LIX
L’Ennui


Se sacrifier à ses passions, passe ; mais à des passions qu’on n’a pas ! Ô triste xixe siècle !
Girodet.

Après avoir lu sans plaisir d’abord les longues lettres de Julien, madame de Fervaques commençait à en être occupée ; mais une chose la désolait : Quel dommage que M. Sorel ne soit pas décidément prêtre ! On pourrait l’admettre à une sorte d’intimité ; avec cette croix et cet habit presque bourgeois, on est exposé à des questions cruelles, et que répondre ? Elle n’achevait pas sa pensée : Quelque amie maligne peut supposer et même répandre que c’est un petit cousin subalterne, parent de mon père, quelque marchand décoré par la garde nationale.

Jusqu’au moment où elle avait vu Julien, le plus grand plaisir de madame de Fervaques avait été d’écrire le mot maréchale à côté de son nom. Ensuite une vanité de parvenue, maladive et qui s’offensait de tout, combattit un commencement d’intérêt.

Il me serait si facile, se disait la maréchale, d’en faire un grand vicaire dans quelque diocèse voisin de Paris ! Mais M. Sorel tout court, et encore petit secrétaire de M. de La Mole ! c’est désolant.

Pour la première fois, cette âme qui craignait tout, était émue d’un intérêt étranger à ses prétentions de rang et de supériorité sociale. Son vieux portier remarqua que, lorsqu’il apportait une lettre de ce beau jeune homme, qui avait l’air si triste, il était sûr de voir disparaître l’air distrait et mécontent que la maréchale avait toujours soin de prendre à l’arrivée d’un de ses gens.

L’ennui d’une façon de vivre toute ambitieuse d’effet sur le public, sans qu’il y eût au fond du cœur jouissance réelle pour ce genre de succès, était devenu si intolérable depuis qu’on pensait à Julien, que pour que les femmes de chambre ne fussent pas maltraitées de toute une journée, il suffisait que pendant la soirée de la veille on eût passé une heure avec ce jeune homme singulier. Son crédit naissant résista à des lettres anonymes, fort bien faites. En vain le petit Tanbeau fournit à MM. de Luz, de Croisenois, de Caylus deux ou trois calomnies fort adroites et que ces messieurs prirent plaisir à répandre sans trop se rendre compte de la vérité des accusations. La maréchale, dont l’esprit n’était pas fait pour résister à ces moyens vulgaires, racontait ses doutes à Mathilde, et toujours était consolée.

Un jour, après avoir demandé trois fois s’il y avait des lettres, madame de Fervaques se décida subitement à répondre à Julien. Ce fut une victoire de l’ennui. À la seconde lettre, la maréchale fut presque arrêtée par l’inconvenance d’écrire de sa main une adresse aussi vulgaire : À M. Sorel, chez M. le marquis de La Mole.

Il faut, dit-elle le soir à Julien d’un air fort sec, que vous m’apportiez des enveloppes sur lesquelles il y aura votre adresse.

Me voilà constitué amant valet de chambre, pensa Julien, et il s’inclina en prenant plaisir à se grimer comme Arsène, le vieux valet de chambre du marquis.

Le soir même il apporta des enveloppes, et le lendemain, de fort bonne heure, il eut une troisième lettre : il en lut cinq ou six lignes au commencement, et deux ou trois vers la fin. Elle avait quatre pages d’une petite écriture fort serrée.

Peu à peu on prit la douce habitude d’écrire presque tous les jours. Julien répondait par des copies fidèles des lettres russes, et tel est l’avantage du style emphatique, madame de Fervaques n’était point étonnée du peu de rapport des réponses avec ses lettres.

Quelle n’eût pas été l’irritation de son orgueil, si le petit Tanbeau, qui s’était constitué espion volontaire des démarches de Julien, eût pu lui apprendre que toutes ses lettres non décachetées étaient jetées au hasard dans le tiroir de Julien.

Un matin, le portier lui apportait dans la bibliothèque une lettre de la maréchale ; Mathilde rencontra cet homme, vit la lettre et l’adresse de l’écriture de Julien. Elle entra dans la bibliothèque comme le portier en sortait ; la lettre était encore sur le bord de la table ; Julien, fort occupé à écrire, ne l’avait pas placée dans son tiroir.

— Voilà ce que je ne puis souffrir, s’écria Mathilde en s’emparant de la lettre ; vous m’oubliez tout à fait, moi qui suis votre épouse. Votre conduite est affreuse, Monsieur.

À ces mots, son orgueil, étonné de l’effroyable inconvenance de sa démarche, la suffoqua ; elle fondit en larmes, et bientôt parut à Julien hors d’état de respirer.

Surpris, confondu, Julien ne distinguait pas bien tout ce que cette scène avait d’admirable et d’heureux pour lui. Il aida Mathilde à s’asseoir ; elle s’abandonnait presque dans ses bras.

