ACTE PREMIER


Une partie du parc de la propriété de Sorine. Une large allée, menant de la rampe vers le fond du parc, interrompue par une estrade qui vient d'être édifiée pour un spectacle d'amateurs, et qui cache entièrement le lac. À gauche et à droite de l'estrade, des arbustes.
 

Quelques chaises, une petite table.

Le soleil vient de se coucher. Sur l'estrade, derrière le rideau baissé, s'affairent Yakov et d'autres ouvriers ; on les entend tousser et frapper.

Macha et Medvedenko entrent par la gauche, revenant d'une promenade.

MEDVEDENKO
Pourquoi êtes-vous toujours en noir ?

MACHA
Je porte le deuil de ma vie. Je suis malheureuse.

MEDVEDENKO
Pourquoi ? (Il réfléchit.)
Je ne vous comprends pas… Vous avez une bonne santé, votre père, sans être riche, est un homme aisé. Ma vie est bien plus dure que la vôtre. Je ne touche que vingt-trois roubles par mois, sans parler de ce qu'on me retient pour la retraite, et pourtant, je ne porte pas le deuil.
(Ils s'assoient.)

MACHA
Il ne s'agit pas d'argent. On peut être pauvre et heureux.

MEDVEDENKO
En théorie, oui, mais la réalité est bien différente. Je n'ai que vingt-trois roubles de traitement pour moi-même, ma mère, mes deux sœurs et mon petit frère. Mais il faut bien manger et boire, non ? Acheter du thé, du sucre ? Du tabac ? Débrouille-toi comme tu peux !

MACHA (se tournant vers l'estrade)
Le spectacle va bientôt commencer.

MEDVEDENKO
Oui. Mlle Zaretchnaia joue la pièce de Constantin Gavrilovitch. Ils sont amoureux l'un de l'autre ; ce soir leurs âmes vont s'unir dans un seul effort, un seul désir de créer la même image artistique. Mais dans nos âmes, la mienne et la vôtre, rien, aucun point de contact. Je vous aime. Le désir de vous voir me chasse de chez moi ; tous les jours, pour venir ici, je fais à pied six verstes aller, six verstes retour ; mais vous n'avez qu'indifférence pour moi. Ça se comprend. Je suis pauvre et j'ai une nombreuse famille. Pourquoi épouser un homme qui n'a lui-même rien à manger ?

MACHA
Balivernes ! (Elle prise.)
Votre amour me touche, mais je ne peux pas le partager, voilà tout. (Elle lui tend sa tabatière.)
Servez-vous.

MEDVEDENKO
Je n'en ai pas envie.
(Un temps.)

MACHA
Il fait lourd. Il y aura sans doute de l'orage cette nuit. Philosopher ou parler argent, c'est tout ce que vous savez faire. D'après vous, la pauvreté est le plus grand malheur, mais à mon avis il vaut mille fois mieux porter des loques et mendier, que… D'ailleurs, vous ne pouvez pas me comprendre…
(Sorine et Treplev entrent par la droite.)

SORINE (il s'appuie sur une canne)
Moi, mon vieux, je me sens mal à l'aise à la campagne et je ne m'y ferai jamais, cela va de soi. Hier soir, je me suis couché à dix heures, ce matin je me suis réveillé à neuf ; à force d'avoir dormi, il me semblait que mon cerveau était collé à mon crâne… et ainsi de suite. (Il rit.)
Après le déjeuner, je me suis encore endormi, je ne sais comment, et me voilà plein de courbatures ; à la fin, cela donne des cauchemars…

TREPLEV
C'est vrai, tu devrais habiter la ville. (Apercevant Macha et Medvedenko :)
Mes amis, on vous appellera pour le début du spectacle, mais vous ne pouvez pas rester ici maintenant… Allez-vous-en, je vous prie.

SORINE (à Macha)
Maria Iliinitchna, ayez la gentillesse de dire à votre papa qu'il ordonne de détacher le chien, qu'il cesse de hurler. Cette nuit encore, ma sœur n'a pas pu fermer l'œil.

MACHA
Dites-le-lui vous-même. Ça ne me regarde pas. Dispensez-m'en, je vous prie. (À Medvedenko :)
Vous venez ?

MEDVEDENKO (à Treplev)
N'oubliez surtout pas de nous prévenir avant le début.
(Ils sortent.)

