LXXIV


Dès qu’il fut sorti, Julien pleura beaucoup, et pleura de mourir. Peu à peu il se dit que, si madame de Rênal eût été à Besançon, il lui eût avoué sa faiblesse…

Au moment où il regrettait le plus l’absence de cette femme adorée, il entendit le pas de Mathilde.

Le pire des malheurs en prison, pensa-t-il, c’est de ne pouvoir fermer sa porte. Tout ce que Mathilde lui dit ne fit que l’irriter.

Elle lui raconta que, le jour du jugement, M. de Valenod ayant en poche sa nomination de préfet, il avait osé se moquer de M. de Frilair et se donner le plaisir de le condamner à mort.

« Quelle idée a eue votre ami, vient de me dire M. de Frilair, d’aller réveiller et attaquer la petite vanité de cette aristocratie bourgeoise ! Pourquoi parler de caste ? Il leur a indiqué ce qu’ils devaient faire dans leur intérêt politique : ces nigauds n’y songeaient pas et étaient prêts à pleurer. Cet intérêt de caste est venu masquer à leurs yeux l’horreur de condamner à mort. Il faut avouer que M. Sorel est bien neuf aux affaires. Si nous ne parvenons à le sauver par le recours en grâce, sa mort sera une sorte de suicide… »

Mathilde n’eut garde de dire à Julien ce dont elle ne se doutait pas encore : c’est que l’abbé de Frilair, voyant Julien perdu, croyait utile à son ambition d’aspirer à devenir son successeur.

Presque hors de lui, à force de colère impuissante et de contrariété : — Allez écouter une messe pour moi, dit-il à Mathilde, et laissez-moi un instant de paix. Mathilde, déjà fort jalouse des visites de madame de Rênal, et qui venait d’apprendre son départ, comprit la cause de l’humeur de Julien et fondit en larmes.

Sa douleur était réelle, Julien le voyait et n’en était que plus irrité. Il avait un besoin impérieux de solitude, et comment se la procurer ?

Enfin, Mathilde, après avoir essayé de tous les raisonnements pour l’attendrir, le laissa seul, mais presque au même instant Fouqué parut.

— J’ai besoin d’être seul, dit-il à cet ami fidèle… Et comme il le vit hésiter : Je compose un mémoire pour mon recours en grâce… du reste… fais-moi un plaisir, ne me parle jamais de la mort. Si j’ai besoin de quelques services particuliers ce jour-là, laisse-moi t’en parler le premier.

Quand Julien se fut enfin procuré la solitude, il se trouva plus accablé et plus lâche qu’auparavant. Le peu de forces qui restait à cette âme affaiblie, avait été épuisé à déguiser son état à mademoiselle de La Mole et à Fouqué.

Vers le soir, une idée le consola :

Si ce matin, dans le moment où la mort me paraissait si laide, on m’eût averti pour l’exécution, l’oeil du public eût été aiguillon de gloire ; peut-être ma démarche eût-elle eu quelque chose d’empesé, comme celle d’un fat timide qui entre dans un salon. Quelques gens clairvoyants, s’il en est parmi ces provinciaux, eussent pu deviner ma faiblesse… mais personne ne l’eût vue.

Et il se sentit délivré d’une partie de son malheur. Je suis un lâche en ce moment, se répétait-il en chantant, mais personne ne le saura.

Un événement presque plus désagréable encore l’attendait pour le lendemain. Depuis longtemps, son père annonçait sa visite ; ce jour-là, avant le réveil de Julien, le vieux charpentier en cheveux blancs parut dans son cachot.

Julien se sentit faible, il s’attendait aux reproches les plus désagréables. Pour achever de compléter sa pénible sensation, ce matin-là il éprouvait vivement le remords de ne pas aimer son père.

Le hasard nous a placés l’un près de l’autre sur la terre, se disait-il pendant que le porte-clefs arrangeait un peu le cachot, et nous nous sommes fait à peu près tout le mal possible. Il vient au moment de ma mort me donner le dernier coup.

Les reproches sévères du vieillard commencèrent dès qu’ils furent sans témoin.

Julien ne put retenir ses larmes. Quelle indigne faiblesse ! se dit-il avec rage. Il ira partout exagérer mon manque de courage ; quel triomphe pour les Valenod et pour tous les plats hypocrites qui règnent à Verrières ! Ils sont bien grands en France, ils réunissent tous les avantages sociaux. Jusqu’ici je pouvais au moins me dire : Ils reçoivent de l’argent, il est vrai, tous les honneurs s’accumulent sur eux, mais moi j’ai la noblesse du cœur.

