SCENE III



LUCIEN
BRETEL

LUCIEN
Entrez !

BRETEL
(fort accent belge. )
Bonjour, Monsieur, ça va bien… à c't'heure?

LUCIEN
Hein?

BRETEL
(avec admiration. )
Oh! gott, gott, gott… ouïe, ouïe, ouïe, ça est chenu tout de même, ici ! tu sais ?

LUCIEN
(riant. )
Ah! nature simple, primitive, la voilà. (Haut.)
Hein! ça vous plaît, ça?

BRETEL
Pour sûr, alors, ç'aïe de la belle article, tout ça, savez-vous.

LUCIEN
(à moitié riant. )
Oui, mon ami. Seulement, vous auriez pu vous nettoyer les pieds avant de venir…

BRETEL
Moi! Eih! qu'est-ce que tu dis, j'ai pris un bain de rivière avant-hier, comme par hasard.

LUCIEN
Non, vos bottes!… vous auriez pu vous essuyer avant d'entrer… Le tapis est fait pour ça.

BRETEL
Eh bien! alors, il n'y a pas de temps de perdu…
(Il se frotte les pieds sur le tapis.)

LUCIEN
Eh! non! Eh! pas là!…

BRETEL
Eh ! bien, alors qu'est-ce que tu chantes que le tapis est fait pour ça.

LUCIEN
Oh! mais il est d'un primitif exagéré!…
(Il dépose sa cigarette sur un cendrier qui est sur la cheminée.)

BRETEL
Tiens! qu'est-ce que vous faites, monsieur?… Tu déposes tes moignons de cigarettes dans des assiettes?

LUCIEN
Ce n'est pas une assiette! c'est un cendrier… C'est fait pour mettre les bouts de cigares et de cigarettes, et enfin toutes les choses pas propres qu'on me jetterait sur le tapis.

BRETEL
Voyez-vous ça, tout de même… Ça est ce que l'on appelle généralement de la raffinerie.

LUCIEN
(riant. )
Non, pas généralement,… rarement!… Tenez! restez un peu tranquille, j'ai une lettre importante à achever et je suis à vous.

BRETEL
Alleï ! Alleï !

LUCIEN
(écrivant le dos tourné à BRETEL, pendant que celui-ci inspecte l'appartement )(il relit)
.
Hélas, ma chère Dora, il est des circonstances dans la vie où l'on doit faire le sacrifice de son bonheur à son devoir…"

BRETEL
(avec conviction. )
Oui !

LUCIEN
(se retournant. )
Hein?

BRETEL
Oui, ça est bien!… Tu parles comme un curé… sais-tu? … ça est bien, voilà !

LUCIEN
Oh ! non, mais de quoi se mêle-t-il ?

BRETEL
(répétant. )
"On doit, dans la vie, avoir de sacrés fils pour son bonheur et son devoir ! " : très bien ! ça est comme qui dirait une farandole… une farandole de l'Evangile.

LUCIEN
Hein?

BRETEL
Une farandole de l'Evangile!… C'est-à-dire que ça roule bien à l'orelle, et ça ne veut rien dire…

LUCIEN
C'est un type! allons! Laissez-moi écrire… (Ecrivant)
"son bonheur à son devoir"… Si je sais comment tourner ça "Je t'ai donné souvent des preuves de mon amour…"

BRETEL
De son amour!… c'est une lettre à du sexe, ça… (Il regarde un tableau qui représente "Léda et son cygne", à part.)
Ouïe, ouïe! qu'est-ce que ça est tout de même que cette jeune file qui s'a fait tirer comme ça, habillée avec une volaille sur les genoux?… (Haut)
Dis- donc, M'sieur, c'est-'y une de ta famile, cette madame-là?…

LUCIEN
Quoi? Quelle dame?

BRETEL
Cette Madame qui plume une oie et qu'a peur de salir ses vêtements?

LUCIEN
Hein!… la Léda?… vous êtes fou. Laissez-moi écrire.

BRETEL
Alleï ! Alleï !

LUCIEN
(écrivant. )
"Des preuves de mon amour, tu n'as donc pas à en douter… aussi faut-il des raisons…"

BRETEL
(à la cheminée, voyant une statuette d'une Diane quelconque. )
Ça est une belle posture tout de même… (Haut)
M'sieur!