SORINE
Donc, le chien va encore hurler toute la nuit. Quelle histoire ! Jamais je n'ai pu vivre à la campagne comme j'aurais voulu. Dans le temps, je prenais un congé de vingt-huit jours, je venais ici pour me reposer, mais on m'ennuyait tellement avec toutes sortes de bêtises qu'à peine arrivé, je n'avais qu'une envie : déguerpir. (Il rit.)
Je suis toujours reparti avec plaisir. Mais maintenant que je suis à la retraite, je ne sais où aller, alors il faut bien s'y résigner, bon gré mal gré…

YAKOV (à Treplev)
Constantin Gavrilovitch, nous, on va se baigner.

TREPLEV
C'est bon, mais soyez à vos postes dans dix minutes. (Il consulte sa montre.)
Nous n'allons pas tarder à commencer.

YAKOV
Bien, monsieur.
(Il sort.)

TREPLEV (montrant l'estrade)
Et voilà notre théâtre. Le rideau, la première et la deuxième coulisse, et puis, l'espace vide. Aucun décor. La vue s'ouvre directement sur le lac et l'horizon. On lèvera le rideau à huit heures et demie précises, quand la lune surgira.

SORINE
Ce sera magnifique.

TREPLEV
Si Mlle Zaretchnaia arrive en retard, l'effet sera raté. Elle devrait déjà être là. Mais son père et sa belle-mère la surveillent, il lui est aussi difficile de s'échapper de chez elle que d'une prison. (Il rectifie la cravate de son oncle.)
Et ces cheveux, cette barbe, ils datent de quand ? Tu devrais te faire donner un coup de ciseaux…

SORINE (peignant sa barbe)
C'est le drame de ma vie. Dans ma jeunesse, j'avais l'air d'un ivrogne invétéré ; et voilà tout… Les femmes ne m'on jamais aimé. (Il s'assied.)
Pourquoi ma sœur est-elle de mauvaise humeur ?

TREPLEV
Pourquoi ? Elle s'ennuie. (Il s'assied à côté de son oncle.)
Elle est jalouse. Elle est montée contre moi, contre le spectacle, contre ma pièce, parce que ce n'est pas elle, mais Mlle Zaretchnaia qui la jouera. Elle déteste ma pièce, avant même de la connaître.

SORINE (riant)
Qu'est-ce que tu vas chercher là ?

TREPLEV
Elle est dépitée : c'est Mlle Zaretchnaia qui va avoir du succès sur cette petite scène, et non pas elle. (Il regarde sa montre.)
Ma mère est un curieux phénomène psychologique. Elle a du talent, c'est incontestable, elle est intelligente, très capable de sangloter sur un livre ; elle te récitera tout Nekrassov par cœur, elle soigne les malades comme un ange ; mais va un peu louer la Duse devant elle !… Oh ! là ! là ! C'est elle, elle seule qu'il faut louer, c'est à son sujet qu'il faut écrire et pousser des cris d'admiration, et si l'on s'extasie, ce doit être sur son jeu merveilleux dans La Dame aux camélias ou L'Ivresse de la vie… Et comme ici, à la campagne, cet encens lui manque, elle s'ennuie, elle se fâche, et nous considère tous comme ses ennemis. Nous sommes tous coupables. Sans parler de ses manies superstitieuses : elle craint les trois bougies, le nombre treize… Elle est avare. Je sais pertinemment qu'elle a soixante-dix mille roubles à la banque d'Odessa, mais essaie donc de lui emprunter de l'argent, elle fondra en larmes.

SORINE
Tu t'es mis dans la tête que ta pièce déplaît à ta mère, te voilà tout agité… et ainsi de suite. Rassure-toi, ta mère t'adore.

TREPLEV (effeuillant une fleur)
Elle m'aime - elle ne m'aime pas - elle m'aime - elle ne m'aime pas… (Il rit.)
Tu vois bien. Ma mère ne m'aime pas. Parbleu ! Elle veut vivre, aimer, porter des chemisiers clairs, et mes vingt-cinq ans lui rappellent constamment qu'elle n'est plus jeune. En mon absence, elle n'a que trente-deux ans ; quand je suis là, elle en a quarante-trois, et c'est la raison de sa haine. Elle sait aussi que je ne supporte pas le théâtre qu'elle aime. Elle croit servir l'humanité et l'art sacré, mais à mes yeux, dans ce théâtre contemporain, il n'y a que routine et préjugés. Quand le rideau se lève, et qu'à la lumière artificielle, dans une pièce à trois murs, ces fameux talents, ces archiprêtres de l'art sacré nous montrent comment les gens mangent, boivent, aiment, portent le complet-veston ; quand avec des phrases et des tableaux triviaux on essaie de fabriquer une morale de trois sous, accessible à tous, utile dans le ménage ; quand, grâce à mille variantes, on me sert, encore et encore, la même sauce triste, alors je fuis, je fuis comme Maupassant fuyait la tour Eiffel, dont la vulgarité lui broyait le crâne.