Et voilà un témoin que tous croiront, et qui certifiera à tout Verrières, et en l’exagérant, que j’ai été faible devant la mort ! J’aurai été un lâche dans cette épreuve que tous comprennent !

Julien était près du désespoir. Il ne savait comment renvoyer son père. Et feindre de manière à tromper ce vieillard si clairvoyant se trouvait en ce moment tout à fait au-dessus de ses forces.

Son esprit parcourait rapidement tous les possibles. — J’ai fait des économies ! s’écria-t-il tout à coup.

Ce mot de génie changea la physionomie du vieillard et la position de Julien.

— Comment dois-je en disposer ? continua Julien plus tranquille : l’effet produit lui avait ôté tout sentiment d’infériorité.

Le vieux charpentier brûlait du désir de ne pas laisser échapper cet argent, dont il semblait que Julien voulait laisser une partie à ses frères. Il parla longtemps et avec feu. Julien put être goguenard.

— Eh bien ! le Seigneur m’a inspiré pour mon testament. Je donnerai mille francs à chacun de mes frères et le reste à vous.

— Fort bien, dit le vieillard, ce reste m’est dû ; mais puisque Dieu vous a fait la grâce de toucher votre cœur, si vous voulez mourir en bon chrétien, il convient de payer vos dettes. Il y a encore les frais de votre nourriture et de votre éducation que j’ai avancés, et auxquels vous ne songez pas…

Voilà donc l’amour de père ! se répétait Julien l’âme navrée, lorsqu’enfin il fut seul. Bientôt parut le geôlier.

— Monsieur, après la visite des grands parents, j’apporte toujours à mes hôtes une bouteille de bon vin de Champagne. Cela est un peu cher, six francs la bouteille, mais cela réjouit le cœur.

— Apportez trois verres, lui dit Julien avec un empressement d’enfant, et faites entrer deux des prisonniers que j’entends se promener dans le corridor.

Le geôlier lui amena deux galériens tombés en récidive et qui se préparaient à retourner au bagne. C’étaient des scélérats fort gais et réellement très remarquables par la finesse, le courage et le sang-froid.

— Si vous me donnez vingt francs, dit l’un d’eux à Julien, je vous conterai ma vie en détail. C’est du chenu.

— Mais vous allez me mentir ? dit Julien.

— Non pas, répondit-il ; mon ami que voilà, et qui est jaloux de mes vingt francs, me dénoncera si je dis faux.

Son histoire était abominable. Elle montrait un cœur courageux, où il n’y avait plus qu’une passion, celle de l’argent.

Après leur départ, Julien n’était plus le même homme. Toute sa colère contre lui-même avait disparu. La douleur atroce, envenimée par la pusillanimité, à laquelle il était en proie depuis le départ de madame de Rênal, s’était tournée en mélancolie.

À mesure que j’aurais été moins dupe des apparences, se disait-il, j’aurais vu que les salons de Paris sont peuplés d’honnêtes gens tels que mon père, ou de coquins habiles tels que ces galériens. Ils ont raison, jamais les hommes de salon ne se lèvent le matin avec cette pensée poignante : Comment dînerai-je ? Et ils vantent leur probité ! et, appelés au jury, ils condamnent fièrement l’homme qui a volé un couvert d’argent parce qu’il se sentait défaillir de faim !

Mais y a-t-il une cour, s’agit-il de perdre ou de gagner un portefeuille, mes honnêtes gens de salon tombent dans des crimes exactement pareils à ceux que la nécessité de dîner a inspirés à ces deux galériens…

Il n’y a point de droit naturel : ce mot n’est qu’une antique niaiserie bien digne de l’avocat général qui m’a donné chasse l’autre jour, et dont l’aïeul fut enrichi par une confiscation de Louis XIV. Il n’y a de droit que lorsqu’il y a une loi pour défendre de faire telle chose, sous peine de punition. Avant la loi il n’y a de naturel que la force du lion, ou le besoin de l’être qui a faim, qui a froid, le besoin en un mot… non, les gens qu’on honore ne sont que des fripons qui ont eu le bonheur de n’être pas pris en flagrant délit. L’accusateur que la société lance après moi, a été enrichi par une infamie… J’ai commis un assassinat, et je suis justement condamné, mais, à cette seule action près, le Valenod qui m’a condamné est cent fois plus nuisible à la société.