LUCIEN
Quoi encore?

BRETEL
C'est-y de votre famile, cette madame-là?

LUCIEN
Oh! mais, il m'embête…

BRETEL
Pourquoi que vous la laissez courir comme ça, toute nue?… pourquoi que tu l'habilles pas… avec des petits vêtements… comme Mannekenpiss chez nous?…

LUCIEN
Ah çà ! dites donc, vous n'allez pas m'interrompre comme ça tout le temps?… Faites ce que vous voudrez,… mais ne parlez plus… tant que je n'aurai pas fini d'écrire.

BRETEL
Bien.

LUCIEN
(se retournant. )
C'est vrai!… j'ai déjà assez de peine à tourner ce poulet diplomatique… Voyons! (Ecrivant)
"Il faut des raisons…" non. (Il efface.)
"Hélas! qui m'eût dit…" non.
"J'en atteste le ciel" non
"Dieu m'est témoin que je n'aurais jamais voulu te quitter. "
(BRETEL s'est assis à gauche, il tire sa pipe, la bourre et l'allume.)

LUCIEN
(écrivant. )
"Mais je me vois dans la nécessité" (Se corrigeant)
"dans la dure nécessité de rompre notre lune de miel".
(BRETEL va pour cracher, il s'arrête… regarde partout le tapis, puis prend le cendrier et crache dedans. )
C'est pas commode…

LUCIEN
(répétant. )
"De rompre notre lune de miel !…" (Parlé)
Seulement voilà, qu'est-ce qui peut bien me mettre dans la nécessité de rompre notre lune de miel?… Oh! j'y suis!…(Ecrivant.)
"J'avais engagé toute ma fortune dans les fonds calédoniens… c'est une débâcle, tout y a passé…"

BRETEL
(crachant dans le cendrier. )
Pas commode !

LUCIEN
"Je suis absolument ruiné…"

BRETEL
(posant sa pipe. )
Tu es ruiné?… vous?

LUCIEN
Hein! quoi? mais non… si vous ne vous occupiez pas de ce que j'écris…

BRETEL
Je ne m'occupe pas,… seulement, c'est vous qui dis.

LUCIEN
Eh! bien, qu'est-ce que ça prouve?… j'écris une lettre d'affaires.

BRETEL
Ah! très bien, ça est une craque, alors?… je disais aussi!… C'te pauvre jeune homme qu'est ruiné, j'vas pas pouvoir rester à son service.

LUCIEN
Ah ! je vous remercie de votre sollicitude. (Il se remet à écrire, tandis que BRETEL reprend sa pipe et continue de fumer.)
"Je n'ai pas le droit de te faire partager ma misère… tu le voudrais, que je m'y opposerais…" (A part)
Il est bon de tout prévoir. (Ecrivant.)
"Tu es jeune, tu es jolie… tu as une belle carrière devant toi… va! oublie-moi! sois heureuse! " (Parlé)
Là, et puis trois beaux billets de mille francs avec ça… Ah! mais au fait, non, puisque je suis ruiné… c'est pas la peine… non ! un peu de lyrisme. (Ecrivant)
"Que ne puis-je, en te quittant, t'offrir mieux que les larmes que j'ai versées. " (Tout en écrivant, il répète sur un refrain de valse.)
T'offrir mieux que les larmes que j'ai versées!

BRETEL
(qui a écouté tout ce qui précède avec une émotion croissante, dépose sa pipe et sanglote. )
Ah ! ah ! ah !

LUCIEN
(se levant. )
Eh! bien, qu'est-ce qu'il y a?

BRETEL
Ça est cette lettre de blague… qui est si triste…

LUCIEN
Comment, c'est pour ça?… Quel diamant! mais voyons, puisque c'est pour rire!…

BRETEL
(pleurant. )
Ech! je le sais bien… Si c'était pour de vrai, je serais ferme,… mais puisque ça n'est pas… ça c'est pas besoin.

LUCIEN
(hausse les épaules, puis met la lettre sous enveloppe. )
Mlle Dora Brochet… là!…(Humant l'air.)
Ah çà! qu'est-ce qui sent le brûlé comme ça. , , ici?

