Scène IV


Paturon
(n° 2)

Ah ! ce cher Gigolet !… Ca fait plaisir de se retrouver !

Gigolet
(n° 1)

Ah ! je crois bien ! On s'est connu dans une fredaine, on se retrouve dans une fredaine.
(Il s'asseoit sur le canapé.)


Paturon
C'est le mot ! (S'asseyant à côté de lui)
. Car je vous avouerai que, ce soir, je trompe ma main gauche.

Gigolet
Parbleu ! mais moi aussi ! en plein coup de canif !

Paturon
Oui ?

Gigolet
Absolument ! Moi, je trouve qu'on doit avoir les mêmes égards pour une maîtresse que pour sa légitime. Par conséquent, je la trompe !…

Paturon
Dame !… sans ça, autant se marier !

Gigolet
C'est évident !… et puis, mon cher, il faut la voir, ma nouvelle conquête ! c'est une découverte !…

Paturon
Ah ! vraiment !

Gigolet
Ah ! mon cher ! c'est une merveille !

Paturon
Et… quoi ?… Cocotte ?…

Gigolet
(se levant.)

Oh ! là là !… est-ce que je fréquente ! Non ! (Avec importance.)
C'est une femme du monde !

Paturon
(se levant.)

Ah ! comme vous avez raison ! les femmes du monde, mais il n'y a que ça ! C'est le mystère ! les rendez-vous discrets !… C'est la perspective d'un mari ridicule, jaloux !… C'est le flagrant délit qui menace !… partout le danger ! la crainte !… Ah ! quel piment dans l'amour ! tandis que les cocottes, c'est la banalité, sans l'imprévu !… sans le péril !… C'est l'amour à prix fixe ! l'amour dans un bazar, entrée libre !… Ah ! non ! non !… la femme du monde, la femme du monde et rien que la femme du monde !…

Gigolet
D'où je dois conclure que votre conquête n'est pas une cocotte !

Paturon
Parbleu ! (Avec importance.)
C'est aussi une femme du monde !

Gigolet
Ce qui fait que nos deux bonnes fortunes…

Tous deux
(ensemble.)

Sont des femmes du monde !

Paturon
(n° 2)

La mienne est la toute jeune veuve d'un colonel d'artillerie.

Gigolet
(n° 1)

Oui ?…

Paturon
(riant.)

Et… il paraît qu'il est mort au premier feu.

Gigolet
Honneur aux braves ! Et pas d'autre escarmouche depuis ?

Paturon
Aucune !… Je serai sa première !… la pauvre enfant !… Elle vit retirée avec sa tante ; je l'ai rencontrée hier, au moment où elle allait la rejoindre. Il pleuvait tellement fort, et elle m'a vu si mouillé, si mouillé, qu'elle m'a dit : "Monsieur, voulez-vous la moitié de mon parapluie ?"

Gigolet
Charmante enfant !

Paturon
N'est-ce pas ?… Et quelle touchante inconséquence !… Est-ce qu'une roublarde aurait fait ça ?… Tandis qu'une femme du monde, ça ne voit pas le danger et ça s'y jette !… voilà comment j'ai pu arriver, avec une peine infinie, à la décider à accepter ce soir ce premier rendez-vous ?

Gigolet
Ah ! bien, mon cher, j'ai eu bien plus de peine que vous encore !… parce que la mienne, elle est mariée !

Paturon
Ah ! ah ! très tentant !

Gigolet
(avec importance.)

Et son mari la tient !… (Changeant de ton.)
Il est au Canada !

Paturon
Ah ! il la tient de loin !…

Gigolet
Oui !… mais il l'a confiée à sa mère ! une de ces femmes austères qui ne transigent pas sur les principes ; elle n'a qu'une chose pour elle, elle est sourde.

Paturon
Ah ! c'est une compensation !

Gigolet
Elles étaient là toutes les deux, l'autre soir, aux Bouffes Parisiens.

Paturon
Aux Bouffes Parisiens !… c'est léger pour une femme austère.