Eh bien ! ajouta Julien tristement, mais sans colère, malgré son avarice, mon père vaut mieux que tous ces hommes-là. Il ne m’a jamais aimé. Je viens combler la mesure en le déshonorant par une mort infâme. Cette crainte de manquer d’argent, cette vue exagérée de la méchanceté des hommes qu’on appelle avarice, lui fait voir un prodigieux motif de consolation et de sécurité dans une somme de trois ou quatre cents louis que je puis lui laisser. Un dimanche après dîner, il montrera son or à tous ses envieux de Verrières. À ce prix, leur dira son regard, lequel d’entre vous ne serait pas charmé d’avoir un fils guillotiné ?

Cette philosophie pouvait être vraie, mais elle était de nature à faire désirer la mort. Ainsi se passèrent cinq longues journées. Il était poli et doux envers Mathilde, qu’il voyait exaspérée par la plus vive jalousie. Un soir Julien songeait sérieusement à se donner la mort. Son âme était énervée par le malheur profond où l’avait jeté le départ de madame de Rênal. Rien ne lui plaisait plus, ni dans la vie réelle, ni dans l’imagination. Le défaut d’exercice commençait à altérer sa santé et à lui donner le caractère exalté et faible d’un jeune étudiant allemand. Il perdait cette mâle hauteur qui repousse par un énergique jurement certaines idées peu convenables, dont l’âme des malheureux est assaillie.

J’ai aimé la vérité… Où est-elle ?… Partout hypocrisie, ou du moins charlatanisme, même chez les plus vertueux, même chez les plus grands ; et ses lèvres prirent l’expression du dégoût… Non, l’homme ne peut pas se fier à l’homme.

Madame de *** faisant une quête pour ses pauvres orphelins, me disait que tel prince venait de donner dix louis ; mensonge. Mais que dis-je ? Napoléon à Sainte-Hélène !… Pur charlatanisme, proclamation en faveur du roi de Rome.

Grand Dieu ! si un tel homme, et encore quand le malheur doit le rappeler sévèrement au devoir, s’abaisse jusqu’au charlatanisme, à quoi s’attendre du reste de l’espèce ?…

Où est la vérité ? Dans la religion… Oui, ajouta-t-il avec le sourire amer du plus extrême mépris, dans la bouche des Maslon, des Frilair, des Castanède… Peut-être dans le vrai christianisme, dont les prêtres ne seraient pas plus payés que les apôtres ne l’ont été ?… Mais saint Paul fut payé par le plaisir de commander, de parler, de faire parler de soi…

Ah ! s’il y avait une vraie religion… Sot que je suis ! je vois une cathédrale gothique, des vitraux vénérables ; mon cœur faible se figure le prêtre de ces vitraux… Mon âme le comprendrait, mon âme en a besoin… Je ne trouve qu’un fat avec des cheveux sales… aux agréments près, un chevalier de Beauvoisis.

Mais un vrai prêtre, un Massillon, un Fénelon… Massillon a sacré Dubois. Les Mémoires de Saint-Simon m’ont gâté Fénelon ; mais enfin un vrai prêtre… Alors les âmes tendres auraient un point de réunion dans le monde… Nous ne serions pas isolés… Ce bon prêtre nous parlerait de Dieu. Mais quel Dieu ? Non celui de la Bible, petit despote cruel et plein de la soif de se venger… mais le Dieu de Voltaire, juste, bon, infini…

Il fut agité par tous les souvenirs de cette Bible qu’il savait par cœur… Mais comment, dès qu’on sera trois ensemble croire à ce grand nom Dieu, après l’abus effroyable qu’en font nos prêtres ?

Vivre isolé !… Quel tourment !…

Je deviens fou et injuste, se dit Julien en se frappant le front. Je suis isolé ici dans ce cachot ; mais je n’ai pas vécu isolé sur la terre ; j’avais la puissante idée du devoir. Le devoir que je m’étais prescrit, à tort ou à raison… a été comme le tronc d’un arbre solide auquel je m’appuyais pendant l’orage ; je vacillais, j’étais agité. Après tout je n’étais qu’un homme… mais je n’étais pas emporté.

C’est l’air humide de ce cachot qui me fait penser à l’isolement…

Et pourquoi être encore hypocrite en maudissant l’hypocrisie ? Ce n’est ni la mort, ni le cachot, ni l’air humide, c’est l’absence de madame de Rênal qui m’accable. Si, à Verrières, pour la voir, j’étais obligé de vivre des semaines entières, caché dans les caves de sa maison, est-ce que je me plaindrais ?

L’influence de mes contemporains l’emporte, dit-il tout haut et avec un rire amer. Parlant seul avec moi-même, à deux pas de la mort, je suis encore hypocrite… Ô dix-neuvième siècle !

