Scène VII


Paturon
(seul, se regardant dans la glace à droite.)

Je suis décoiffé ! ma mèche, ma mèche ne tient pas ! Sans cela le reste va bien ! (Souriant dans la glace.)
Je suis en beauté ce soir ! (Tirant sa montre.)
Sapristi ! Elle est inexacte !… C'est le défaut des femmes du monde : elles sont inexactes !

Philomèle
(entrant du fond et introduisant Pervenche.)

Si vous voulez entrer, madame…

Paturon
Ah ! la voici !

Pervenche
C'est donc des femmes qui font le service ?

Philomèle
Le maître d'hôtel est à la cuisine, madame !
(Elle sort par le fond.)


Paturon
(allant à Pervenche.)

C'est charmant ! Elle croit que ce sont des femmes qui font le service !

Pervenche
(à Paturon — redescendant en scène avec lui.)

Ah ! vous voilà, monsieur !

Paturon
(avec reproche.)

Oh ! Monsieur !… ne m'appelez pas monsieur !

Pervenche
C'est que je vous connais si peu !

Paturon
Mais si ce n'est pas pour moi, que ce soit au moins pour le personnel, qu'il croie que c'est un mari avec sa femme !

Pervenche
Ah ! monsieur, que dites-vous là ?

Paturon
Mais oui ! c'est pour ne pas vous compromettre !

Pervenche
À la bonne heure ! Je suis si émue de cette folie que je fais ! Dans la rue, je me figurais que tout le monde me regardait, je m'enfonçais dans mon fiacre ! il me semblait que je n'arriverais jamais !

Paturon
Et moi donc !

Pervenche
C'est pour ça que je suis arrivée si en avance !

Paturon
Ah ! vous savez ! Ce n'est pas si… si en avance que ça !…

Pervenche
Allons donc !

Paturon
Non ! c'est juste !… Le rendez-vous était pour sept heures, il est sept heures un quart !

Pervenche
Bah ! monsieur ! si ma tante me voyait, elle me tuerait !

Paturon
Bah ! vous trouveriez quelque chose à lui raconter.

Pervenche
(sombre.)

Oui, mais il y en a un à qui on n'en raconte pas !

Paturon
Qui ça ?

Pervenche
(montrant le plafond.)

Lui ! là-haut !

Paturon
Il y a quelqu'un au-dessus ?

Pervenche
Mon pauvre mari qui me voit de là-haut !…

Paturon
Ah ! bon, le… Oh ! bien, ne parlons pas de lui, hein ! ne parlons pas de lui !

Pervenche
Oh ! non, n'est-ce pas ?… n'en parlons pas ! n'en parlons pas !… (S'asseyant sur le canapé — n° 1)
. Ah ! dites-moi que vous n'abuserez pas de la situation !

Paturon
(s'asseyant à côté de Pervenche, n° 2.)

Mais non ! mais non !

Pervenche
Ah ! monsieur !

Paturon
Oh ! et puis ne m'appelez pas monsieur ! appelez-moi : Paturon !

Pervenche
Potiron ?

Paturon
Pas Potiron ! Paturon !

Pervenche
Ca se ressemble !

Paturon
Mais non ! Ca ne se ressemble pas ! Allons, voyons, soyons gais ! nous allons faire un bon petit dîner !… il y aura du champagne ! Avez-vous déjà bu du champagne ?

Pervenche
(s'oubliant.)

Ah ! je te crois !

Paturon
Hein !

Pervenche
(rattrapant sa parole.)

Oh ! pardon ! Je me suis laissée aller à vous tutoyer !

Paturon
Mais laissez-vous aller !

Pervenche
C'est que je ne me reconnais pas, voyez-vous… moi toujours si réservée !… vrai, je ne puis me défendre d'une étrange sympathie pour vous ! Je vous connais à peine et cependant je me demande pourquoi.

Paturon
(avec passion.)

Non ! ne vous demandez pas !

Pervenche
Regardez-moi… oui, ça doit être ça ! Vous avez le nez de mon pauvre mari.

Paturon
(se levant)

Du colonel ?… J'ai ?… Ah ! bien non ! ah ! bien non !