BRETEL
(humant l'air. )
Le brulëi?

LUCIEN
Oui, ça sent la pipe…

BRETEL
Ah ! je sais ! c'est Gudule.

LUCIEN
Gudule?

BRETEL
(montrant sa pipe. )
La voilà, Gudule… c't'une viele amie.

LUCIEN
Eh! bien, dites donc, on ne fume pas ici…

BRETEL
Ici? alleï, alleï, qu'est-ce que tu chantes?… tu viens de fumer toi-même, savez- vous!…

LUCIEN
Moi!… (A part.)
ah! non, il est superbe. (Voyant BRETEL qui crache dans le cendrier.)
Eh ! bien, qu'est-ce que vous faites?

BRETEL
(étonné. )
Eh bien ! je crache, Monsieur, dans l'assiette, comme t'as dit.

LUCIEN
Moi, j'ai dit ça?

BRETEL
Oui, t'as dit qu'elle était pour mettre les cochoncetés que tu voulais pas qu'on mette sur le tapis.

LUCIEN
D'abord, on ne crache pas dans un salon.

BRETEL
Oui? Eh bien, quoi donc est-ce que tu veux que j'en fasse?

LUCIEN
Eh! ça vous regarde… On ne crache pas, voilà tout.

BRETEL
Monsieur, je ne suis pas un saligaud, tu sais ?

LUCIEN
C'est bon! ça suffit!… Comment vous appelez-vous?

BRETEL
Bretel!

LUCIEN
(inscrivant. )
Ça s'écrit?…

BRETEL
Si on veut…

LUCIEN
Je vous demande comment ça s'écrit… Est-ce, T. E. L. , ou comme bretelle de pantalon ?

BRETEL
Non, Bretel, tout court…

LUCIEN
Quel idiot!… Enfin, ça s'écrit-il comme ça se prononce?

BRETEL
Pour sûr, tiens! comme hôtel, chapelle, boutelle, solele… T'as donc jamais été à la laïque que tu ne sais pas faire l'autographe?

LUCIEN
D'abord, mon ami, je vous prierai de perdre l'habitude de me poser ainsi des questions, ça n'est pas à vous à m'interroger… Un domestique ne doit jamais prendre la parole le premier, il doit attendre que son maître… (Voyant BRETEL qui rit.)
Qu'est-ce que vous avez à rire?

BRETEL
(riant. )
Rien!… je ris… parce que ça est rigolo, comme tu as de l'accent, tu sais…

LUCIEN
(ahuri. )
Hein? Ah ! bien, non ! il est stupéfiant !

BRETEL
C'est vrai, tu dis : (L'imitant.)
Un domestique, il ne doit jamais prendre la parole le premier. (Parlant)
Pourquoi est-ce que tu ne dis pas tout simplement… comme tout le monde :(Avec un fort accent belge.)
un domestique il ne doit jamais prendre la parole le premier.

LUCIEN
(moqueur. )
Ah !

BRETEL
Oui! ça te ferait pas autant remarquer, tu sais… (L'imitant une seconde fois)
Un domestique, il ne doit jamais prendre la parole le premier. (A LUCIEN)
Tu ne trouves pas comme ça est rigolo?

LUCIEN
(riant. )
Il est impayable…

BRETEL
Ah! tu ris, toi aussi!… gotte ferdeck! tu es un chic homme, tu sais.
(Il lui tape sur le ventre.)

LUCIEN
Hein! Eh! bien, dites donc, pas tant de familiarités!… (A part)
Oh! oh! trop brut, ce diamant, trop brut… (Haut)
Vous saurez qu'on ne tape pas sur le ventre de son maître,… et puis je vous prierai également de ne pas me tutoyer ainsi !… Je vous dis bien "vous", moi… Faites-en autant.

BRETEL
Tu veux que je te parle au pluriel?… non!

LUCIEN
Hein?

BRETEL
Non, Monsieur, tu sais, ça n'est pas possible!… "vous", à toi seul, mais qu'est-ce que je te dirais quand tu serais plusieurs… Mais je ne suis pas fier, pour une fois, Monsieur, je te permets de me dire "tu", savez-vous?

LUCIEN
Vous êtes bien bon… Eh! bien, vous ferez comme si j'étais plusieurs… Vous comprenez, n'est-ce pas?