SORINE
On ne peut pas se passer de théâtre.

TREPLEV
Des formes nouvelles, voilà ce qu'il nous faut, et s'il n'y en a pas, alors mieux vaut rien du tout. (Il consulte sa montre.)
J'aime ma mère. Je l'aime profondément ; mais elle mène une vie absurde, elle n'arrête pas de s'afficher avec cet écrivain, son nom traîne dans tous les journaux. C'est lassant à la fin. Je ressens parfois l'égoïsme d'un simple mortel, je regrette d'avoir pour mère une actrice connue, il me semble que j'aurais été plus heureux si ma mère avait été une femme ordinaire. Mon oncle, quelle situation plus désespérante, plus stupide que la mienne ? Son salon était souvent rempli de célébrités, rien que des artistes, et des écrivains. J'y étais la seule nullité, on ne me tolérait que parce que j'étais son fils. Qui suis-je ? Qu'est-ce que je représente ? J'ai quitté l'Université en troisième année, à la suite de circonstances… indépendantes de la rédaction, comme on dit ; je n'ai aucun talent, pas un sou ; d'après mon passeport, je suis un « petit-bourgeois de Kiev », comme mon père, bien qu'il fût, lui aussi, un acteur célèbre. Aussi, lorsque ces artistes et ces écrivains me gratifiaient de leur bienveillante attention, il me semblait que leurs regards prenaient la mesure de mon néant. Je devinais leur pensée, et je crevais d'humiliation…

SORINE
À propos, quel genre d'homme est-ce, cet écrivain ? On ne le comprend pas. Il n'est pas bavard.

TREPLEV
C'est un homme intelligent, simple, un peu mélancolique… très honnête. Il n'a pas dépassé la trentaine de beaucoup, mais il est déjà célèbre, et complètement blasé. Quant à ses écrits… que t'en dire ? C'est gentil, plein de talent, mais… après Tolstoï ou Zola, comment avoir envie de lire Trigorine ?…

SORINE
Eh bien, moi, mon vieux, j'aime les écrivains. J'ai souhaité passionnément deux choses, jadis : me marier, et devenir écrivain. Ça n'a pas marché, ni d'un côté ni de l'autre… Oui… En fin de compte, n'être même qu'un petit écrivain, ce n'est sûrement pas désagréable.

TREPLEV (prêtant l'oreille)
J'entends des pas… (Il embrasse son oncle.)
Je ne peux pas vivre sans elle. Même le bruit de ses pas est merveilleux. Je suis follement heureux ! (Il va rapidement à la rencontre de Nina Zaretchnaia qui entre.)
Mon enchanteresse, mon rêve…

NINA (très émue)
Je ne suis pas en retard ? Est-ce bien sûr ?…

TREPLEV (lui baisant les mains)
Mais non, mais non…

NINA
J'ai été inquiète toute la journée, j'avais peur… si peur que mon père me retienne… Mais il vient de partir avec ma belle-mère. Le ciel est rouge, la lune se lève déjà, et j'ai pressé, pressé mon cheval. (Elle rit.)
Mais je suis contente.
(Elle serre vigoureusement la main de Sorine.)

SORINE (en riant)
Ces beaux yeux ont pleuré, je crois… Oh ! que c'est vilain !

NINA
Ce n'est rien… Voyez comme je suis essoufflée. Je dois partir dans une demi-heure, il faut qu'on se dépêche. Non, non, pour l'amour de Dieu, ne me retenez pas. Mon père ne sait pas que je suis ici.

TREPLEV
Il est temps de commencer, en effet. Il faut appeler les autres.

SORINE
J'irai les chercher, et voilà tout. À l'instant. (Il va à droite en chantant :)
« Deux grenadiers revenaient en France… » (Il se retourne.)
Un jour, je me suis mis à chanter, comme ça, et le substitut du procureur m'a dit : « Vous avez une voix forte, Votre Excellence »… Puis, après réflexion, il a ajouté : « Mais très désagréable. »
(Il sort en riant.)

NINA
Mon père et sa femme ne veulent pas que je vienne ici. Ils disent que chez vous, c'est la bohême… Ils ont peur que je devienne actrice. Et moi, je me sens attirée vers le lac, comme si j'étais une mouette… Mon cœur est plein de vous.
(Elle regarde autour d'elle.)

TREPLEV
Nous sommes seuls.

