XLIV
Pensées d’une jeune Fille


Que de perplexités ! Que de nuit passées sans sommeil ! Grand Dieu ! vais-je me rendre méprisable ? Il me méprisera lui-même. Mais il part, il s’éloigne.
Alfred de Musset.

Ce n’était point sans combats que Mathilde avait écrit. Quel qu’eût été le commencement de son intérêt pour Julien, bientôt il domina l’orgueil qui, depuis qu’elle se connaissait, régnait seul dans son cœur. Cette âme haute et froide était emportée pour la première fois par un sentiment passionné. Mais s’il dominait l’orgueil, il était encore fidèle aux habitudes de l’orgueil. Deux mois de combats et de sensations nouvelles renouvelèrent pour ainsi dire tout son être moral.

Mathilde croyait voir le bonheur. Cette vue toute-puissante sur les âmes courageuses, liées à un esprit supérieur, eut à lutter longuement contre la dignité et tous les sentiments de devoirs vulgaires. Un jour, elle entra chez sa mère, dès sept heures du matin, la priant de lui permettre de se réfugier à Villequier. La marquise ne daigna pas même lui répondre, et lui conseilla d’aller se remettre au lit. Ce fut le dernier effort de la sagesse vulgaire et de la déférence aux idées reçues.

La crainte de mal faire et de heurter les idées tenues pour sacrées par les Caylus, les de Luz, les Croisenois, avait assez peu d’empire sur son âme ; de tels êtres ne lui semblaient pas faits pour la comprendre ; elle les eût consultés s’il eût été question d’acheter une calèche ou une terre. Sa véritable terreur était que Julien ne fût mécontent d’elle.

Peut-être aussi n’a-t-il que les apparences d’un homme supérieur ?

Elle abhorrait le manque de caractère, c’était sa seule objection contre les beaux jeunes gens qui l’entouraient. Plus ils plaisantaient avec grâce tout ce qui s’écarte de la mode, ou la suit mal, croyant la suivre, plus ils se perdaient à ses yeux.

Ils étaient braves, et voilà tout. Et encore, comment braves ? se disait-elle, en duel. Mais le duel n’est plus qu’une cérémonie. Tout en est su d’avance, même ce que l’on doit dire en tombant. Étendu sur le gazon, et la main sur le cœur, il faut un pardon généreux pour l’adversaire, et un mot pour une belle souvent imaginaire, ou bien qui va au bal le jour de votre mort, de peur d’exciter les soupçons.

On brave le danger à la tête d’un escadron tout brillant d’acier, mais le danger solitaire, singulier, imprévu, vraiment laid ?

Hélas ! se disait Mathilde, c’était à la cour de Henri III que l’on trouvait des hommes grands par le caractère comme par la naissance ! Ah ! si Julien avait servi à Jarnac ou à Moncontour, je n’aurais plus de doute. En ces temps de vigueur et de force, les Français n’étaient pas des poupées. Le jour de la bataille était presque celui des moindres perplexités.

Leur vie n’était pas emprisonnée comme une momie d’Égypte, sous une enveloppe toujours commune à tous, toujours la même. Oui, ajoutait-elle, il y avait plus de vrai courage à se retirer seul à onze heures du soir, en sortant de l’hôtel de Soissons, habité par Catherine de Médicis, qu’aujourd’hui à courir à Alger. La vie d’un homme était une suite de hasards. Maintenant la civilisation a chassé le hasard, plus d’imprévu. S’il paraît dans les idées, il n’est pas assez d’épigrammes pour lui ; s’il paraît dans les événements, aucune lâcheté n’est au-dessus de notre peur. Quelque folie que nous fasse faire la peur, elle est excusée. Siècle dégénéré et ennuyeux ! Qu’aurait dit Boniface de La Mole, si levant hors de la tombe sa tête coupée, il eût vu en 1793 dix-sept de ses descendants, se laisser prendre comme des moutons, pour être guillotinés deux jours après ? La mort était certaine, mais il eût été de mauvais ton de se défendre et de tuer au moins un jacobin ou deux. Ah ! dans les temps héroïques de la France, au siècle de Boniface de La Mole, Julien eût été le chef d’escadron, et mon frère le jeune prêtre aux mœurs convenables, avec la sagesse dans les yeux et la raison à la bouche.

