Scène IV


(LE COMMISSAIRE BRELOC.)
(Au même moment où la dame disparaît.)

UNE VOIX (, à la cantonade.)
Monsieur le commissaire !

LE COMMISSAIRE
Vous demandez ?

LA VOIX
Une audience, une courte audience.

LE COMMISSAIRE
Si courte que cela ?

LA VOIX
J'en ai pour une minute.

LE COMMISSAIRE
Pas plus ?

LA VOIX
A peine, monsieur.

LE COMMISSAIRE
En ce cas…
(Il s'efface. Apparition, sur le seuil de la porte, de Breloc, qui entre, se découvre et gagne le milieu du théâtre.)

LE COMMISSAIRE
Veuillez vous expliquer.

BRELOC
Monsieur le commissaire, c'est bien simple. Je viens déposer entre vos mains une montre que j'ai trouvée cette nuit au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Monsieur-le-Prince.

LE COMMISSAIRE
Une montre ?

BRELOC
Une montre.

LE COMMISSAIRE
Voyons.

BRELOC
Voici.
(Il tire de son gousset et remet au commissaire une montre que celui-ci examine longuement. A la fin :)

LE COMMISSAIRE
C'est une montre, en effet.

BRELOC
Oh ! il n'y a pas d'erreur.

LE COMMISSAIRE
Je vous remercie.
(Il va à sa table, fait jouer un tiroir et y enfouit la montre de Breloc.)

BRELOC
Je puis me retirer ?

LE COMMISSAIRE
(l'arrêtant du geste.)
Pas encore.

BRELOC
Je suis un peu pressé.

LE COMMISSAIRE
Je le regrette.

BRELOC
On m'attend.

LE COMMISSAIRE
(sec.)
On vous attendra.

BRELOC
(un peu étonné.)
Ah ?

LE COMMISSAIRE
Oui.

BRELOC
Mais…

LE COMMISSAIRE
C'est bien. Un instant. Vous ne supposez pas, sans doute, que je vais recueillir cette montre de vos mains sans que vous m'ayez dit comment elle y est tombée.

BRELOC
J'ai eu l'honneur de vous expliquer tout à l'heure que je l'avais trouvée cette nuit, au coin de la rue
Monsieur-le-Prince et du boulevard Saint-Michel.

LE COMMISSAIRE
J'entends bien ; mais où ?

BRELOC
Où ? Par terre.

LE COMMISSAIRE
Sur le trottoir ?

BRELOC
Sur le trottoir.

LE COMMISSAIRE
(soupçonneux.)
Voilà qui est extraordinaire. Le trottoir, ce n'est pas une place où mettre une montre.

BRELOC
Je vous ferai remarquer…

LE COMMISSAIRE
Je vous dispense de toute remarque. J'ai la prétention de connaître mon métier. Au lieu de me donner des conseils, donnez-moi votre état civil.

BRELOC
(un commencement d'impatience dans la voix.)
Je m'appelle Breloc (Jean-Eustache)
. Je suis né à Pontoise, le 29 décembre 1861, de Pierre-
Timoléon-Alphonse-Jean-Jacques-Alfred-Oscar Breloc et de Céleste Moucherol, son épouse.

LE COMMISSAIRE
Où demeurez-vous ?

BRELOC
Rue Pétrelle, 47, au premier au-dessus de l'entresol.

LE COMMISSAIRE
(après avoir pris note.)
Quelles sont vos ressources ?

BRELOC
(qui se monte peu à peu.)
J'ai vingt-cinq mille livres de rente, une ferme en Touraine, une chasse gardée en Beauce, six chiens, trois chats, une bourrique, onze lapins et un cochon d'Inde.

LE COMMISSAIRE
Ça suffit ! Quelle heure était-il quand vous avez trouvé cette montre ?

BRELOC
Trois heures du matin.

LE COMMISSAIRE
(ironique.)
Pas plus ?

BRELOC
Non.

LE COMMISSAIRE
Vous me faites l'effet de mener une singulière existence.

BRELOC
Je mène l'existence qui me plaît.

LE COMMISSAIRE
Possible ; seulement, moi, j'ai le droit de me demander ce que vous pouviez fiche à trois heures du matin au coin de la rue Monsieur-le-Prince, vous qui dites habiter rue Pétrelle, 47.

BRELOC
Comment, je dis !

LE COMMISSAIRE
Oui, vous le dites.

BRELOC
Je le dis parce que cela est.

LE COMMISSAIRE
C'est ce qu'il faudra établir. En attendant, faites-moi le plaisir de répondre avec courtoisie aux questions que mes devoirs m'obligent à vous poser. Je vous demande ce que vous faisiez, à une heure aussi avancée de la nuit, dans un quartier qui n'est pas le vôtre.

BRELOC
Je revenais de chez ma maîtresse.

LE COMMISSAIRE
Qu'est-ce qu'elle fait, votre maîtresse ?

BRELOC
C'est une femme mariée.

LE COMMISSAIRE
A qui ?

BRELOC
A un pharmacien.

LE COMMISSAIRE
Qui s'appelle ?

BRELOC
Ça ne vous regarde pas.

LE COMMISSAIRE
C'est à moi que vous parlez ?

BRELOC
Je pense.

LE COMMISSAIRE
Oh ! mais, dites donc, mon garçon, vous allez changer de langage. Vous le prenez sur un ton qui ne me revient pas, contrairement à votre figure, qui me revient, elle !

BRELOC
Ah bah !

LE COMMISSAIRE
Oui ; comme un souvenir. Vous n'avez jamais eu de condamnations ?

BRELOC
(stupéfait.)
Et vous ?

LE COMMISSAIRE
(qui bondit.)
Vous êtes un insolent !

BRELOC
Vous êtes une foutue bête.

LE COMMISSAIRE
Retirez cette parole !

BRELOC
Vous vous fichez de moi. Me prenez-vous pour un escroc ?
(Les deux répliques suivantes doivent être dites ensemble.)

BRELOC
Et puis j'en ai plein le dos, à la fin ; vous m'embêtez avec votre interrogatoire. A-t'on idée d'une chose pareille ? Je trouve dans la rue une montre ; je me détourne de mon chemin pour vous la rapporter, et voilà comment je suis reçu ! D'ailleurs, c'est bien fait pour moi ; ça m'apprendra à rendre service et à me conduire en honnête homme.

LE COMMISSAIRE
Ah c'est comme ça ? Eh bien attendez, mon gaillard, je vais vous apprendre à me parler avec les égards qui me sont dus ! En voilà encore, un voyou ! Est-ce que je vous connais, moi ? Est-ce que je sais qui vous êtes ? Vous dites habiter rue Pétrelle : rien ne me le prouve ! Vous dites vous nommer Breloc : je n'en sais rien. Et puis d'ailleurs, c'est bien simple. La question va être tranchée.
(Le commissaire court à la porte qu'il ouvre.)

LE COMMISSAIRE
Emparez-vous de cet homme-là, et collez-le-moi au violon !

BRELOC
Ça, par exemple, c'est un comble !

L'AGENT
Allez ! Allez ! Au bloc ! Et pas de rouspétance !

BRELOC
(emmené presque de force.)
Eh bien, que j'en trouve encore une !… que j'en trouve encore une, de montre !
(Il disparaît.)


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