NINA
Il me semble qu'il y a quelqu'un… là-bas…

TREPLEV
Non, personne.
(Un baiser.)

NINA
Quel est cet arbre ?

TREPLEV
C'est un orme.

NINA
Pourquoi est-il si noir ?

TREPLEV
La nuit tombe ; toutes les choses paraissent sombres. Ne partez pas trop tôt, je vous en supplie.

NINA
C'est impossible.

TREPLEV
Et si j'allais chez vous, Nina ? Je resterais toute la nuit dans le jardin, face à votre fenêtre.

NINA
Impossible, le veilleur de nuit vous remarquerait, et le chien n'est pas encore habitué à vous, il aboierait.

TREPLEV
Je vous aime.

NINA
Chut…

TREPLEV (entendant des pas)
Qui est là ? C'est vous, Yakov ?

YAKOV (derrière l'estrade)
Oui, monsieur.

TREPLEV
Allez tous à vos places. Il est temps de commencer. La lune se lève.

YAKOV
Oui, monsieur.

TREPLEV
Vous avez de l'alcool ? Du soufre ? Quand les yeux rouges apparaîtront, il faut que ça sente le soufre. (À Nina :)
Allez-y, tout est prêt. Vous avez le trac ?

NINA
Oui, un trac terrible. Pas à cause de votre maman, je ne la crains pas, mais il y a Trigorine… J'ai peur et j'ai honte de jouer devant lui… C'est un écrivain célèbre… Est-il jeune ?

TREPLEV
Oui.

NINA
Que ses récits sont merveilleux !

TREPLEV (froidement)
Je n'en sais rien, je ne les ai pas lus.

NINA
Il est difficile de jouer dans votre pièce. Il n'y a pas de personnages vivants.

TREPLEV
Des personnages vivants ! Il ne faut pas peindre la vie telle qu'elle est, ou telle qu'elle devrait être, mais telle qu'elle nous apparaît dans nos rêves.

NINA
Votre pièce manque d'action ; on ne fait que réciter. Et puis, à mon avis, il faut absolument de l'amour dans une pièce.
(Ils vont derrière l'estrade. Entrent Paulina Andréevna et Dorn.)

PAULINA
Il commence à faire humide. Rentrez et mettez vos caoutchoucs.

DORN
Je n'ai pas froid.

PAULINA
Vous ne prenez pas soin de vous. C'est de l'entêtement. Vous, un docteur, vous savez parfaitement que l'humidité ne vous vaut rien, mais vous voulez me faire souffrir. Hier, vous êtes resté toute la soirée sur la terrasse, exprès pour…

DORN (chantonnant)
« Ne dis pas que ta jeunesse t'a perdu… »

PAULINA
Vous étiez tellement excité par votre conversation avec Irina Nikolaevna… Vous ne remarquiez pas le froid. Elle vous plaît, avouez-le ?

DORN
J'ai cinquante-cinq ans.

PAULINA
Et après ? Pour un homme, ce n'est pas la vieillesse. Vous êtes bien conservé, et vous plaisez encore aux femmes.

DORN
Enfin, que me voulez-vous ?

PAULINA
Devant une actrice, vous êtes toujours prêts à vous prosterner. Tous !

DORN (il chantonne)
« À nouveau, devant toi… » Si la société aime les artistes et les traite autrement que les marchands, par exemple, c'est dans l'ordre des choses. C'est de l'idéalisme.

PAULINA
Les femmes vous ont toujours adoré, se sont jetées à votre cou… C'est de l'idéalisme, ça aussi ?

DORN (haussant les épaules)
Et puis ? Il y avait du bon dans les sentiments de ces femmes à mon égard. En moi, on appréciait avant tout l'excellent médecin. Souvenez-vous, il y a dix ou quinze ans, j'étais le seul accoucheur sérieux de notre district. Enfin, j'ai toujours été honnête.

PAULINA (lui prenant la main)
Mon chéri !

DORN
Chut ! On vient.
(Entrent Arkadina, qui donne le bras à Sorine, Trigorine, Chamraëv, Medvedenko et Macha.)

CHAMRAËV
En 1873, pendant la foire de Poltava, elle a joué d'une façon étonnante ! Un véritable enchantement ! Un jeu merveilleux ! Et sauriez-vous me dire où se trouve maintenant l'acteur comique Tchadine ? Dans le rôle de Rasplouev, il était inimitable. Supérieur à Sadovski, je vous le jure, très estimée. Qu'est-il devenu ?

ARKADINA
Vous me demandez toujours des nouvelles de personnage d'avant le déluge. Comment saurais-je ?
(Elle s'assied.)