Pervenche
(se levant.)

Il l'avait beau !

Paturon
Eh bien, oui, je ne vous dis pas, mais nous avions promis que nous ne parlerions pas de lui, n'en parlons pas…

Pervenche
Oui, oui, je vous demande pardon !

Paturon
Voyons, nous sommes en tête-à-tête, soyons à notre tête-à-tête.

Pervenche
Vous avez raison… quand le vin est versé…

Paturon
Il faut le boire… (À part.)
Elle a de l'esprit. (Haut.)
Et tenez, je vais vous faire une proposition.

Pervenche
Quoi ?

Paturon
Il faut d'abord que je vous dise que moi, je suis un dilettante.

Pervenche
Vous voulez faire de la musique ?

Paturon
Dieu m'en garde !… Je veux dire que je suis un artiste, un raffiné ! Eh bien, quand j'ai un plaisir, j'aime à le faire durer, à le retarder, à le contrarier même quelquefois, pour le goûter plus pleinement après.

Pervenche
Je ne vous comprends pas.

Paturon
Ah ! ne cherchez pas à approfondir… il y a un peu de dépravation là-dedans…Ce sont là de ces subtilités auxquelles on arrive qu'après avoir quitté le bel âge où l'on est simplement gourmand pour entrer dans celui où l'on est gourmet… Enfin, quoi, nous voilà en tête-à-tête : aucun obstacle entre nous, n'ayant qu'à étendre la main pour arriver à ce dénouement auquel il faut bien qu'on arrive, mais qui gagne tellement à être différé…

Pervenche
(à part.)

Oh ! oh ! il me fait l'effet d'un homme qui ne se sent pas en voix !

Paturon
Eh bien ! ces obstacles qui nous manquent, qu'est-ce qui nous empêche de nous les créer ?… Qu'est-ce qui nous empêche de dîner ensemble, mais entre des indifférents dont la présence nous gênera n'ayant qu'une perspective : le moment où nous en serons débarrassés ? Ah ! non, voyez-vous, il n'y a que ça de vrai ! et n'en déplaise au philosophe qui a dit : "ousqu'y a de la gêne, il n'y a pas de plaisir", je lui dis moi : "Ousqu'y a pas de gêne, il n'y a pas de plaisir !"

Pervenche
Enfin, où voulez-vous en venir ? nous ne pouvons pas dîner à table d'hôte !

Paturon
Ecoutez, ! Je viens de rencontrer un ancien ami à moi ! il est comme moi en partie fine… J'ai pensé qu'au lieu de dîner tous les deux ensemble, nous pourrions dîner tous les quatre…

Pervenche
(passant devant Paturon et allant au n° 2.)

Permettez !… mais quelle est la femme ? qu'est-ce que c'est ?

Paturon
Oh ! une femme du monde !… Sans cela je ne vous en aurais même pas parlé !

Pervenche
Une femme du monde ?… Oh ! alors oui… (À part.)
Ca m'amusera de dîner avec une femme du monde !

Paturon
Et vous savez !… C'est un garçon charmant, spirituel !…

Pervenche
Il est riche ?

Paturon
Très riche !… mais il a une grue qui le dévore !

Pervenche
Une grue ?

Paturon
Oh ! pardon ! une courtisane !

Pervenche
(avec mépris.)

Ah ! ah !… fi !… fi !…

Paturon
(même jeu.)

Ne m'en parlez pas !

Pervenche
(à part.)

Riche ! Je le lui soufflerai, à sa grue !

Paturon
Alors, c'est entendu ?

Pervenche
C'est entendu !… (Remontant vers le fond en passant devant la table de droite.)
Mais je voudrais bien me débarrasser de mon manteau.

Paturon
Attendez !…
(Il appuie sur un timbre qui est sur la table.)


Philomèle
(paraissant au fond.)

Monsieur ?

Paturon
C'est madame qui veut se débarrasser de son manteau.

Philomèle
(indiquant la droite.)

Si madame veut entrer là…

Pervenche
Parfaitement. (Se dirigeant vers la droite, à Paturon.)
Venez-vous ?

Paturon
Voilà, chère madame !
(Il entre à droite à la suite de Pervenche.)

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