ACTE III - Scène V


TRISSOTIN, VADIUS, PHILAMINTE, BÉLISE, ARMANDE, HENRIETTE.

TRISSOTIN (présentant Vadius.)
Voici l'homme qui meurt du désir de vous voir ;
En vous le produisant, je ne crains point le blâme
D'avoir admis chez vous un profane, madame,
Il peut tenir son coin parmi de beaux esprits.

PHILAMINTE
La main qui le présente en dit assez le prix.

TRISSOTIN
Il a des vieux auteurs la pleine intelligence,
Et sait du grec, madame, autant qu'homme de France.

PHILAMINTE (à Bélise.)
Du grec, ô Ciel ! du grec ! Il sait du grec, ma sœur !

BÉLISE (à Armande.)
Ah ! ma nièce, du grec !

ARMANDE
Du grec ! quelle douceur !

PHILAMINTE
Quoi ! monsieur sait du grec ? Ah ! permettez, de grâce,
Que, pour l'amour du grec, monsieur, on vous embrasse.
(Vadius embrasse aussi Bélise et Armande.)


HENRIETTE (à Vadius, qui veut aussi l'embrasser.)
Excusez-moi, Monsieur, je n'entends pas le grec.
(Ils s'asseyent.)


PHILAMINTE
J'ai pour les livres grecs un merveilleux respect.

VADIUS
Je crains d'être fâcheux par l'ardeur qui m'engage
À vous rendre aujourd'hui, madame, mon hommage ;
Et j'aurai pu troubler quelque docte entretien.

PHILAMINTE
Monsieur, avec du grec on ne peut gâter rien.

TRISSOTIN
Au reste, il fait merveille en vers ainsi qu'en prose,
Et pourrait, s'il voulait, vous montrer quelque chose.

VADIUS
Le défaut des auteurs, dans leurs productions,
C'est d'en tyranniser les conversations,
D'être au Palais, au Cours, aux ruelles, aux tables,
De leurs vers fatigants lecteurs infatigables.
Pour moi, je ne vois rien de plus sot, à mon sens,
Qu'un auteur qui partout va gueuser des encens,
Qui, des premiers venus saisissant les oreilles,
En fait le plus souvent le martyr de ses veilles.
On ne m'a jamais vu ce fol entêtement ;
Et d'un Grec, là-dessus, je suis le sentiment,
Qui, par un dogme exprès, défend à tous ses sages
L'indigne empressement de lire leurs ouvrages.
Voici de petits vers pour de jeunes amants,
Sur quoi je voudrais bien avoir vos sentiments.

TRISSOTIN
Vos vers ont des beautés que n'ont point tous les autres.

VADIUS
Les Grâces et Vénus règnent dans tous les vôtres.

TRISSOTIN
Vous avez le tour libre, et le beau choix des mots.

VADIUS
On voit partout chez vous l'ithos et le pathos.

TRISSOTIN
Nous avons vu de vous des églogues d'un style
Qui passe en doux attraits Théocrite et Virgile.

VADIUS
Vos odes ont un air noble, galant et doux,
Qui laisse de bien loin votre Horace après vous.

TRISSOTIN
Est-il rien d'amoureux comme vos chansonnettes ?

VADIUS
Peut-on voir rien d'égal aux sonnets que vous faites ?

TRISSOTIN
Rien qui soit plus charmant que vos petits rondeaux ?

VADIUS
Rien de si plein d'esprit que tous vos madrigaux ?

TRISSOTIN
Aux ballades surtout vous êtes admirable.

VADIUS
Et dans les bouts-rimés je vous trouve adorable.

TRISSOTIN
Si la France pouvait connaître votre prix,

VADIUS
Si le siècle rendait justice aux beaux esprits,

TRISSOTIN
En carrosse doré vous iriez par les rues.

VADIUS
On verrait le public vous dresser des statues.
(À Trissotin.)

Hom ! C'est une ballade, et je veux que tout net
Vous m'en…

TRISSOTIN (à Vadius.)
Avez-vous vu certain petit sonnet
Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie ?