CHAMRAËV (avec un soupir)
Oui, ce Tchadine ! Il n'y a plus d'acteurs pareils. Le théâtre a baissé, Irina Nikolaevna ! Jadis, on voyait des chênes puissants, aujourd'hui, ce ne sont plus que des souches.

DORN
Les talents exceptionnels se font rares, c'est vrai ; en revanche, l'acteur moyen s'est amélioré.

CHAMRAËV
Je ne suis pas de votre avis. D'ailleurs, c'est une question de goût… « De gustibus aut bene, aut nihil. »
(Treplev surgit de derrière l'estrade.)

ARKADINA
Mon cher fils, quand commencez-vous ?

TREPLEV
Dans un instant. Un peu de patience.

ARKADINA (citant Hamlet)
« Mon fils ! Tu tournes mes yeux sur le fond de mon âme, et là je vois des taches si noires et si mordantes qu'elles ne veulent point s'effacer. [1] »

TREPLEV
« Mais pourquoi as-tu cédé au vice et cherché l'amour dans l'abîme du crime ? » (On joue du cor derrière l'estrade.)
Mesdames et messieurs, on commence. Je sollicite votre attention. (Un temps.)
Je commence ! (Il frappe quelques coups avec un bâton, puis récite :)
« Ombres anciennes et vénérables qui survolez la nuit ce lac, endormez-vous et faites que nous rêvions de ce qui arrivera dans deux cent mille ans. »

SORINE
Dans deux cent mille ans il n'y aura rien du tout.

TREPLEV
Eh bien, qu'on nous montre ce rien du tout.

ARKADINA
Soit. Nous dormons.
(Le rideau se lève ; vue sur le lac ; la lune, à l'horizon, se reflète dans l'eau. Nina Zaretchnaia, tout de blanc vêtue, est assise sur un bloc de pierre.)

NINA
« Les hommes, les lions, les aigles et les perdrix, les cerfs à cornes, les oies, les araignées, les poissons silencieux, habitants des eaux, les étoiles de mer et celles qu'on ne peut voir à l'œil nu, bref, toutes les vies, toutes les vies, toutes les vies se sont éteintes, ayant accompli leur triste cycle… Depuis des milliers de siècles, la terre ne porte plus d'êtres vivants et cette pauvre lune allume en vain sa lanterne. Dans les prés, les cigognes ne se réveillent plus en poussant des cris, et l'on n'entend plus le bruit des hannetons dans les bosquets de tilleuls. Tout est froid… froid… froid… froid… Tout est désert… désert… désert… J'ai peur… peur… peur… (Un temps.)
Les corps des êtres vivants se sont réduits en poussière et l'éternelle matière les a transformés en pierre, en eau, ou en nuages ; leurs âmes se sont fondues en une seule. L'âme universelle, c'est moi… c'est moi. En moi vivent les âmes d'Alexandre et de César, de Shakespeare et de Napoléon, et celle de la dernière sangsue. En moi, la conscience humaine s'est confondue avec l'instinct animal ; je me souviens de tout, et je revis chaque existence en moi-même. »
(Des feux follets apparaissent.)

ARKADINA (à voix basse)
C'est quelque chose de décadent.

TREPLEV (supplication et reproche dans la voix)
Maman !

NINA
« Je suis seule. Une fois tous les cent ans j'ouvre la bouche et ma voix résonne tristement dans ce désert, et personne ne m'entend. Vous non plus, pâles lumières, vous ne m'entendez pas. Les marais pourrissants vous engendrent tous les matins, et jusqu'à l'aube vous errez, sans pensée, sans volonté, sans palpitation de vie… Craignant que la vie ne vous revienne, le Diable, père de la matière éternelle, opère en vous, à tout moment, l'échange des atomes, comme dans les pierres et dans l'eau ; ainsi vous transformez-vous perpétuellement. Seul, dans tout l'univers, l'esprit demeure immuable et constant. (Un temps)
Tel un prisonnier jeté au fond d'un puits vide et profond, je ne sais qui je suis ni ce qui m'attend. Cependant, on m'a révélé que de cette lutte opiniâtre et cruelle contre le diable, principe des forces matérielles, je sortirai vainqueur ; alors matière et esprit se fondront en une harmonie parfaite, et le règne de la volonté universelle naîtra. Cela sera, très tard, lorsque, après une longue série de millénaires, la lune et le lumineux Sirius et la terre se réduiront peu à peu en poussière… Mais, d'ici là, ce sera l'horreur, l'horreur… (Un temps ; deux points ardents s'allument sur le fond du lac.)
C'est le diable, mon puissant adversaire, qui approche. Je vois ses yeux pourpres, terrifiants… »

ARKADINA
Ça sent le soufre. C'est exprès ?

