ACTE IV - Scène III


TRISSOTIN, PHILAMINTE, ARMANDE, CLITANDRE.

TRISSOTIN (à Philaminte.)
Je viens vous annoncer une grande nouvelle :
Nous l'avons, en dormant, madame, échappé belle.
Un monde près de nous a passé tout du long,
Est chu tout au travers de notre tourbillon ;
Et s'il eût en chemin rencontré notre terre,
Elle eût été brisée en morceaux comme verre.

PHILAMINTE
Remettons ce discours pour une autre saison,
Monsieur n'y trouverait ni rime ni raison,
Il fait profession de chérir l'ignorance,
Et de haïr, surtout, l'esprit et la science.

CLITANDRE
Cette vérité veut quelque adoucissement.
Je m'explique, madame ; et je hais seulement
La science et l'esprit qui gâtent les personnes.
Ce sont choses, de soi, qui sont belles et bonnes ;
Mais j'aimerais mieux être au rang des ignorants,
Que de me voir savant comme certaines gens.

TRISSOTIN
Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet qu'on suppose,
Que la science soit pour gâter quelque chose.

CLITANDRE
Et c'est mon sentiment qu'en faits comme en propos
La science est sujette à faire de grands sots.

TRISSOTIN
Le paradoxe est fort.

CLITANDRE
Sans être fort habile,
La preuve m'en serait, je pense, assez facile.
Si les raisons manquaient, je suis sûr qu'en tout cas
Les exemples fameux ne me manqueraient pas.

TRISSOTIN
Vous en pourriez citer qui ne concluraient guère.

CLITANDRE
Je n'irais pas bien loin pour trouver mon affaire.

TRISSOTIN
Pour moi, je ne vois pas ces exemples fameux.

CLITANDRE
Moi, je les vois si bien, qu'ils me crèvent les yeux.

TRISSOTIN
J'ai cru jusques ici que c'était l'ignorance
Qui faisait les grands sots, et non pas la science.

CLITANDRE
Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant
Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.

TRISSOTIN
Le sentiment commun est contre vos maximes,
Puisque "ignorant" et "sot" sont termes synonymes.

CLITANDRE
Si vous le voulez prendre aux usages du mot,
L'alliance est plus forte entre pédant et sot.

TRISSOTIN
La sottise, dans l'un, se fait voir toute pure.

CLITANDRE
Et l'étude, dans l'autre, ajoute à la nature.

TRISSOTIN
Le savoir garde en soi son mérite éminent.

CLITANDRE
Le savoir, dans un fat, devient impertinent.

TRISSOTIN
Il faut que l'ignorance ait pour vous de grands charmes,
Puisque pour elle ainsi vous prenez tant les armes.

CLITANDRE
Si pour moi l'ignorance a des charmes bien grands,
C'est depuis qu'à mes yeux s'offrent certains savants.

TRISSOTIN
Ces certains savants-là peuvent, à les connaître
Valoir certaines gens que nous voyons paraître.

CLITANDRE
Oui, si l'on s'en rapporte à ces certains savants ;
Mais on n'en convient pas chez ces certaines gens.

PHILAMINTE (à Clitandre.)
Il me semble, monsieur…

CLITANDRE
Hé ! madame, de grâce ;
Monsieur est assez fort, sans qu'à son aide on passe :
Je n'ai déjà que trop d'un si rude assaillant ;
Et, si je me défends, ce n'est qu'en reculant.

ARMANDE
Mais l'offensante aigreur de chaque repartie
Dont vous…

CLITANDRE
Autre second ? Je quitte la partie.

PHILAMINTE
On souffre aux entretiens ces sortes de combats,
Pourvu qu'à la personne on ne s'attaque pas.

CLITANDRE
Hé ! mon Dieu ! tout cela n'a rien dont il s'offense.
Il entend raillerie autant qu'homme de France ;
Et de bien d'autres traits il s'est senti piquer,
Sans que jamais sa gloire ait fait que s'en moquer.

TRISSOTIN
Je ne m'étonne pas, au combat que j'essuie,
De voir prendre à monsieur la thèse qu'il appuie ;
Il est fort enfoncé dans la cour, c'est tout dit.
La cour, comme l'on sait, ne tient pas pour l'esprit.
Elle a quelque intérêt d'appuyer l'ignorance ;
Et c'est en courtisan qu'il en prend la défense.

CLITANDRE
Vous en voulez beaucoup à cette pauvre cour ;
Et son malheur est grand de voir que, chaque jour,
Vous autres beaux esprits vous déclamiez contre elle ;
Que de tous vos chagrins vous lui fassiez querelle,
Et, sur son méchant goût lui faisant son procès,
N'accusiez que lui seul de vos méchants succès.
Permettez-moi, monsieur Trissotin, de vous dire,
Avec tout le respect que votre nom m'inspire ;
Que vous feriez fort bien, vos confrères et vous,
De parler de la cour d'un ton un peu plus doux ;
Qu'à le bien prendre, au fond, elle n'est pas si bête
Que, vous autres messieurs, vous vous mettez en tête ;
Qu'elle a du sens commun pour se connaître à tout ;
Que chez elle on se peut former quelque bon goût,
Et que l'esprit du monde y vaut, sans flatterie,
Tout le savoir obscur de la pédanterie.

TRISSOTIN
De son bon goût, monsieur, nous voyons des effets.

CLITANDRE
Où voyez-vous, monsieur, qu'elle l'ait si mauvais ?

TRISSOTIN
Ce que je vois, monsieur ? c'est que pour la science
Rasius et Baldus font honneur à la France ;
Et que tout leur mérite exposé fort au jour,
N'attire point les yeux et les dons de la cour.

CLITANDRE
Je vois votre chagrin, et que, par modestie,
Vous ne vous mettez point, monsieur, de la partie,
Et, pour ne vous point mettre aussi dans le propos,
Que font-ils pour l'État, vos habiles héros ?
Qu'est-ce que leurs écrits lui rendent de service,
Pour accuser la cour d'une horrible injustice,
Et se plaindre en tous lieux que sur leurs doctes noms
Elle manque à verser la faveur de ses dons ?
Leur savoir à la France est beaucoup nécessaire !
Et des livres qu'ils font la Cour a bien affaire !
Il semble à trois gredins, dans leur petit cerveau,
Que pour être imprimés et reliés en veau,
Les voilà dans l'État d'importantes personnes ;
Qu'avec leur plume ils font les destins des couronnes ;
Qu'au moindre petit bruit de leurs productions,
Ils doivent voir chez eux voler les pensions ;
Que sur eux l'univers a la vue attachée ;
Que partout de leur nom la gloire est épanchée ;
Et qu'en science ils sont des prodiges fameux,
Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux,
Pour avoir eu trente ans des yeux et des oreilles,
Pour avoir employé neuf ou dix mille veilles
À se bien barbouiller de grec et de latin,
Et se charger l'esprit d'un ténébreux butin
De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres.
Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres ;
Riches, pour tout mérite, en babil importun :
Inhabiles à tout, vides de sens commun,
Et pleins d'un ridicule et d'une impertinence
À décrier partout l'esprit et la science.

PHILAMINTE
Votre chaleur est grande ; et cet emportement
De la nature en vous marque le mouvement.
C'est le nom de rival qui dans votre âme excite !…

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