… Un chasseur tire un coup de fusil dans une forêt, sa proie tombe, il s’élance pour la saisir. Sa chaussure heurte une fourmilière haute de deux pieds, détruit l’habitation des fourmis, sème au loin les fourmis, leurs œufs… Les plus philosophes parmi les fourmis ne pourront jamais comprendre ce corps noir, immense, effroyable : la botte du chasseur, qui tout à coup a pénétré dans leur demeure avec une incroyable rapidité, et précédée d’un bruit épouvantable, accompagné de gerbes d’un feu rougeâtre…

… Ainsi la mort, la vie, l’éternité, choses fort simples pour qui aurait les organes assez vastes pour les concevoir…

Une mouche éphémère naît à neuf heures du matin dans les grands jours d’été, pour mourir à cinq heures du soir ; comment comprendrait-elle le mot nuit ?

Donnez-lui cinq heures d’existence de plus, elle voit et comprend ce que c’est que la nuit.

Ainsi moi, je mourrai à vingt-trois ans. Donnez-moi cinq années de vie de plus, pour vivre avec madame de Rênal.

Il se mit à rire comme Méphistophélès. Quelle folie de discuter ces grands problèmes !

1° Je suis hypocrite comme s’il y avait là quelqu’un pour m’écouter.

2° J’oublie de vivre et d’aimer, quand il me reste si peu de jours à vivre… Hélas ! madame de Rênal est absente ; peut-être son mari ne la laissera plus revenir à Besançon, et continuer à se déshonorer.

Voilà ce qui m’isole, et non l’absence d’un Dieu juste, tout-puissant, point méchant, point avide de vengeance…

Ah ! s’il existait… Hélas ! je tomberais à ses pieds. J’ai mérité la mort, lui dirais-je ; mais, grand Dieu, Dieu bon, Dieu indulgent, rends-moi celle que j’aime !

La nuit était alors fort avancée. Après une heure ou deux d’un sommeil paisible, arriva Fouqué.

Julien se sentait fort et résolu comme l’homme qui voit clair dans son âme.

I
Une petite Ville
II
Un Maire
III
Le Bien des Pauvres
IV
Un Père et un Fils
V
Une Négociation
VI
L’Ennui
VII
Les Affinités électives
VIII
Petits Événements
IX
Une soirée à la Campagne
X
Un grand Cœur et une petite Fortune
XI
Une Soirée
XII
Un voyage
XIII
Les Bas à jour
XIV
Les Ciseaux anglais
XV
Le Chant du Coq
XVI
Le Lendemain
XVII
Le premier Adjoint
XVIII
Un Roi à Verrières
XIX
Penser fait souffrir
XX
Les Lettres anonymes
XXI
Dialogue avec un Maître
XXII
Façons d’agir en 1830
XXIII
Chagrins d’un fonctionnaire
XXIV
Une Capitale
XXV
Le Séminaire
XXVI
Le Monde, ou ce qui manque au Riche
XXVII
Première Expérience de la Vie
XXVIII
Une Procession
XXIX
Le premier Avancement
XXX
Un Ambitieux
XXXI
Les Plaisirs de la Campagne
XXXII
Entrée dans le Monde
XXXIII
Les premiers Pas
XXXIV
L’Hôtel de La Mole
XXXV
La Sensibilité et une grande Dame dévote
XXXVI
Manière de prononcer
XXXVII
Une Attaque de Goutte
XXXVIII
Quelle est la Décoration qui distingue
XXXIX
Le Bal
XL
La Reine Marguerite
XLI
L’empire d’une jeune fille
XLII
Serait-ce un Danton ?
XLIII
Un Complot
XLIV
Pensées d’une jeune Fille
XLV
Est-ce un complot ?
XLVI
Une heure du Matin
XLVII
Une vieille Épée
XLVIII
Moments cruels
XLIX
L’Opéra Bouffe
L
Le Vase du Japon
LI
La Note secrète
LII
La Discussion
LIII
Le Clergé, les Bois, la Liberté
LIV
Strasbourg
LV
Le Ministère de la Vertu
LVI
L’Amour moral
LVII
Les plus belles Places de l’Église
LVIII
Manon Lescaut
LIX
L’Ennui
LX
Une Loge aux Bouffes
LXI
Lui faire Peur
LXII
Le Tigre
LXIII
L’Enfer de la Faiblesse
LXIV
Un Homme d’esprit
LXV
Un Orage
LXVI
Détails tristes
LXVII
Un Donjon
LXVIII
Un Homme puissant
LXIX
L’Intrigue
LXX
La Tranquillité
LXXI
Le Jugement
LXXII
Chapitre 72
LXXIII
Chapitre 73
LXXIV
Chapitre 74
LXXV
Chapitre 75

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