VADIUS
Oui ; hier il me fut lu dans une compagnie.

TRISSOTIN
Vous en savez l'auteur ?

VADIUS
Non ; mais je sais fort bien,
Qu'à ne le point flatter, son sonnet ne vaut rien.

TRISSOTIN
Beaucoup de gens pourtant le trouvent admirable.

VADIUS
Cela n'empêche pas qu'il ne soit misérable.
Et, si vous l'avez vu, vous serez de mon goût.

TRISSOTIN
Je sais que là-dessus je n'en suis point du tout
Et que d'un tel sonnet peu de gens sont capables.

VADIUS
Me préserve le Ciel d'en faire de semblables !

TRISSOTIN
Je soutiens qu'on ne peut en faire de meilleur ;
Et ma grande raison, c'est que j'en suis l'auteur.

VADIUS
Vous ?

TRISSOTIN
Moi.

VADIUS
Je ne sais donc comment se fit l'affaire.

TRISSOTIN
C'est qu'on fut malheureux de ne pouvoir vous plaire.

VADIUS
Il faut qu'en écoutant j'aie eu l'esprit distrait,
Ou bien que le lecteur m'ait gâté le sonnet.
Mais laissons ce discours, et voyons ma ballade.

TRISSOTIN
La ballade, à mon goût, est une chose fade :
Ce n'en est plus la mode ; elle sent son vieux temps.

VADIUS
La ballade pourtant charme beaucoup de gens.

TRISSOTIN
Cela n'empêche pas qu'elle ne me déplaise.

VADIUS
Elle n'en reste pas pour cela plus mauvaise.

TRISSOTIN
Elle a pour les pédants de merveilleux appas.

VADIUS
Cependant nous voyons qu'elle ne vous plaît pas.

TRISSOTIN
Vous donnez sottement vos qualités aux autres.
(Ils se lèvent tous.)


VADIUS
Fort impertinemment vous me jetez les vôtres.

TRISSOTIN
Allez, petit grimaud, barbouilleur de papier.

VADIUS
Allez, rimeur de balle, opprobre du métier.

TRISSOTIN
Allez, fripier d'écrits, impudent plagiaire.

VADIUS
Allez, cuistre…

PHILAMINTE
Eh ! messieurs, que prétendez-vous faire ?

TRISSOTIN (à Vadius.)
Va, va restituer tous les honteux larcins
Que réclament sur toi les Grecs et les Latins.

VADIUS
Va, va-t'en faire amende honorable au Parnasse,
D'avoir fait à tes vers estropier Horace.

TRISSOTIN
Souviens-toi de ton livre, et de son peu de bruit.

VADIUS
Et toi, de ton libraire à l'hôpital réduit.

TRISSOTIN
Ma gloire est établie ; en vain tu la déchires.

VADIUS
Oui, oui, je te renvoie à l'auteur des Satires.

TRISSOTIN
Je t'y renvoie aussi.

VADIUS
J'ai le contentement,
Qu'on voit qu'il m'a traité plus honorablement.
Il me donne en passant une atteinte légère.
Parmi plusieurs auteurs qu'au Palais on révère ;
Mais jamais dans ses vers il ne te laisse en paix,
Et l'on t'y voit partout être en butte à ses traits.

TRISSOTIN
C'est par là que j'y tiens un rang plus honorable.
Il te met dans la foule ainsi qu'un misérable ;
Il croit que c'est assez d'un coup pour t'accabler,
Et ne t'a jamais fait l'honneur de redoubler.
Mais il m'attaque à part comme un noble adversaire
Sur qui tout son effort lui semble nécessaire ;
Et ses coups, contre moi redoublés en tous lieux,
Montrent qu'il ne se croit jamais victorieux.

VADIUS
Ma plume t'apprendra quel homme je puis être.

TRISSOTIN
Et la mienne saura te faire voir ton maître.

VADIUS
Je te défie en vers, prose, grec, et latin.

TRISSOTIN
Hé bien ! nous nous verrons seul à seul chez Barbin.

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