TRIGORINE
Oui.

ARKADINA (riant)
Oui, c'est un effet…

TREPLEV
Maman !

NINA
« Il s'ennuie sans l'homme… »

PAULINA (à Dorn)
Vous avez enlevé votre chapeau. Remettez-le, vous allez prendre froid.

ARKADINA
Le docteur s'est découvert devant le diable, père de la matière éternelle.

TREPLEV (il s'emporte et crie)
La pièce est finie. Assez ! Rideau !

ARKADINA
Mais pourquoi te fâches-tu ?

TREPLEV
Assez ! Rideau ! Baissez le rideau ! (Il tape du pied.)
Rideau ! (Le rideau tombe.)
Je vous demande pardon ! J'avais oublié que seuls quelques élus avaient le droit d'écrire des pièces et de jouer la comédie. Je n'ai pas respecté le monopole ! Je… Je…
(Il fait un geste d'impuissance et sort par la gauche.)

ARKADINA
Qu'est-ce qui lui prend ?

SORINE
Irina, ma petite, on ne traite pas ainsi un jeune amour-propre.

ARKADINA
Mais qu'ai-je fait ?

SORINE
Tu l'as vexé.

ARKADINA
Mais lui-même nous avait prévenus qu'il s'agissait d'une plaisanterie. Je l'ai prise ainsi.

SORINE
Tout de même…

ARKADINA
Alors, il s'agirait d'une grande œuvre ! Voyez-moi ça ! Il n'a donc pas organisé ce spectacle parfumé au soufre pour nous amuser, mais pour faire une démonstration ? Nous apprendre comment il faut écrire des pièces et ce qu'il faut jouer ? Cela devient ennuyeux à la fin. Ces attaques continuelles, ces coups d'épingle, que voulez-vous, je commence à en avoir assez ! C'est un garçon capricieux, plein d'orgueil.

SORINE
Il voulait te faire plaisir.

ARKADINA
Vraiment ? Alors pourquoi ne pas choisir une pièce ordinaire, au lieu de nous régaler de ce délire décadent ? Je veux bien écouter délirer quand il s'agit d'une plaisanterie ; mais cette prétention à des formes nouvelles, à une nouvelle ère artistique, merci ! Pour ma part, en fait de formes nouvelles, je ne vois là qu'un mauvais caractère.

TRIGORINE
Chacun écrit comme il veut et comme il peut.

ARKADINA
Qu'il écrive donc comme il veut et comme il peut mais qu'il me laisse tranquille.

DORN
Jupiter, tu te fâches…

ARKADINA
Je ne suis pas Jupiter, je suis une femme. (Elle allume une cigarette.)
Je ne me fâche pas, mais c'est triste de voir un jeune homme passer son temps d'une façon aussi ennuyeuse. Je ne voulais pas l'offenser.

MEDVEDENKO
Nul n'a le droit de séparer l'esprit de la matière, car rien ne prouve que l'esprit lui-même n'est pas composé d'atomes de matière. (À Trigorine, vivement :)
On ferait mieux, tenez, de décrire et de représenter au théâtre la vie des instituteurs. Notre sort est dur, très dur !

ARKADINA
Tout cela est vrai, mais ne parlons plus de pièces, ni d'atomes. La soirée est si agréable ! Entendez-vous chanter ? (Elle écoute.)
Comme c'est beau !

PAULINA
C'est sur l'autre rive.
(Un temps.)

ARKADINA (à Trigorine)
Asseyez-vous là, près de moi. Il y a dix ou quinze ans, presque toutes les nuits, sur les bords de ce lac, on entendait de la musique et des chants. Il y a six propriétés par ici. Je me souviens : que de rires, de bruit, de coups de fusil, et que de romans d'amour ! Le jeune premier et l'idole de ces lieux était alors le docteur Evgueni Serguéevitch, je vous le recommande. (Elle désigne Dorn.)
Il est toujours charmant, mais alors, il était irrésistible… Ah ! ma conscience commence à me tourmenter. Pourquoi ai-je vexé mon pauvre garçon ? Je ne suis pas tranquille ! (Elle élève la voix.)
Kostia ! mon fils ! Kostia !

MACHA
Je vais aller le chercher.

ARKADINA
Oui, je vous en prie, ma chère.

