La Mort de Mademoiselle de Sombreuil


Sunt lacrymæ rerum.
Virgile.

 Une femme mourut qui pratiquait l’aumône.
A. Guiraud. L’aumône.


I

Lyre ! encore un hommage à la vertu qui t’aime !
Assez tu dérobas des hymnes d’anathème
Au funèbre Isaïe, au triste Ézéchiel !
Pour consoler les morts, pour pleurer les victimes,
Lyre, il faut de ces chants sublimes
Dont tous les échos sont au ciel.

Elle aussi, Dieu l’a rappelée ! —
Les cieux nous enviaient Sombreuil ;
Ils ont repris leur exilée ;
Nous tous, bannis, traînons le deuil.
Répondez, a-t-on vu son ombre
S’évanouir dans la nuit sombre,
Ou fuir vers le jour immortel ?
La vit-on monter ou descendre ?
Où déposerons-nous sa cendre ?
Est-ce à la tombe ? est-ce à l’autel ?

Ne pleurez pas, prions : les saints l’ont réclamée ;
Prions : adorez-la, vous qui l’avez aimée !

Elle est avec ses sœurs, anges purs et charmants,
Ces vierges qui, jadis, sur la croix attachées,
Ou, comme au sein des fleurs sur des brasiers couchées,
S’endormirent dans les tourments.

Sa vie était un pur mystère
D’innocence et de saints remords ;
Cette âme a passé sur la terre
Entre les vivants et les morts.
Souvent, hélas ! l’infortunée,
Comme si de sa destinée
La mort eût rompu le lien,
Sentit, avec des terreurs vaines,
Se glacer dans ses pâles veines
Un sang qui n’était pas le sien !

II

Ô jour où le trépas perdit son privilège,
Où, rachetant un meurtre au prix d’un sacrilège,
Le sang des morts coula dans son sein virginal !
Entre l’impur breuvage et le fer parricide,
Les bourreaux poursuivaient l’héroïne timide
D’une insulte funèbre et d’un rire infernal !

Son triomphe est dans son supplice.
Elle a, levant ses yeux au ciel,
Bu le sang au même calice
Où Jésus mourant but le fiel.
Oh ! que d’amour dans ce courage !…
Mais, quand périrent dans l’orage
Ses parents, que la France a plaints,
Pour consoler l’auguste fille
Dieu lui confia sa famille
Et de veuves et d’orphelins.

III

Car il lui fut donné de survivre au martyre. —
Elle fut sur nos bords, d’où la foi se retire,
Comme un rayon du soir resté sur l’horizon ;
Dieu la marqua d’un signe entre toutes les femmes,
Et voulut dans son champ, où glanent si peu d’âmes,
Laisser cet épi mûr de la sainte moisson.

Elle était heureuse, ici même !
Du bras dont il venge ses droits,
Le Seigneur soutient ceux qu’il aime,
Et les aide à porter la croix.
Il montre, en visions étranges,
À Jacob l’échelle des anges,
À Saül les antres d’Endor ;
Sa main mystérieuse et sainte
Sait cacher le miel dans l’absinthe,
Et la cendre dans les fruits d’or.

Sa constante équité n’est jamais assoupie ;

Le méchant, sous la pourpre où son bonheur s’expie,

Envie un toit de chaume au fidèle abattu ;
Et, quand l’impie heureux, bercé sur des abîmes,
Se crée un enfer de ses crimes,
Le juste en pleurs se fait un ciel de sa vertu.

On dit qu’en dépouillant la vie
Elle parut la regretter,
Et jeta des regards d’envie
Sur les fers qu’elle allait quitter.
« — Ô mon Dieu ! retardez mon heure.
Loin de la vallée où l’on pleure,
Suis-je digne de m’envoler ?
Ce n’est pas la mort que j’implore,

Seigneur ; je puis souffrir encore,
Et je veux encor consoler.

« Je pars ; ayez pitié de ceux que j’abandonne !
Quel amour leur rendra l’amour que je leur donne ?
Pourquoi du saint bonheur sitôt me couronner ?
Laissez mon âme encor sur leurs maux se répandre ;
Je n’aurai plus au ciel d’opprimés à défendre,
Ni d’oppresseurs à pardonner ! »

Il faut donc que le juste meure ! —
En vain, dans ses regrets nommés,
Ont passé devant sa demeure
Tous ses pauvres accoutumés.
Maintenant, ô fils des chaumières !
Payez son aumône en prières ;
Suivez-la d’un pieux adieu,
Orphelins, veuves déplorables,
Vous tous, faibles et misérables,
Images augustes de Dieu !

IV

Ô Dieu ! ne reprends pas ceux que ta flamme anime.
Si la vertu s’en va, que deviendra le crime ?
Où pourront du méchant se reposer les yeux ?
N’enlève pas au monde un espoir salutaire.
Laisse des justes sur la terre !
N’as-tu donc pas, Seigneur, assez d’anges aux cieux ?

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