Gigolet
Oui, mais comme elle est sourde !… la petite lui avait fait croire qu'elle était à l'Opéra-Comique !

Paturon
Allons donc !

Gigolet
Parfaitement !… et même dans les entractes, — petit amour-propre de sourde, — pour avoir l'air d'avoir entendu, la mère chantonnait
"Prenez garde ! Prenez garde !
La dame blanche vous regarde !"

Paturon
Et vous preniez garde ?

Gigolet
À ce que la vieille ne me regarde ! Parfaitement ! Et quant à la petite, très sans façon d'allures — car c'est à remarquer combien les femmes du monde sont quelquefois sans façon d'allures — elle m'empruntait mon programme, ma lorgnette, et puis elle me racontait la pièce… C'était la huitième fois qu'elle la voyait !…

Paturon
Sa mère aime la Dame blanche.

Gigolet
Et puis, quand elle m'a eu raconté la pièce, elle m'a raconté toute sa vie, son mariage, son mari au Canada, sa mère sévère et sourde.

Paturon
Eh bien, et vous ?

Gigolet
Moi ? Eh bien ! je lui ai raconté que je connaissais ici un petit restaurant où les femmes mariées, dont les maris étaient au Canada, venaient très souvent, en laissant leurs mères sévères et sourdes à la maison.
(Il passe devant Paturon et va au n° 2.)


Paturon
(n° 1)

Comment, vous lui avez dit ça ?

Gigolet
Pas comme ça ! Vous pensez bien, n'est-ce pas, que cela aurait été cousu de fil blanc ! Elle m'aurait envoyé promener.

Paturon
Evidemment ! une femme du monde !

Gigolet
La preuve que je ne lui ai pas dit ça comme ça, c'est qu'elle va venir ici sans sa mère, à laquelle elle aura menti aujourd'hui pour la première fois.

Paturon
Heureux coquin ! va !

Gigolet
Seulement, le diable, c'est que j'avais l'autre !… ma main gauche !… elle me tient !… elle me tient ! Vous comprenez que, comme elle est très fidèle, elle n'admettrait pas que je ne le sois pas !

Paturon
Elle est fidèle ?

Gigolet
À en être crampon !…

Paturon
Ah ! mon cher, elle ne peut pas l'être plus que la mienne !…

Gigolet
Eh bien, il y a vraiment un Dieu pour les amoureux !… Au moment où je me cassais la tête pour trouver une craque à lui faire avaler, la voilà qui m'apporte une dépêche qui lui disait que sa tante était au plus mal et l'obligeait d'aller passer la nuit auprès d'elle !

Paturon
Ah ! bien, voilà qui est curieux !… ma main gauche aussi !

Gigolet
Aussi ?

Paturon
Oui !… la même chose ! sa tante, malade ! obligée d'aller à son chevet ! et elle m'a abandonné en toute confiance !

Gigolet
Comme moi ! les femmes sont d'une imprudence !

Paturon
Folle, mon ami ! folle !… Et en ce moment, elle est chez sa tante à Passy.

Gigolet
À Passy ? mais la mienne aussi !

Paturon
Aussi !… Ah ! que c'est curieux !

Gigolet
Ah ! mon Dieu ! mais alors, c'est peut-être la même tante !… Nos deux mains gauches seraient donc parentes !

Paturon
Evidemment ! Ca ne peut être que ça ! mais alors, nous-mêmes, nous serions parents… par alliance !

Gigolet
Tiens ! mais oui !… par alliance gauche !… (Lui serrant les mains.)
Ah ! mon cher cousin !

Paturon
Mon cher cousin !
(Ilpasse en riant devant Gigolet et va au n° 2.)


Gigolet
(n° 1.)

Mais sapristi ! je bavarde !… sept heures cinq !… Elle doit m'attendre !… je lui ai donné rendez-vous en voiture au coin de la rue, à sept heures !

Paturon
Allez !… Moi, je m'étonne… la mienne devait me rejoindre ici à sept heures également.

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