Scène III


(LE COMMISSAIRE PUIS UN AGENT, PUIS UNE DAME)
(Le commissaire se remet au travail un instant, puis, de nouveau, fait jouer son timbre. Nouvelle apparition de l'agent déjà vu.)

LE COMMISSAIRE
Au suivant.
(L'agent sort.)

LE COMMISSAIRE
(se levant.)
Ce feu ne va pas ! C'est une Sibérie, ici !
(Il se rend au placard de gauche, y prend une pelletée de charbon de terre dont il alimente son foyer. A ce moment, entrée d'une dame.)

LA DAME
Le commissaire ?

LE COMMISSAIRE
(sa pelle à la main.)
C'est moi.

LA DAME
J'ai à me plaindre…

LE COMMISSAIRE
(très affirmatif.)
De votre mari.

LA DAME
Précisément.

LE COMMISSAIRE
Vous voyez que je suis tombé juste. Eh bien, madame, je ne puis rien pour vous. J'ai le regret de vous l'apprendre, mais j'en ai également le devoir.

LA DAME
Monsieur…
(Elle va pour prendre une chaise.)

LE COMMISSAIRE
Ne vous asseyez pas, madame ; c'est inutile. Vous allez perdre votre temps et me faire perdre le mien. C'est curieux, ce parti pris, chez les trois quarts des femmes, de considérer le commissaire pour un raccommodeur de ménages cassés ! Madame, les petites querelles d'intérieur ne sont pas de la compétence du commissaire de police. Sorti des flagrants délits d'adultère, le commissaire ne doit, ne peut intervenir qu'en cas d'entretien de concubine au domicile conjugal. Est-ce le cas de votre mari ?

LA DAME
Monsieur…

LE COMMISSAIRE
Oh ! pas de paroles inutiles, je vous en prie ! C'est oui ou non.

LA DAME
Mais…

LE COMMISSAIRE
Si c'est oui, déposez une plainte au parquet, qui me transmettra des instructions. Si c'est non, votre démarche est nulle et non avenue, et vous pouvez vous retirer.

LA DAME
Mon mari ne me trompe pas.

LE COMMISSAIRE
Alors, quoi ? Il vous bat ? En ce cas, madame, faites constater le fait par témoins, introduisez une instance en divorce, et les juges vous donneront gain de cause. Je vous répète que les femmes ont la rage de s'emparer du commissaire et de le mettre à toutes les sauces. Que diable. soyez raisonnable ! S'il me fallait intervenir, la branche d'olivier à la main, dans tous les salons où l'on se cogne, il me faudrait soixante jours au mois et quarante heures à la journée.

LA DAME
Eh ! monsieur le commissaire, ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mon mari ne me bat pas plus qu'il ne me trompe.

LE COMMISSAIRE
Non ? Je parie qu'il est fou !

LA DAME
C'est vrai.

LE COMMISSAIRE
(souriant.)
Vous me rendrez cette justice que j'ai plutôt l'air d'un monsieur connaissant les choses dont il parle.

LA DAME
Comment avez vous pu deviner ?…

LE COMMISSAIRE
J'ai tellement l'habitude de ces sortes de choses !… Mais votre histoire, ma chère dame, je la connais depuis A jusqu'à Z, et, des visites comme la vôtre, j'en reçois jusqu'à dix par jour ! Voulez- vous un conseil ?… un bon ?
(La dame fait un signe de tête affirmatif et s'assied.)
Rentrez donc tranquillement chez vous préparer votre déjeuner. Votre mari n'est pas plus fou que moi.

LA DAME
Il est fou à lier.

LE COMMISSAIRE
Non.

LA DAME
Si.

LE COMMISSAIRE
Non. Est-ce qu'il se saoule, votre mari ?

LA DAME
Du tout.

LE COMMISSAIRE
Avez-vous connaissance qu'il ait eu la fièvre typhoïde ou qu'il ait reçu un coup de soleil ?

LA DAME
Aucun souvenir.

LE COMMISSAIRE
Appartient-il à une famille d'alcooliques, d'épileptiques ou d'aliénés ?

LA DAME
Je ne crois pas.

LE COMMISSAIRE
Eh bien !

LA DAME
Eh bien, quoi ? C'est une raison, parce qu'il n'y a pas de fou chez lui, pour qu'il n'y en ait pas un chez moi ?

LE COMMISSAIRE
Permettez !

LA DAME
Il ne boit pas !… Après ? Cela empêche-t-il qu'il ne fasse rien comme personne, qu'il ne tienne des discours auxquels on ne comprend goutte, et qu'il n'accomplisse des actions sans devant ni derrière, autant dire ?

LE COMMISSAIRE
Quels discours ? Quelles actions ?

