LXXII


En ramenant Julien en prison, on l’avait introduit dans une chambre destinée aux condamnés à mort. Lui qui, d’ordinaire, remarquait jusqu’aux plus petites circonstances, ne s’était point aperçu qu’on ne le faisait pas remonter à son donjon. Il songeait à ce qu’il dirait à madame de Rênal, si, avant le dernier moment, il avait le bonheur de la voir. Il pensait qu’elle l’interromprait et voulait du premier mot pouvoir lui peindre tout son repentir. Après une telle action, comment lui persuader que je l’aime uniquement ? car enfin, j’ai voulu la tuer par ambition ou par amour pour Mathilde.

En se mettant au lit il trouva des draps d’une toile grossière. Ses yeux se dessillèrent. Ah ! je suis au cachot, se dit-il, comme condamné à mort. C’est juste.

Le comte Altamira me racontait que, la veille de sa mort, Danton disait avec sa grosse voix : C’est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer dans tous ses temps ; on peut bien dire : Je serai guillotiné, tu seras guillotiné, mais on ne dit pas : J’ai été guillotiné.

Pourquoi pas, reprit Julien, s’il y a une autre vie ?… Ma foi, si je trouve le Dieu des chrétiens, je suis perdu : c’est un despote, et, comme tel, il est rempli d’idées de vengeance ; sa Bible ne parle que de punitions atroces. Je ne l’ai jamais aimé ; je n’ai même jamais voulu croire qu’on l’aimât sincèrement. Il est sans pitié (et il se rappela plusieurs passages de la Bible). Il me punira d’une manière abominable…

Mais si je trouve le Dieu de Fénelon ! Il me dira peut-être : Il te sera beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé…

Ai-je beaucoup aimé ? Ah ! j’ai aimé madame de Rênal, mais ma conduite a été atroce. Là, comme ailleurs, le mérite simple et modeste a été abandonné pour ce qui est brillant…

Mais aussi, quelle perspective !… Colonel de hussards, si nous avions la guerre ; secrétaire de légation pendant la paix ; ensuite ambassadeur… car bientôt j’aurais su les affaires…, et quand je n’aurais été qu’un sot, le gendre du marquis de La Mole a-t-il quelque rivalité à craindre ? Toutes mes sottises eussent été pardonnées, ou plutôt comptées pour des mérites. Homme de mérite, et jouissant de la plus grande existence à Vienne ou à Londres…

— Pas précisément, monsieur, guillotiné dans trois jours.

Julien rit de bon cœur de cette saillie de son esprit. En vérité, l’homme a deux êtres en lui, pensa-t-il. Qui diable songeait à cette réflexion maligne ?

Eh bien ! oui, mon ami, guillotiné dans trois jours, répondit-il à l’interrupteur. M. de Cholin louera une fenêtre, de compte à demi avec l’abbé Maslon. Eh bien, pour le prix de location de cette fenêtre, lequel de ces deux dignes personnages volera l’autre ?

Ce passage du Venceslas de Rotrou lui revint tout à coup :

LADISLAS
· · · · · · · · · · Mon âme est toute prête.
LE ROI, père de Ladislas.
L’échafaud l’est aussi ; portez-y votre tête.
Belle réponse ! pensa-t-il, et il s’endormit. Quelqu’un le réveilla le matin en le serrant fortement.

— Quoi, déjà ! dit Julien en ouvrant un œil hagard. Il se croyait entre les mains du bourreau.

C’était Mathilde. Heureusement, elle ne m’a pas compris. Cette réflexion lui rendit tout son sang-froid. Il trouva Mathilde changée comme par six mois de maladie : réellement elle n’était pas reconnaissable.

— Cet infâme Frilair m’a trahie, lui disait-elle en se tordant les mains ; la fureur l’empêchait de pleurer.

— N’étais-je pas beau hier quand j’ai pris la parole ? répondit Julien. J’improvisais, et pour la première fois de ma vie ! Il est vrai qu’il est à craindre que ce ne soit aussi la dernière.

Dans ce moment, Julien jouait sur le caractère de Mathilde avec tout le sang-froid d’un pianiste habile qui touche un piano… L’avantage d’une naissance illustre me manque, il est vrai, ajouta-t-il, mais la grande âme de Mathilde a élevé son amant jusqu’à elle. Croyez-vous que Boniface de La Mole ait été mieux devant ses juges ?

Mathilde, ce jour-là, était tendre sans affectation, comme une pauvre fille habitant un cinquième étage ; mais elle ne put obtenir de lui des paroles plus simples. Il lui rendait, sans le savoir, le tourment qu’elle lui avait souvent infligé.

