ACTE II - Scène VI


PHILAMINTE, BÉLISE, CHRYSALE, MARTINE.

PHILAMINTE (apercevant Martine.)
Quoi ! je vous vois, maraude !
Vite, sortez, friponne ; allons, quittez ces lieux ;
Et ne vous présentez jamais devant mes yeux.

CHRYSALE
Tout doux.

PHILAMINTE
Non, c'en est fait.

CHRYSALE
Hé !

PHILAMINTE
Je veux qu'elle sorte.

CHRYSALE
Mais qu'a-t-elle commis, pour vouloir de la sorte… ?

PHILAMINTE
Quoi ! vous la soutenez ?

CHRYSALE
En aucune façon.

PHILAMINTE
Prenez-vous son parti contre moi ?

CHRYSALE
Mon Dieu ! non,
Je ne fais seulement que demander son crime.

PHILAMINTE
Suis-je pour la chasser sans cause légitime ?

CHRYSALE
Je ne dis pas cela, mais il faut de nos gens…

PHILAMINTE
Non ; elle sortira, vous dis-je, de céans.

CHRYSALE
Hé bien ! oui. Vous dit-on quelque chose là contre ?

PHILAMINTE
Je ne veux point d'obstacle aux désirs que je montre.

CHRYSALE
D'accord.

PHILAMINTE
Et vous devez, en raisonnable époux,
Être pour moi contre elle, et prendre mon courroux.

CHRYSALE
Aussi fais-je.
(Se tournant vers Martine.)

Oui, ma femme avec raison vous chasse
Coquine, et votre crime est indigne de grâce.

MARTINE
Qu'est-ce donc que j'ai fait ?

CHRYSALE (bas.)
Ma foi, je ne sais pas.

PHILAMINTE
Elle est d'humeur encore à n'en faire aucun cas.

CHRYSALE
A-t-elle, pour donner matière à votre haine,
Cassé quelque miroir ou quelque porcelaine ?

PHILAMINTE
Voudrais-je la chasser, et vous figurez-vous
Que pour si peu de chose on se mette en courroux ?

CHRYSALE
(À Martine.)

Qu'est-ce à dire ?
(À Philaminte.)

L'affaire est donc considérable ?

PHILAMINTE
Sans doute. Me voit-on femme déraisonnable ?

CHRYSALE
Est-ce qu'elle a laissé, d'un esprit négligent,
Dérober quelque aiguière ou quelque plat d'argent ?

PHILAMINTE
Cela ne serait rien.

CHRYSALE (à Martine.)
Oh ! oh ! peste, la belle !
(À Philaminte.)

Quoi ? l'avez-vous surprise à n'être pas fidèle ?

PHILAMINTE
C'est pis que tout cela.

CHRYSALE
Pis que tout cela !

PHILAMINTE
Pis !

CHRYSALE
(À Martine.)

Comment ! diantre, friponne !
(À Philaminte.)

Euh ! a-t-elle commis…

PHILAMINTE
Elle a, d'une insolence à nulle autre pareille,
Après trente leçons, insulté mon oreille
Par l'impropriété d'un mot sauvage et bas
Qu'en termes décisifs condamne Vaugelas.

CHRYSALE
Est-ce là… ?

PHILAMINTE
Quoi ! toujours, malgré nos remontrances,
Heurter le fondement de toutes les sciences,
La grammaire, qui sait régenter jusqu'aux rois,
Et les fait, la main haute obéir à ses lois !

CHRYSALE
Du plus grand des forfaits je la croyais coupable.

PHILAMINTE
Quoi ! vous ne trouvez pas ce crime impardonnable ?

CHRYSALE
Si fait.

PHILAMINTE
Je voudrais bien que vous l'excusassiez.

CHRYSALE
Je n'ai garde.

BÉLISE
Il est vrai que ce sont des pitiés.
Toute construction est par elle détruite ;
Et des lois du langage on l'a cent fois instruite.

MARTINE
Tout ce que vous prêchez est, je crois, bel et bon,
Mais je ne saurais, moi, parler votre jargon.

PHILAMINTE
L'impudente ! appeler un jargon le langage
Fondé sur la raison et sur le bel usage !

MARTINE
Quand on se fait entendre, on parle toujours bien,
Et tous vos biaux dictons ne servent pas de rien.

PHILAMINTE
Hé bien ! ne voilà pas encore de son style ?
Ne servent-pas de rien !

BÉLISE
Ô cervelle indocile !
Faut-il qu'avec les soins qu'on prend incessamment,
On ne te puisse apprendre à parler congrûment ?
De pas mis avec rien tu fais la récidive ;
Et c'est, comme on t'a dit, trop d'une négative.

MARTINE
Mon Dieu, je n'avons pas étugué comme vous,
Et je parlons tout droit comme on parle cheux nous.

PHILAMINTE
Ah ! peut-on y tenir ?

BÉLISE
Quel solécisme horrible !

PHILAMINTE
En voilà pour tuer une oreille sensible.

BÉLISE
Ton esprit, je l'avoue, est bien matériel !
Je n'est qu'un singulier ; avons, est pluriel.
Veux-tu toute ta vie offenser la grammaire ?

MARTINE
Qui parle d'offenser grand'mère ni grand-père ?

PHILAMINTE
Ô Ciel !

BÉLISE
Grammaire est prise à contre-sens par toi,
Et je t'ai dit déjà d'où vient ce mot.

MARTINE
Ma foi,
Qu'il vienne de Chaillot, d'Auteuil, ou de Pontoise,
Cela ne me fait rien.

BÉLISE
Quelle âme villageoise !
La grammaire, du verbe et du nominatif,
Comme de l'adjectif avec le substantif,
Nous enseigne les lois.

MARTINE
J'ai, madame, à vous dire
Que je ne connais point ces gens-là.

PHILAMINTE
Quel martyre !

BÉLISE
Ce sont les noms des mots ; et l'on doit regarder
En quoi c'est qu'il les faut faire ensemble accorder.

MARTINE
Qu'ils s'accordent entre eux, ou se gourment, qu'importe ?

PHILAMINTE (à Bélise.)
Hé ! mon Dieu ! finissez un discours de la sorte.
(À Chrysale.)

Vous ne voulez pas, vous, me la faire sortir ?

CHRYSALE
Si fait.
(À part.)

À son caprice il me faut consentir.
Va, ne l'irrite point ; retire-toi, Martine.

PHILAMINTE
Comment ! vous avez peur d'offenser la coquine !
Vous lui parlez d'un ton tout à fait obligeant !

CHRYSALE (bas.)
Moi ? Point.
(D'un ton ferme.)

Allons, sortez.
(D'un ton plus doux.)

Va-t'en, ma pauvre enfant.

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