Le premier instant où il s’aperçut de ce mouvement fut de joie extrême. Le second fut une pensée pour Korasoff : je puis tout perdre par un seul mot.

Ses bras se raidirent, tant l’effort imposé par la politique était pénible. Je ne dois pas même me permettre de presser contre mon cœur ce corps souple et charmant, ou elle me méprise et me maltraite. Quel affreux caractère !

Et en maudissant le caractère de Mathilde, il l’en aimait cent fois plus ; il lui semblait avoir dans ses bras une reine.

L’impassible froideur de Julien redoubla le malheur d’orgueil qui déchirait l’âme de mademoiselle de La Mole. Elle était loin d’avoir le sang-froid nécessaire pour chercher à deviner dans ses yeux ce qu’il sentait pour elle en cet instant. Elle ne put se résoudre à le regarder ; elle tremblait de rencontrer l’expression du mépris.

Assise sur le divan de la bibliothèque, immobile et la tête tournée du côté opposé à Julien, elle était en proie aux plus vives douleurs que l’orgueil et l’amour puissent faire éprouver à une âme humaine. Dans quelle atroce démarche elle venait de tomber !

Il m’était réservé, malheureuse que je suis ! de voir repousser les avances les plus indécentes ! et repoussées par qui ? ajoutait l’orgueil fou de douleur, repoussées par un domestique de mon père.

C’est ce que je ne souffrirai pas, dit-elle à haute voix.

Et, se levant avec fureur, elle ouvrit le tiroir de la table de Julien placée à deux pas devant elle. Elle resta comme glacée d’horreur en y voyant huit ou dix lettres non ouvertes, semblables en tout à celle que le portier venait de monter. Sur toutes les adresses, elle reconnaissait l’écriture de Julien, plus ou moins contrefaite.

— Ainsi, s’écria-t-elle hors d’elle-même, non seulement vous êtes bien avec elle, mais encore vous la méprisez. Vous, un homme de rien, mépriser madame la maréchale de Fervaques !

Ah ! pardon, mon ami, ajouta-t-elle en se jetant à ses genoux, méprise-moi si tu veux, mais aime-moi, je ne puis plus vivre privée de ton amour. Et elle tomba tout à fait évanouie.

La voilà donc, cette orgueilleuse, à mes pieds ! se dit Julien.

I
Une petite Ville
II
Un Maire
III
Le Bien des Pauvres
IV
Un Père et un Fils
V
Une Négociation
VI
L’Ennui
VII
Les Affinités électives
VIII
Petits Événements
IX
Une soirée à la Campagne
X
Un grand Cœur et une petite Fortune
XI
Une Soirée
XII
Un voyage
XIII
Les Bas à jour
XIV
Les Ciseaux anglais
XV
Le Chant du Coq
XVI
Le Lendemain
XVII
Le premier Adjoint
XVIII
Un Roi à Verrières
XIX
Penser fait souffrir
XX
Les Lettres anonymes
XXI
Dialogue avec un Maître
XXII
Façons d’agir en 1830
XXIII
Chagrins d’un fonctionnaire
XXIV
Une Capitale
XXV
Le Séminaire
XXVI
Le Monde, ou ce qui manque au Riche
XXVII
Première Expérience de la Vie
XXVIII
Une Procession
XXIX
Le premier Avancement
XXX
Un Ambitieux
XXXI
Les Plaisirs de la Campagne
XXXII
Entrée dans le Monde
XXXIII
Les premiers Pas
XXXIV
L’Hôtel de La Mole
XXXV
La Sensibilité et une grande Dame dévote
XXXVI
Manière de prononcer
XXXVII
Une Attaque de Goutte
XXXVIII
Quelle est la Décoration qui distingue
XXXIX
Le Bal
XL
La Reine Marguerite
XLI
L’empire d’une jeune fille
XLII
Serait-ce un Danton ?
XLIII
Un Complot
XLIV
Pensées d’une jeune Fille
XLV
Est-ce un complot ?
XLVI
Une heure du Matin
XLVII
Une vieille Épée
XLVIII
Moments cruels
XLIX
L’Opéra Bouffe
L
Le Vase du Japon
LI
La Note secrète
LII
La Discussion
LIII
Le Clergé, les Bois, la Liberté
LIV
Strasbourg
LV
Le Ministère de la Vertu
LVI
L’Amour moral
LVII
Les plus belles Places de l’Église
LVIII
Manon Lescaut
LIX
L’Ennui
LX
Une Loge aux Bouffes
LXI
Lui faire Peur
LXII
Le Tigre
LXIII
L’Enfer de la Faiblesse
LXIV
Un Homme d’esprit
LXV
Un Orage
LXVI
Détails tristes
LXVII
Un Donjon
LXVIII
Un Homme puissant
LXIX
L’Intrigue
LXX
La Tranquillité
LXXI
Le Jugement
LXXII
Chapitre 72
LXXIII
Chapitre 73
LXXIV
Chapitre 74
LXXV
Chapitre 75

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