Quelques mois auparavant, Mathilde désespérait de rencontrer un être un peu différent du patron commun. Elle avait trouvé quelque bonheur en se permettant d’écrire à quelques jeunes gens de la société. Cette hardiesse si inconvenante, si imprudente chez une jeune fille pouvait la déshonorer aux yeux de M. de Croisenois, du duc de Chaulnes son grand-père, et de tout l’hôtel de Chaulnes, qui, voyant se rompre le mariage projeté, aurait voulu savoir pourquoi. En ce temps-là, les jours où elle avait écrit une de ses lettres, Mathilde ne pouvait dormir. Mais ces lettres n’étaient que des réponses.

Ici elle osait dire qu’elle aimait. Elle écrivait la première (quel mot terrible !) à un homme placé dans les derniers rangs de la société.

Cette circonstance assurait, en cas de découverte, un déshonneur éternel. Laquelle des femmes venant chez sa mère, eût osé prendre son parti ? Quelle phrase eût-on pu leur donner à répéter pour amortir le coup de l’affreux mépris des salons ?

Et encore parler était affreux, mais écrire ! Il est des choses qu’on n’écrit pas, s’écriait Napoléon apprenant la capitulation de Baylen. Et c’était Julien qui lui avait conté ce mot ! comme lui faisant d’avance une leçon.

Mais tout cela n’était rien encore, l’angoisse de Mathilde avait d’autres causes. Oubliant l’effet horrible sur la société, la tache ineffaçable et toute pleine de mépris, car elle outrageait sa caste, Mathilde allait écrire à un être d’une bien autre nature que les Croisenois, les de Luz, les Caylus.

La profondeur, l’inconnu du caractère de Julien, eussent effrayé, même en nouant avec lui une relation ordinaire. Et elle en allait faire son amant, peut-être son maître !

Quelles ne seront pas ses prétentions, si jamais il peut tout sur moi ? Eh bien ! je me dirai comme Médée : Au milieu de tant de périls, il me reste Moi.

Julien n’avait nulle vénération pour la noblesse du sang, croyait-elle. Bien plus, peut-être il n’avait nul amour pour elle !

Dans ces derniers moments de doutes affreux, se présentèrent les idées d’orgueil féminin. Tout doit être singulier dans le sort d’une fille comme moi, s’écria Mathilde impatientée. Alors l’orgueil qu’on lui avait inspiré dès le berceau, se battait contre la vertu. Ce fut dans cet instant que le départ de Julien vint tout précipiter.

(De tels caractères sont heureusement fort rares.)

Le soir, fort tard, Julien eut la malice de faire descendre une malle très pesante chez le portier ; il appela pour la transporter le valet de pied qui faisait la cour à la femme de chambre de mademoiselle de La Mole. Cette manœuvre peut n’avoir aucun résultat, se dit-il, mais, si elle réussit, elle me croit parti. Il s’endormit fort gai sur cette plaisanterie. Mathilde ne ferma pas l’œil.

Le lendemain, de fort grand matin, Julien sortit de l’hôtel sans être aperçu, mais il rentra avant huit heures.

À peine était-il dans la bibliothèque, que mademoiselle de La Mole parut sur la porte. Il lui remit sa réponse. Il pensait qu’il était de son devoir de lui parler ; rien n’était plus commode, du moins, mais mademoiselle de La Mole ne voulut pas l’écouter et disparut. Julien en fut charmé, il ne savait que lui dire.

