilshommes les mieux nés et les plus riches la sollicitent quelquefois sans pouvoir l’obtenir. Vous apprendrez le manége du cheval, l’escrime et la danse ; vous y ferez de bonnes connaissances, et de temps en temps vous reviendrez me voir pour me dire où vous en êtes et si je puis faire quelque chose pour vous.

D’Artagnan, tout étranger qu’il fût encore aux façons de cour, s’aperçut de la froideur de cet accueil.

— Hélas, monsieur, dit-il, je vois combien la lettre de recommandation que mon père m’avait remise pour vous, me fait défaut aujourd’hui.

— En effet, répondit M. de Tréville, je m’étonne que vous ayez entrepris un aussi long voyage sans ce viatique obligé, notre seule ressource, à nous autres Béarnais.

— Je l’avais, monsieur, et, Dieu merci, en bonne forme, s’écria d’Artagnan, mais on me l’a perfidement dérobé.

Et il raconta toute la scène de Meung, dépeignit le gentilhomme inconnu dans ses moindres détails, le tout avec une chaleur, une vérité qui charmèrent M. de Tréville.

— Voilà qui est étrange, dit ce dernier en méditant ; vous aviez donc parlé de moi tout haut ?

— Oui, monsieur, sans doute j’avais commis cette imprudence ; que voulez-vous, un nom comme le vôtre devait me servir de bouclier en route. Jugez si je me suis mis souvent à couvert.

La flatterie était fort de mise alors, et M. de Tréville aimait l’encens comme un roi ou comme un cardinal. Il ne put donc s’empêcher de sourire avec une visible satisfaction, mais ce sourire s’effaça bientôt, et revenant de lui-même à l’aventure de Meung :

— Dites-moi, continua-t-il, ce gentilhomme n’avait-il pas une légère cicatrice à la joue ?

— Oui, comme le ferait l’éraflure d’une balle.

— N’était-ce pas un homme de belle mine ?

— Oui.

— Pâle de teint et brun de poil ?

— Oui, oui, c’est cela. Comment se fait-il, monsieur, que vous connaissiez cet homme ? Ah ! si jamais je le retrouve, et je le retrouverai, je vous le jure, fût-ce en enfer…

— Il attendait une femme ? continua Tréville.

— Il est du moins parti après avoir causé un instant avec celle qu’il attendait.

— Vous ne savez pas quel était le sujet de leur conversation ?

— Il lui remettait une boîte, lui disait que cette boîte contenait ses instructions, et lui recommandait de ne l’ouvrir qu’à Londres.

— Cette femme était anglaise ?

— Il l’appelait milady.

— C’est lui ! murmura Tréville, c’est lui ! Je le croyais encore à Bruxelles !

— Oh ! monsieur, si vous savez quel est cet homme, s’écria d’Artagnan, indiquez-moi qui il est et d’où il est, puis je vous tiens quitte de tout, même de votre promesse de me faire entrer dans les mousquetaires ; car avant toute chose je veux me venger.

— Gardez-vous-en bien, jeune homme ! s’écria Tréville ; si vous le voyez venir, au contraire, d’un côté de la rue, passez de l’autre ; ne vous heurtez pas à pareil rocher, il vous briserait comme verre.

— Cela n’empêche pas, dit d’Artagnan, que si jamais je le retrouve…

— En attendant, reprit Tréville, ne le cherchez pas, si j’ai un conseil à vous donner.

Tout à coup Tréville s’arrêta frappé d’un soupçon subit. Cette grande haine que manifestait si hautement le jeune voyageur pour cet homme, qui, chose assez peu vraisemblable, lui avait dérobé la lettre de son père, cette haine ne cachait-elle pas quelque perfidie ? ce jeune homme n’était-il pas envoyé par Son Éminence ? ne venait-il pas pour lui tendre quelque piége ? ce prétendu d’Artagnan n’était-il pas un émissaire du cardinal qu’on cherchait à introduire dans sa maison, et qu’on avait placé près de lui pour surprendre sa confiance et pour le perdre plus tard, comme cela s’était mille fois pratiqué ? Il regarda d’Artagnan plus fixement encore cette seconde fois que la première. Il fut médiocrement rassuré par l’aspect de cette physionomie pétillante d’esprit astucieux et d’humilité affectée.

— Je sais bien qu’il est Gascon, pensa-t-il, mais il peut l’être aussi bien pour le cardinal que pour moi. Voyons, éprouvons-le.