On ne connaît point les sources du Nil, se disait Julien ; il n’a point été donné à l’œil de l’homme de voir le roi des fleuves dans l’état de simple ruisseau : ainsi aucun œil humain ne verra Julien faible, d’abord parce qu’il ne l’est pas. Mais j’ai le cœur facile à toucher ; la parole la plus commune, si elle est dite avec un accent vrai, peut attendrir ma voix et même faire couler mes larmes. Que de fois les cœurs secs ne m’ont-ils pas méprisé pour ce défaut ! Ils croyaient que je demandais grâce : voilà ce qu’il ne faut pas souffrir.

On dit que le souvenir de sa femme émut Danton au pied de l’échafaud ; mais Danton avait donné de la force à une nation de freluquets, et empêchait l’ennemi d’arriver à Paris… Moi seul, je sais ce que j’aurais pu faire… Pour les autres, je ne suis tout au plus qu’un peut-être.

Si madame de Rênal était ici, dans mon cachot, au lieu de Mathilde, aurais-je pu répondre de moi ? L’excès de mon désespoir et de mon repentir eût passé aux yeux des Valenod et de tous les patriciens du pays, pour l’ignoble peur de la mort ; ils sont si fiers, ces cœurs faibles, que leur position pécuniaire met au-dessus des tentations ! Voyez ce que c’est, auraient dit MM. de Moirod et de Cholin, qui viennent de me condamner à mort, que de naître fils d’un charpentier ! On peut devenir savant, adroit, mais le cœur !… le cœur ne s’apprend pas. Même avec cette pauvre Mathilde, qui pleure maintenant, ou plutôt qui ne peut plus pleurer, dit-il en regardant ses yeux rouges… et il la serra dans ses bras : l’aspect d’une douleur vraie lui fit oublier son syllogisme… Elle a pleuré toute la nuit peut-être, se dit-il ; mais un jour, quelle honte ne lui fera pas ce souvenir ! Elle se regardera comme ayant été égarée, dans sa première jeunesse, par les façons de penser basses d’un plébéien… Le Croisenois est assez faible pour l’épouser, et, ma foi, il fera bien. Elle lui fera jouer un rôle,

Du droit qu’un esprit ferme et vaste en ses desseins
A sur l’esprit grossier des vulgaires humains.
Ah çà ! voici qui est plaisant : depuis que je dois mourir, tous les vers que j’ai jamais sus en ma vie me reviennent à la mémoire. Ce sera un signe de décadence…

Mathilde lui répétait d’une voix éteinte : Il est là, dans la pièce voisine. Enfin il fit attention à ces paroles. Sa voix est faible, pensa-t-il, mais tout ce caractère impérieux est encore dans son accent. Elle baisse la voix pour ne pas se fâcher.

— Et qui est là ? lui dit-il d’un air doux.

— L’avocat, pour vous faire signer votre appel.

— Je n’appellerai pas.

— Comment ! vous n’appellerez pas, dit-elle en se levant et les yeux étincelants de colère, et pourquoi, s’il vous plaît ?

— Parce que, en ce moment, je me sens le courage de mourir sans trop faire rire à mes dépens. Et qui me dit que dans deux mois, après un long séjour dans ce cachot humide, je serai aussi bien disposé ? Je prévois des entrevues avec des prêtres, avec mon père… Rien au monde ne peut m’être aussi désagréable. Mourons.

Cette contrariété imprévue réveilla toute la partie altière du caractère de Mathilde. Elle n’avait pu voir l’abbé de Frilair avant l’heure où l’on ouvre les cachots de la prison de Besançon ; sa fureur retomba sur Julien. Elle l’adorait, et pendant un grand quart d’heure, il retrouva dans ses imprécations contre son caractère, de lui Julien, dans ses regrets de l’avoir aimé, toute cette âme hautaine qui jadis l’avait accablé d’injures si poignantes, dans la bibliothèque de l’hôtel de La Mole.

— Le ciel devait à la gloire de ta race de te faire naître homme, lui dit-il.

Mais quant à moi, pensait-il, je serais bien dupe de vivre encore deux mois dans ce séjour dégoûtant, en butte à tout ce que la faction patricienne peut inventer d’infâme et d’humiliant, et ayant pour unique consolation les imprécations de cette folle… Eh bien, après-demain matin, je me bats en duel avec un homme connu par son sang-froid et par une adresse remarquable… Fort remarquable, dit le parti méphistophélès ; il ne manque jamais son coup.

Eh bien, soit, à la bonne heure (Mathilde continuait à être éloquente). Parbleu non, se dit-il, je n’appellerai pas.

Cette résolution prise, il tomba dans la rêverie… Le courrier en passant apportera le journal à six heures comme à l’ordinaire ; à huit heures, après que M. de Rênal l’aura lu, Élisa marchant sur la pointe du pied, viendra le déposer sur son lit. Plus tard elle s’éveillera : tout à coup, en lisant, elle sera troublée ; sa jolie main tremblera ; elle lira jusqu’à ces mots… À dix heures et cinq minutes il avait cessé d’exister.