BRETEL
Je te comprends…

LUCIEN
Je veux bien vous prendre à mon service… si vous me promettez d'avoir de la bonne volonté.

BRETEL
Oh! pour ça!… (Il crache et tend la main pour prêter serment.)
Tu peux compter pour une fois, tu sais…

LUCIEN
Et puis, vous serez économe?… je ne veux pas qu'on soit dépensier… (BRETEL tend la main et veut cracher comme plus haut. LUCIEN l'arrête.)
Non, ce n'est pas la peine… Enfin, vous aurez de la tenue, nous ne sommes plus dans les champs, ici… D'abord, vous trouverez une livrée pour vous, là, dans une chambre.

BRETEL
Une livrée?

LUCIEN
Oui,… une livrée, un costume, enfin!… bleu, avec des boutons d'or.

BRETEL
Une mascarade.

LUCIEN
Vous irez le mettre tout à l'heure… Quand on sonnera vous irez ouvrir… Vous ne ferez pas aux visiteurs de questions indiscrètes… leur nom simplement; si on ne veut pas vous le dire, vous n'insisterez pas…

BRETEL
Bien !

LUCIEN
S'il vient une lettre, un paquet pour moi… vous ne me le présenterez pas à même la main, vous le mettrez sur un plateau… Il y a un plat pour ça.

BRETEL
(tout en écoutant se met les doigts dans le nez. )
Bien.

LUCIEN
Enfin, quand je vous parle, vous éviterez de vous fourrer les doigts dans le nez.

BRETEL
Oh ! gott ! gott ! Y en a-t-il ! y en a-t-il !

LUCIEN
Voilà ce que j'ai à vous dire pour le moment… Je vous donnerai cinquante francs par mois.

BRETEL
Ça est bien.

LUCIEN
Le blanchissage.

BRETEL
(avec une moue. )
Peuh !

LUCIEN
Le vin.

BRETEL
Non, pas de vin, sais-tu, Monsieur, du farro!

LUCIEN
Ça, c'est votre affaire.

BRETEL
Et le milk-café.

LUCIEN
Le milk-café?

BRETEL
Ah! ça est vrai, tu ne causes que le patois parisien!… Tu ne parles pas le français belge!… Eh! bien, le café au lait!

LUCIEN
Ah! le café! va pour le café. Maintenant, mettez-vous à votre service. Le couvert est déjà sur la table. Vous n'avez qu'à la porter ici, au milieu.

BRETEL
Voilà!… (Il porte la table au milieu de la scène.)
Et le déjeuner, monsieur, où c'qu'il est? (Montrant la salade qui est sur la table.)
Est-ce qu'il n'y a que la salade?

LUCIEN
Ne vous inquiétez pas! On l'apportera tout à l'heure. (Voyant BRETEL dont les regards se sont fixés sur une photographie de DORA qui est sur la cheminée.)
Qu'est-ce que vous regardez comme ça?…

BRETEL
(prenant la photographie sous cadre. )
C'est c'te dame! ça est un beau brin de sexe, sais-tu?

LUCIEN
Vous trouvez?

BRETEL
Ça est ta bonne amie, hé?

LUCIEN
Eh! bien, dites donc, est-ce que ça vous regarde?… Voilà des expressions!

BRETEL
Alleï! alleï! ça, c'est de ton âge! ça est une belle femme!

LUCIEN
Vous saurez, Monsieur Bretel, que je ne reçois jamais ici que de jeunes et jolies femmes!

BRETEL
Tu as raison… Seulement, la vitre, il est sale…
(Il crache sur le verre de la photographie et l'essuie avec la serviette de LUCIEN qu'il a prise sur la table.)

LUCIEN
Eh! bien, en voilà des manières! espèce de malpropre!
(Il lui arrache le portrait qu'il replace sur la cheminée. On sonne.)

LUCIEN
Tenez, on sonne! allez ouvrir. Moi, je vais passer une jaquette. Vous m'apporterez mes bottines.

BRETEL
Oui, Monsieur…
(Il remonte au fond, tandis que LUCIEN se dirige vers la gauche, deuxième plan.)

LUCIEN
Oh! oh! j'aurai de la peine à le former.
(Il sort.)

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