LA DAME
Comment, quelles actions !… Et les nuits, les nuits blanches que je passe à l'écouter causer tout seul, combiner je ne sais quoi, menacer je ne sais qui, ruminer des heures entières !… sans parler des moments où il saute du lit, en chemise, le revolver au poing, en criant : "Je brûle la figure au premier qui touche à ma femme !" C'est naturel, ça, peut-être ?

LE COMMISSAIRE
Il est jaloux.

LA DAME
Jaloux.

LE COMMISSAIRE
Oui.

LA DAME
C'est facile à dire. Je voudrais bien savoir si c'est par jalousie qu'il s'enferme dans les cabinets pendant des fois deux et trois heures pour déclamer tout haut contre la société, hurler que l'univers entier a une araignée dans le plafond, une punaise dans le bois de lit, et un rat dans la contrebasse !

LE COMMISSAIRE
(amusé.)
Il dit que l'univers entier a un rat dans la contrebasse ?

LA DAME
Parfaitement ! Il voit des fous partout, monsieur !… Et avec ça, notez qu'il ne fait plus un pas sans hurler : "Une, deux !" à tue-tête sous prétexte de se développer les pectoraux. Au point qu'il est devenu la risée du quartier et que les enfants lui donnent la chasse en criant à la chie-en-lit !…

LE COMMISSAIRE
Vous exagérez.

LA DAME
(l'ongle aux dents.)
Pas de cela.

LE COMMISSAIRE
(haussant les épaules.)
Allons donc ! Mais si c'était vrai, il y a longtemps que les agents lui auraient mis la main dessus et l'auraient amené à mon commissariat pour scandale sur la voie publique.

LA DAME
Les agents ne sont occupés qu'à dresser des contraventions aux marchandes de quatre-saisons.

LE COMMISSAIRE
Les agents sont de braves gens, qui se conforment de leur mieux aux obligations de leur charge. Si vous êtes venue ici pour y exercer votre esprit caustique, vous vous êtes trompée d'adresse. Je suis bon enfant d'écouter vos sornettes ! Ne croyez pas que par-dessus le marché j'encaisserai vos impertinences. Pour en revenir à votre mari, vous voulez qu'il soit fou ? Vous le voulez à toute force ? Eh bien, c'est une affaire entendue ; il est fou. Après ?

LA DAME
Après ?

LE COMMISSAIRE
Oui ; après ? Qu'est-ce que vous voulez que j'y fasse ?

LA DAME
Je supposais…

LE COMMISSAIRE
Vous vous trompiez. Suis-je médecin-aliéniste et puis-je le guérir ? Non. Alors ?… Car il faut pourtant se décider à dire des choses raisonnables et à présenter les faits sous leur véritable jour.
(Mouvement de la dame.)
Madame, le cas de votre mari - puisque cas il y a, dites-vous - n'est pas du ressort du commissaire, mais de celui de l'Assistance Publique ; c'est donc, non à moi, mais à elle que vous devez faire part de vos craintes et adresser votre requête. Je m'empresse d'ajouter d'ailleurs, qu'à moins d'un miracle… improbable, il n'y sera donné aucune suite.

LA DAME
Parce que ?

LE COMMISSAIRE
Il n'y a que les femmes pour poser des questions pareilles ! Parce que l'Assistance Publique n'est pas ce qu'un vain peuple pense et que les moyens dont elle dispose sont loin, bien loin, d'être en rapport avec les charges qui lui incombent et sous lesquelles elle succombe.

LA DAME
(se levant.)
Eh bien, monsieur le commissaire, je dois vous avertir d'une chose : mon mari n'est encore dangereux que pour moi ; le moment n'est pas éloigné où il le deviendra pour tout le monde.

LE COMMISSAIRE
Quand ce moment sera venu, madame, nous aviserons. En attendant, comme les asiles regorgent à la fois de pensionnaires et de demandes d'admission ; que je ne puis procéder d'office, sur la première requête venue, à la séquestration d'un homme dont l'exaltation cérébrale n'existe vraisemblablement que dans l'imagination de sa femme ; que je ne puis enfin, avec la meilleure volonté du monde, perdre une matinée tout entière à rabâcher les mêmes choses sans arriver à me faire comprendre, vous trouverez bon que nous en restions là.
(Il se lève.)

LA DAME
Enfin, monsieur le commissaire…

LE COMMISSAIRE
Vous avez une conversation charmante, pleine d'intérêt ; malheureusement, le devoir m'appelle, comme on dit dans les opéras. - Madame, au plaisir de vous revoir. Conseillez à votre mari le bromure, la marche et l'hydrothérapie. J'ai l'honneur de vous saluer.


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