Elle pleurera à chaudes larmes, je la connais ; en vain j’ai voulu l’assassiner, tout sera oublié. Et la personne à qui j’ai voulu ôter la vie sera la seule qui sincèrement pleurera ma mort.

Ah ! ceci est une antithèse ! pensa-t-il, et, pendant un grand quart d’heure que dura encore la scène que lui faisait Mathilde, il ne songea qu’à madame de Rênal. Malgré lui, et quoique répondant souvent à ce que Mathilde lui disait, il ne pouvait détacher son âme du souvenir de la chambre à coucher de Verrières. Il voyait la gazette de Besançon sur la courtepointe de taffetas orange. Il voyait cette main si blanche qui la serrait d’un mouvement convulsif ; il voyait madame de Rênal pleurer… Il suivait la route de chaque larme sur cette figure charmante.

Mademoiselle de La Mole ne pouvant rien obtenir de Julien, fit entrer l’avocat. C’était heureusement un ancien capitaine de l’armée d’Italie, de 1796, où il avait été camarade de Manuel.

Pour la forme, il combattit la résolution du condamné. Julien, voulant le traiter avec estime, lui déduisit toutes ses raisons.

— Ma foi, on peut penser comme vous, finit par lui dire M. Félix Vaneau ; c’était le nom de l’avocat. Mais vous avez trois jours pleins pour appeler, et il est de mon devoir de revenir tous les jours. Si un volcan s’ouvrait sous la prison, d’ici à deux mois, vous seriez sauvé. Vous pouvez mourir de maladie, dit-il en regardant Julien.

Julien lui serra la main. — Je vous remercie, vous êtes un brave homme. À ceci je songerai.

Et lorsque Mathilde sortit enfin avec l’avocat, il se sentait beaucoup plus d’amitié pour l’avocat que pour elle.

I
Une petite Ville
II
Un Maire
III
Le Bien des Pauvres
IV
Un Père et un Fils
V
Une Négociation
VI
L’Ennui
VII
Les Affinités électives
VIII
Petits Événements
IX
Une soirée à la Campagne
X
Un grand Cœur et une petite Fortune
XI
Une Soirée
XII
Un voyage
XIII
Les Bas à jour
XIV
Les Ciseaux anglais
XV
Le Chant du Coq
XVI
Le Lendemain
XVII
Le premier Adjoint
XVIII
Un Roi à Verrières
XIX
Penser fait souffrir
XX
Les Lettres anonymes
XXI
Dialogue avec un Maître
XXII
Façons d’agir en 1830
XXIII
Chagrins d’un fonctionnaire
XXIV
Une Capitale
XXV
Le Séminaire
XXVI
Le Monde, ou ce qui manque au Riche
XXVII
Première Expérience de la Vie
XXVIII
Une Procession
XXIX
Le premier Avancement
XXX
Un Ambitieux
XXXI
Les Plaisirs de la Campagne
XXXII
Entrée dans le Monde
XXXIII
Les premiers Pas
XXXIV
L’Hôtel de La Mole
XXXV
La Sensibilité et une grande Dame dévote
XXXVI
Manière de prononcer
XXXVII
Une Attaque de Goutte
XXXVIII
Quelle est la Décoration qui distingue
XXXIX
Le Bal
XL
La Reine Marguerite
XLI
L’empire d’une jeune fille
XLII
Serait-ce un Danton ?
XLIII
Un Complot
XLIV
Pensées d’une jeune Fille
XLV
Est-ce un complot ?
XLVI
Une heure du Matin
XLVII
Une vieille Épée
XLVIII
Moments cruels
XLIX
L’Opéra Bouffe
L
Le Vase du Japon
LI
La Note secrète
LII
La Discussion
LIII
Le Clergé, les Bois, la Liberté
LIV
Strasbourg
LV
Le Ministère de la Vertu
LVI
L’Amour moral
LVII
Les plus belles Places de l’Église
LVIII
Manon Lescaut
LIX
L’Ennui
LX
Une Loge aux Bouffes
LXI
Lui faire Peur
LXII
Le Tigre
LXIII
L’Enfer de la Faiblesse
LXIV
Un Homme d’esprit
LXV
Un Orage
LXVI
Détails tristes
LXVII
Un Donjon
LXVIII
Un Homme puissant
LXIX
L’Intrigue
LXX
La Tranquillité
LXXI
Le Jugement
LXXII
Chapitre 72
LXXIII
Chapitre 73
LXXIV
Chapitre 74
LXXV
Chapitre 75

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