MACHA (elle va à gauche)
Hou-hou ! Constantin Gavrilovitch ! Hou-hou !
(Elle sort.)

NINA (sortant de derrière l'estrade)
On ne continue sans doute pas, alors je sors. Bonsoir !
(Elle embrasse Arkadina et Paulina Andréevna.)

SORINE
Bravo ! Bravo !

ARKADINA
Bravo ! Bravo ! Nous vous avons tous admirée. Avec votre physique, votre belle voix, c'est monstrueux de rester à la campagne. Vous avez certainement du talent. Vous m'entendez ? Il faut que vous fassiez du théâtre.

NINA
Oh ! c'est mon rêve ! (Avec un soupir :)
Mais il ne se réalisera jamais.

ARKADINA
Qui sait ? À propos, permettez-moi de vous présenter Boris Alexéevitch Trigorine.

NINA
Ah ! Je suis très heureuse… (Confuse :)
Je suis votre fidèle lectrice…

ARKADINA (la faisant asseoir à côté d'elle)
Ne vous troublez pas, ma chère. C'est un homme célèbre, mais il a une âme simple. Voyez comme il est gêné lui-même.

DORN
Je suppose qu'on peut lever le rideau maintenant. Cela fait un effet sinistre.

CHAMRAËV (élevant la voix)
Yakov, lève le rideau, mon vieux !
(On lève le rideau.)

NINA (à Trigorine)
N'est-ce pas que cette pièce est étrange ?

TRIGORINE
Je n'y ai rien compris, mais j'ai pris plaisir à la regarder. Vous jouiez avec une telle sincérité. Et le décor était magnifique. (Un temps.)
Il doit y avoir beaucoup de poissons dans ce lac ?

NINA
Oui.

TRIGORINE
J'aime la pêche. Je ne connais pas de plus grand plaisir que de m'installer le soir au bord de l'eau et de surveiller mon bouchon.

NINA
Mais je crois que pour celui qui a éprouvé les délices de la création, il n'existe pas d'autres joies…

ARKADINA (riant)
Ne lui parlez pas ainsi. Quand il entend d'aussi belles phrases, il est prêt à rentrer sous terre.

CHAMRAËV
Un soir, je me souviens, à l'Opéra de Moscou, le célèbre Silva lança son « ut » le plus grave. Je ne sais par quel hasard, l'un de nos chantres du Synode se trouvait là, au poulailler ; et brusquement - imaginez notre stupeur - sa voix retentit, là-haut : « Bravo, Silva ! », encore une octave plus bas. Comme ça (d'une petite voix de basse :)
« Bravo, Silva ! » Le théâtre en est resté baba.
(Un temps.)

DORN
Un ange a passé.

NINA
Il est temps de partir. Adieu.

ARKADINA
Comment ? Pourquoi si tôt ? Nous ne vous laisserons pas…

NINA
Papa m'attend.

ARKADINA
Qu'il est méchant, ce papa ! (Elles s'embrassent.)
Rien à faire ? Mais c'est vraiment dommage !

NINA
Si vous saviez ce qu'il m'en coûte de partir…

ARKADINA
Quelqu'un devrait vous accompagner, mon petit.

NINA (effrayée)
Oh ! non ! non !

SORINE (suppliant)
Restez encore !

NINA
Je ne peux pas, Piotr Nikolaévitch.

SORINE
Restez encore une petite heure, et voilà tout. Qu'est-ce que ça peut faire ?…

NINA (après réflexion, les larmes aux yeux)
C'est impossible.
(Elle lui serre la main et sort rapidement.)

ARKADINA
Au fond, cette jeune fille est bien malheureuse. Il paraît que sa mère a donné toute son énorme fortune à son mari, jusqu'au dernier kopeck, et maintenant cette petite n'a rien, son père ayant déjà tout légué à sa seconde femme. C'est révoltant.

DORN
Oui, son papa est un beau salaud, il faut lui rendre cette justice.

SORINE (frottant l'une contre l'autre ses mains engourdies)
Il faut nous retirer aussi, mes amis ; l'humidité pénètre. J'ai mal aux jambes.

ARKADINA
Tu as des jambes en bois, elles t'obéissent à peine. C'est bon, viens, misérable vieillard.
(Elle le prend par le bras.)

CHAMRAËV (offrant le bras à sa femme)
Madame ?

SORINE
J'entends encore ce chien qui hurle. (À Chamraëv :)
Je vous en prie, Ilia Afanassievitch, dites qu'on le détache !