— Mon ami, lui dit-il lentement, je veux, comme au fils de mon ancien ami, car je tiens pour vraie l’histoire de cette lettre perdue, je veux, dis-je, pour réparer la froideur que vous avez d’abord remarquée dans mon accueil, vous découvrir les secrets de notre politique. Le roi et le cardinal sont les meilleurs amis ; leurs apparents démêlés ne sont que pour tromper les sots. Je ne prétends pas qu’un compatriote, un joli cavalier, un brave garçon, fait pour avancer, soit la dupe de toutes ces feintises et donne comme un niais dans le panneau, à la suite de tant d’autres qui s’y sont perdus. Songez bien que je suis dévoué à ces deux maîtres tout-puissants et que jamais mes démarches sérieuses n’auront d’autre but que le service du roi et celui de M. le cardinal, un des plus illustres génies que la France ait produits. Maintenant, jeune homme, réglez-vous là-dessus, et si vous avez, soit de famille, soit par relations, soit d’instinct même, quelqu’une de ces inimitiés contre le cardinal, telles que nous les voyons éclater chez nos gentilshommes, dites-moi adieu et quittons-nous. Je vous aiderai en mille circonstances, mais sans vous attacher à ma personne. J’espère que ma franchise, en tout cas, vous fera mon ami, car vous êtes jusqu’à présent le seul jeune homme à qui j’aie parlé comme je le fais.

Tréville se disait à part lui :

— Si le cardinal m’a dépêché ce jeune renard, il n’aura certes pas manqué, lui qui sait à quel point je l’exècre, de dire à son espion que le meilleur moyen de me faire la cour est de me dire pis que pendre de lui ; aussi, malgré mes protestations, le rusé compère va-t-il me répondre bien certainement qu’il a l’Éminence en horreur.

Il en fut tout autrement que s’y attendait Tréville : d’Artagnan répondit avec la plus grande simplicité :

— Monsieur, j’arrive à Paris avec des intentions toutes semblables. Mon père m’a recommandé de ne souffrir rien que du roi, de M. le cardinal et de vous, qu’il tient pour les trois premiers de France.

D’Artagnan ajoutait M. de Tréville aux deux autres, comme on peut s’en apercevoir, mais il pensait que cette adjonction ne devait rien gâter.

— J’ai donc la plus grande vénération pour M. le cardinal, continua-t-il, et le plus profond respect pour ses actes. Tant mieux pour moi, monsieur, si vous me parlez, comme vous le dites, avec franchise, car alors vous me ferez l’honneur d’estimer cette ressemblance de goût ; au contraire, si vous avez eu quelque défiance, bien naturelle d’ailleurs, je sens que je me perds en disant la vérité ; mais, tant pis, vous ne laisserez pas que de m’estimer, et c’est à quoi je tiens plus qu’à toute chose au monde.

M. de Tréville fut surpris au dernier point. Tant de pénétration, tant de franchise enfin, lui causait de l’admiration, mais ne levait pas entièrement ses doutes : plus ce jeune homme était supérieur aux autres jeunes gens, plus il était à redouter s’il se trompait. Néanmoins il serra la main à d’Artagnan, et lui dit :

— Vous êtes un honnête garçon, mais dans ce moment je ne puis faire que ce que je vous ai offert tout à l’heure. Mon hôtel vous sera toujours ouvert. Plus tard, pouvant me demander à toute heure et par conséquent saisir toutes les occasions, vous obtiendrez probablement ce que vous désirez obtenir.

— C’est-à-dire, monsieur, reprit d’Artagnan, que vous attendrez que je m’en sois rendu digne. Eh bien ! soyez tranquille, ajouta-t-il avec la familiarité du Gascon, vous n’attendrez pas longtemps. Et il salua pour se retirer, comme si désormais le reste le regardait.

— Mais attendez donc, dit M. de Tréville en l’arrêtant, je vous ai promis une lettre pour le directeur de l’Académie. Êtes-vous trop fier pour l’accepter, mon jeune gentilhomme ?

— Non, monsieur, dit d’Artagnan, et je vous réponds qu’il n’en sera pas de celle-ci comme de l’autre. Je la garderai si bien qu’elle arrivera, je vous le jure, à son adresse, et malheur à celui qui tenterait de me l’enlever !

M. de Tréville sourit à cette fanfaronnade, et laissant son jeune compatriote dans l’embrasure de la fenêtre où ils se trouvaient et où ils avaient causé ensemble, il alla s’asseoir à une table et se mit à écrire la lettre de recommandation promise. Pendant ce temps d’Artagnan, qui n’avait rien de mieux à faire, se mit à battre une marche contre les carreaux, regardant les mousquetaires qui s’en allaient les uns après les autres, et les suivant du regard jusqu’à ce qu’ils eussent disparu au tournant de la rue.