Si tout ceci n’est pas un jeu convenu avec le comte Norbert, il est clair que ce sont mes regards pleins de froideur qui ont allumé l’amour baroque que cette fille de si haute naissance s’avise d’avoir pour moi. Je serais un peu plus sot qu’il ne convient, si jamais je me laissais entraîner à avoir du goût pour cette grande poupée blonde. Ce raisonnement le laissa plus froid et plus calculant qu’il n’avait jamais été.

Dans la bataille qui se prépare, ajouta-t-il, l’orgueil de la naissance sera comme une colline élevée, formant position militaire entre elle et moi. C’est là-dessus qu’il faut manœuvrer. J’ai fort mal fait de rester à Paris ; cette remise de mon départ m’avilit et m’expose, si tout ceci n’est qu’un jeu. Quel danger y avait-il à partir ? Je me moquais d’eux s’ils se moquent de moi. Si son intérêt pour moi a quelque réalité, je centuplais cet intérêt.

La lettre de mademoiselle de La Mole avait donné à Julien une jouissance de vanité si vive, que, tout en riant de ce qui lui arrivait, il avait oublié de songer sérieusement à la convenance du départ.

C’était une fatalité de son caractère d’être extrêmement sensible à ses fautes. Il était fort contrarié de celle-ci, et ne songeait presque plus à la victoire incroyable qui avait précédé ce petit échec, lorsque, vers les neuf heures, mademoiselle de La Mole parut sur le seuil de la porte de la bibliothèque, lui jeta une lettre et s’enfuit.

Il paraît que ceci va être le roman par lettres, dit-il en relevant celle-ci. L’ennemi fait un faux mouvement, moi je vais faire donner la froideur et la vertu.

On lui demandait une réponse décisive avec une hauteur qui augmenta sa gaieté intérieure. Il se donna le plaisir de mystifier, pendant deux pages, les personnes qui voudraient se moquer de lui, et ce fut encore par une plaisanterie qu’il annonça, vers la fin de sa réponse son départ décidé pour le lendemain matin.

Cette lettre terminée : Le jardin va me servir pour la remettre, pensa-t-il, et il y alla. Il regardait la fenêtre de la chambre de mademoiselle de La Mole.

Elle était au premier étage, à côté de l’appartement de sa mère, mais il y avait un grand entresol.

Ce premier était tellement élevé, qu’en se promenant sous l’allée de tilleuls, sa lettre à la main, Julien ne pouvait être aperçu de la fenêtre de mademoiselle de La Mole. La voûte formée par les tilleuls, fort bien taillés, interceptait la vue. Mais quoi ! se dit Julien avec humeur, encore une imprudence ! Si l’on a entrepris de se moquer de moi, me faire voir une lettre à la main, c’est servir mes ennemis.

La chambre de Norbert était précisément au-dessus de celle de sa sœur, et si Julien sortait de la voûte formée par les branches taillées des tilleuls, le comte et ses amis pouvaient suivre tous ses mouvements.

Mademoiselle de La Mole parut derrière sa vitre ; il montra sa lettre à demi ; elle baissa la tête. Aussitôt Julien remonta chez lui en courant, et rencontra par hasard, dans le grand escalier, la belle Mathilde, qui saisit sa lettre avec une aisance parfaite et des yeux riants.

Que de passion il y avait dans les yeux de cette pauvre madame de Rênal, se dit Julien, quand, même après six mois de relations intimes, elle osait recevoir une lettre de moi ! De sa vie, je crois, elle ne m’a regardé avec des yeux riants.

Il ne s’exprima pas aussi nettement le reste de sa réponse ; avait-il honte de la futilité des motifs ? Mais aussi quelle différence, ajoutait sa pensée, dans l’élégance de la robe du matin, dans l’élégance de la tournure ! En apercevant mademoiselle de La Mole à trente pas de distance, un homme de goût devinerait le rang qu’elle occupe dans la société. Voilà ce qu’on peut appeler un mérite explicite.