CHAMRAËV
Impossible, Piotr Nikolaévitch : des voleurs pourraient pénétrer dans la grange où j'ai fait emmagasiner du millet (À Medvedenko, qui marche à côté de lui :)
Hein ! D'une octave plus bas : « Bravo, Silva ! » Et ce n'était pas un chanteur ; un simple chantre du Synode.

MEDVEDENKO
Et combien touche un chantre du Synode ?
(Tous sortent, excepté Dorn.)

DORN
Je n'y comprends peut-être rien ou je suis devenu fou, je ne sais pas ; mais cette pièce m'a plu. Il y a là quelque chose… Quand cette petite fille parlait de sa solitude et que les yeux rouges du diable ont surgi, mes mains ont tremblé d'émotion. C'est frais, c'est naïf… Le voilà, je crois ! J'ai envie de lui dire beaucoup de choses agréables.

TREPLEV (entre)
Ils sont tous partis ?

DORN
Moi je suis là.

TREPLEV
Macha me cherche dans tout le parc. Insupportable créature !

DORN
Constantin Gavrilovitch, votre pièce m'a énormément plu. Elle est un peu étrange, je n'en connais pas la fin, et pourtant elle m'a fait une forte impression. Vous avez du talent. Il faut persévérer. (Treplev lui serre vigoureusement la main et l'étreint brusquement.)
Diable, que vous êtes nerveux. Vous avez des larmes aux yeux ! Je voulais vous dire ceci : vous avez choisi votre sujet dans le domaine des idées abstraites, et vous avez bien fait ; une œuvre d'art doit partir d'une grande idée. N'est beau que ce qui est grave. Mais comme vous êtes pâle !

TREPLEV
Ainsi, vous croyez que je dois continuer ?

DORN
Oui… Mais vous ne devez peindre que l'important, l'éternel. Vous savez que j'ai eu une vie variée, agréable, j'en suis satisfait, mais si jamais j'avais éprouvé l'élan spirituel que les artistes connaissent pendant la création, il me semble que j'aurais méprisé mon enveloppe matérielle et tout ce qui la concerne, et je me serais envolé loin, bien loin de cette terre.

TREPLEV
Je vous demande pardon… où est Mlle Zaretchnaia ?

DORN
Autre chose : dans toute œuvre, il doit y avoir une idée clairement définie. Vous devez savoir pourquoi vos écrivez, sinon, à suivre cette voie pittoresque sans but précis, vous vous égarerez, et votre talent vous perdra.

TREPLEV (avec impatience)
Où est Mlle Zaretchnaia ?

DORN
Elle est rentrée chez elle.

TREPLEV (au désespoir)
Alors, que faire ? Je veux la voir… Il faut absolument… J'irai chez elle.
(Macha entre.)

DORN (à Treplev)
Du calme, mon ami.

TREPLEV
J'irai en dépit de tout. Il faut que j'y aille.

MACHA
Rentrez à la maison, Constantin Gavrilovitch. Votre maman vous attend. Elle s'inquiète.

TREPLEV
Dites-lui que je suis parti. Et je vous en prie, tous, laissez-moi tranquille ! Laissez-moi ! Ne me suivez pas !

DORN
Voyons, voyons, mon cher… Il faut vous calmer… Ce n'est pas bien.

TREPLEV (à travers les larmes)
Adieu, docteur. Merci.
(Il sort.)

DORN (avec un soupir)
Ah ! la jeunesse ! La jeunesse !

MACHA
Quand on ne sait plus quoi dire, on soupire : Ah ! la jeunesse, la jeunesse !
(Elle prise.)

DORN (il lui arrache la tabatière et la jette dans les buissons)
C'est dégoûtant ! (Un temps.)
Je crois qu'on fait de la musique à la maison. Il faut y aller.

MACHA
Attendez.

DORN
Quoi ?

MACHA
Je voudrai vous dire encore… Je voudrais vous parler (Elle est émue.)
Je n'aime pas mon père, mais vous… de toute mon âme, je sens que vous m'êtes proche, je ne sais pourquoi. Vous devez m'aider. Aidez-moi, sinon je vais faire une bêtise, je vais faire fi de ma vie, je vais la gâcher… Je n'en peux plus…

DORN
Pourquoi ? Comment vous aider ?

MACHA
Je souffre. Personne, personne ne connaît mes souffrances… (Elle appuie sa tête contre la poitrine de Dorn et dit tout bas :)
J'aime Constantin.

DORN
Comme ils sont tous nerveux ! Comme ils sont nerveux ! Et que d'amour… Oh ! lac magique ! (Avec tendresse :)
Mais que puis je faire, mon enfant ? Que puis-je faire ? Quoi ?

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