M. de Tréville, après avoir écrit la lettre, la cacheta, et se levant s’approcha du jeune homme pour la lui donner ; mais au moment même où d’Artagnan étendait la main pour la recevoir, M. de Tréville fut bien étonné de voir son protégé faire un soubresaut, rougir de colère et s’élancer hors du cabinet en criant :

— Ah, sangdieu ! il ne m’échappera pas, cette fois.

— Et qui cela ? demanda M. de Tréville.

— Lui, mon voleur ! répondit d’Artagnan. Ah ! traître !

Et il disparut.

— Diable de fou ! murmura M. de Tréville. À moins toutefois, ajouta-t-il, que ce ne soit une manière adroite de s’esquiver, en voyant qu’il a manqué son coup !

I
Les trois présents de M. d’Artagnan père
II
L’antichambre de M. de Tréville
III
L’audience
IV
L’épaule d’Athos, le baudrier de Porthos et le mouchoir d’Aramis
V
Les Mousquetaires du Roi et les Gardes de M. le Cardinal
VI
Sa Majesté le Roi Louis treizième
VII
L’intérieur des mousquetaires
VIII
Une intrigue de cour
IX
D’Artagnan se dessine
X
Une Souricière au dix-septième siècle
XI
L’intrigue se noue
XII
Georges Villiers, duc de Buckingham
XIII
M. Bonacieux
XIV
L’homme de Meung
XV
Gens de robe et gens d’épée
XVI
Où M. le garde des sceaux Séguier chercha plus d’une fois la cloche pour la sonner, comme il le faisait autrefois
XVII
Le ménage Bonacieux
XVIII
L’amant et le mari
XIX
Plan de campagne
XX
Voyage
XXI
La comtesse de Winter
XXII
Le Ballet de la Merlaison
XXIII
Le rendez-vous
XXIV
Le pavillon
XXV
La maîtresse de Porthos
XXVI
La thèse d’Aramis
XXVII
La femme d’Athos
XXVIII
Retour
XXIX
La chasse à l’équipement
XXX
Milady
XXXI
Anglais et Français
XXXII
Un dîner de procureur
XXXIII
Soubrette et maîtresse
XXXIV
Où il est traité de l’équipement d’Aramis et de Porthos
XXXV
La nuit tous les chats sont gris
XXXVI
Rêve de vengeance
XXXVII
Le secret de Milady
XXXVIII
Comment, sans se déranger, Athos trouva son équipement
XXXIX
Une vision
XL
Le Cardinal
XLI
Le siège de la Rochelle
XLII
Le vin d’Anjou
XLIII
L’auberge du Colombier-Rouge
XLIV
De l’utilité des tuyaux de poêle
XLV
Scène conjugale
XLVI
Le bastion Saint-Gervais
XLVII
Le conseil des Mousquetaires
XLVIII
Affaire de famille
XLIX
Fatalité
L
Causerie d’un frère avec sa sœur
LI
Officier
LII
Première journée de captivité
LIII
Deuxième journée de captivité
LIV
Troisième journée de captivité
LV
Quatrième journée de captivité
LVI
Cinquième journée de captivité
LVII
Un moyen de tragédie classique
LVIII
Évasion
LIX
Ce qui se passait à Portsmouth le 23 août 1628
LX
En France
LXI
Le couvent des Carmélites de Béthune
LXII
Deux variétés de démons
LXIII
Une goutte d’eau
LXIV
L’homme au manteau rouge
LXV
Le jugement
LXVI
L’exécution
LXVII
Un messager du Cardinal
LXVIII
Épilogue

Autres textes de Alexandre Dumas

Vingt ans après

Dans une des chambres du palais Cardinal, que nous connaissons déjà, près d’une table à coins de vermeil, chargée de papiers et de livres, un homme était assis, la tête...

La tour de Nesle

(Tableau 1.)(La taverne d'Orsini à la porte Saint-Honoré, vue à l'intérieur. Une douzaine de manants et ouvriers à des tables à droite du spectateur ; à une table isolée, Philippe d'Aulnay...

Kean

(ELENA L'INTENDANT, un domestique.)L'INTENDANT (donnant des ordres.)A-t-on dressé les tables de jeu ?LE DOMESTIQUEDeux de whist, une de boston.L'INTENDANTVous avez prévenu les musiciens ?LE DOMESTIQUEIls seront au grand salon à...

Henry III et sa cour

(RUGGIERI puis CATHERINE DE MÉDICIS.)RUGGIERI (couché, appuyé sur son coude, un livre d'astrologie ouvert devant lui ; il y mesure des figures avec un compas ; une lampe posée sur...

Antony

(Un salon du faubourg Saint-Honoré.)(Adèle, Clara, madame la vicomtesse DE LANCY, debout et prenant congé de ces dames.)LA VICOMTESSE (à Adèle.)Adieu, chère amie, soignez bien votre belle santé ; nous avons...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024