Tout en plaisantant, Julien ne s’avouait pas encore toute sa pensée ; madame de Rênal n’avait pas de marquis de Croisenois à lui sacrifier. Il n’avait pour rival que cet ignoble sous-préfet M. Charcot, qui se faisait appeler de Maugiron, parce qu’il n’y a plus de Maugirons.

À cinq heures, Julien reçut une troisième lettre ; elle lui fut lancée de la porte de la bibliothèque. Mademoiselle de La Mole s’enfuit encore. Quelle manie d’écrire ! se dit-il en riant, quand on peut se parler si commodément ! L’ennemi veut avoir de mes lettres, c’est clair, et plusieurs ! Il ne se hâtait point d’ouvrir celle-ci. Encore des phrases élégantes, pensait-il ; mais il pâlit en lisant. Il n’y avait que huit lignes :

« J’ai besoin de vous parler ; il faut que je vous parle, ce soir ; au moment où une heure après minuit sonnera, trouvez-vous dans le jardin. Prenez la grande échelle du jardinier auprès du puits ; placez-la contre ma fenêtre et montez chez moi. Il fait clair de lune : n’importe. »

I
Une petite Ville
II
Un Maire
III
Le Bien des Pauvres
IV
Un Père et un Fils
V
Une Négociation
VI
L’Ennui
VII
Les Affinités électives
VIII
Petits Événements
IX
Une soirée à la Campagne
X
Un grand Cœur et une petite Fortune
XI
Une Soirée
XII
Un voyage
XIII
Les Bas à jour
XIV
Les Ciseaux anglais
XV
Le Chant du Coq
XVI
Le Lendemain
XVII
Le premier Adjoint
XVIII
Un Roi à Verrières
XIX
Penser fait souffrir
XX
Les Lettres anonymes
XXI
Dialogue avec un Maître
XXII
Façons d’agir en 1830
XXIII
Chagrins d’un fonctionnaire
XXIV
Une Capitale
XXV
Le Séminaire
XXVI
Le Monde, ou ce qui manque au Riche
XXVII
Première Expérience de la Vie
XXVIII
Une Procession
XXIX
Le premier Avancement
XXX
Un Ambitieux
XXXI
Les Plaisirs de la Campagne
XXXII
Entrée dans le Monde
XXXIII
Les premiers Pas
XXXIV
L’Hôtel de La Mole
XXXV
La Sensibilité et une grande Dame dévote
XXXVI
Manière de prononcer
XXXVII
Une Attaque de Goutte
XXXVIII
Quelle est la Décoration qui distingue
XXXIX
Le Bal
XL
La Reine Marguerite
XLI
L’empire d’une jeune fille
XLII
Serait-ce un Danton ?
XLIII
Un Complot
XLIV
Pensées d’une jeune Fille
XLV
Est-ce un complot ?
XLVI
Une heure du Matin
XLVII
Une vieille Épée
XLVIII
Moments cruels
XLIX
L’Opéra Bouffe
L
Le Vase du Japon
LI
La Note secrète
LII
La Discussion
LIII
Le Clergé, les Bois, la Liberté
LIV
Strasbourg
LV
Le Ministère de la Vertu
LVI
L’Amour moral
LVII
Les plus belles Places de l’Église
LVIII
Manon Lescaut
LIX
L’Ennui
LX
Une Loge aux Bouffes
LXI
Lui faire Peur
LXII
Le Tigre
LXIII
L’Enfer de la Faiblesse
LXIV
Un Homme d’esprit
LXV
Un Orage
LXVI
Détails tristes
LXVII
Un Donjon
LXVIII
Un Homme puissant
LXIX
L’Intrigue
LXX
La Tranquillité
LXXI
Le Jugement
LXXII
Chapitre 72
LXXIII
Chapitre 73
LXXIV
Chapitre 74
LXXV
Chapitre 75

Autres textes de Stendhal

La Chartreuse de Parme

Le 15 mai 1796, le général Bonaparte fit son entrée dans Milan à la tête de cette jeune armée qui venait de passer le pont de Lodi, et d’apprendre au...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024