ACTE II


Un terrain de croquet. Au fond, à droite, une maison avec une grande terrasse ; à gauche, le lac, où brillent les reflets du soleil. Des parterres de fleurs. Midi ; il fait chaud.

Arkadina, Dorn et Macha sont assis sur un banc, près du terrain de croquet, à l'ombre d'un vieux tilleul. Dorn a un livre ouvert sur les genoux.

ARKADINA (à Macha)
Levons-nous. (Elles se lèvent.)
Mettez-vous à côté de moi. Vous avez vingt-deux ans, et moi presque le double. Docteur, laquelle de nous deux paraît la plus jeune ?

DORN
Vous, bien entendu.

ARKADINA
Vous voyez bien ? Et pourquoi ? Parce que je travaille ; je réagis, je suis toujours en mouvement, et vous, vous restez toujours plantée là, vous ne vivez pas… Et puis, j'ai pour principe de ne pas interroger l'avenir. Je ne pense jamais ni à la vieillesse ni à la mort. On n'échappe pas à l'inévitable.

MACHA
Et moi, j'ai l'impression d'être née depuis longtemps, très longtemps… de traîner ma vie comme une lourde queue de robe qui n'en finirait pas. Souvent je n'ai pas la moindre envie de vivre. (Elle s'assied.)
Bien sûr, ce sont des bêtises. Il faudrait me secouer, me débarrasser de tout cela.

DORN (chantonne à mi-voix)
« Racontez-lui, mes fleurs »…

ARKADINA
Et puis je suis correcte, comme un Anglais. Je suis toujours tirée à quatre épingles, comme on dit, toujours habillée et coiffée convenablement, ma chère. Est-ce que je me permettrais de sortir, ne fût-ce qu'au jardin, en robe de chambre, ou dépeignée ? Jamais de la vie. Je me suis bien conservée, parce que je n'ai jamais été une traîne-savate, je ne me suis jamais laissée aller, comme tant d'autres. (Les mains aux hanches, elle arpente le terrain de croquet.)
Regardez-moi : une poulette… Je pourrais jouer une gamine de quinze ans.

DORN
Je peux continuer ? (Il reprend son livre.)
Nous en étions aux épiciers et aux rats.

ARKADINA
Et aux rats. Lisez. (Elle s'assied.)
Non, donnez, c'est moi qui vais lire. C'est mon tour. (Elle prend le livre et parcourt une page.)
Et aux rats… J'y suis. (Elle lit :)
« Certes, il est aussi dangereux pour les gens du monde de choyer et d'attirer les romanciers, qu'il le serait pour un marchand de farine d'élever des rats dans sa boutique. Et pourtant, ils sont en faveur. Donc, quand une femme a jeté son dévolu sur l'écrivain qu'elle veut adopter, elle en fait le siège au moyen de compliments, d'attentions et de gâteries…[2] » Eh bien, c'est peut-être vrai pour les Français, mais chez nous rien de semblable, il n'y a aucun programme. Avant d'adopter un écrivain, une femme de chez nous en est déjà follement amoureuse, je vous prie de le croire. Il ne faut pas chercher bien loin : moi et Trigorine, par exemple…
(Entre Sorine, s'appuyant sur une canne ; Nina marche à côté de lui ; derrière eux, Medvedenko roule un fauteuil.)

SORINE (du ton dont on parle aux enfants)
Alors ? Il y a de la joie aujourd'hui ? Nous voilà gais, pour une fois ? (À sa sœur :)
Une bonne nouvelle ! Notre père et notre belle-mère sont partis pour Tver, et nous serons entièrement libres pendant trois jours.

NINA (elle s'assied à côté de Mme Arkadina et l'embrasse)
Que je suis heureuse ! Maintenant je suis toute à vous.

SORINE (prend place dans son fauteuil roulant)
Elle est mignonne aujourd'hui.

ARKADINA
Élégante, intéressante… voilà qui est bien. (Elle embrasse Nina.)
Mais il ne faut pas lui faire trop de compliments, ça porte malheur. Où est Trigorine ?

NINA
Il pêche près de la cabine de bains.

ARKADINA
Comment n'en a-t-il pas assez ?
(Elle veut reprendre la lecture.)

NINA
Que lisez-vous ?

ARKADINA
Sur l'eau, de Maupassant, ma mignonne. (Elle lit quelques lignes pour elle-même.)
Non, la suite n'est pas intéressante… et puis, c'est faux. (Elle ferme le livre.)
Mon cœur est angoissé. Dites-moi, qu'est-il arrivé à mon fils ? Pourquoi est-il si triste, si soucieux ? Il passe des journées entières sur le lac, et je ne le vois presque plus.

MACHA
Il n'est pas heureux. (À Nina, timidement :)
Je vous en prie, récitez-nous un passage de sa pièce.

NINA (haussant les épaules)
Vous le voulez vraiment ? Ce n'est pas intéressant du tout !

MACHA (refrénant son enthousiasme)
Quand il récite quelque chose, ses yeux brillent, son visage pâlit. Il a une voix belle et triste, il a les manières d'un poète.
(On entend Sorine ronfler.)

DORN
Bonne nuit.

ARKADINA
Petroucha !

SORINE
Hein ?

ARKADINA
Tu dors ?

SORINE
Pas du tout.
(Un temps.)

ARKADINA
Tu ne te soignes pas, mon frère, c'est très mal.

SORINE
Me soigner ? Je ne demande pas mieux. C'est le docteur qui ne veut pas.

DORN
Vous soigner, à soixante ans !

SORINE
Même à soixante ans, on a envie de vivre.

DORN (agacé)
Eh ! Prenez donc du valérianate !

ARKADINA
Et s'il allait faire une cure thermale quelque part ?

DORN
Pourquoi pas ? Il pourrait y aller, comme il pourrait ne pas y aller.

ARKADINA
Comprenne qui pourra.

DORN
Il n'y a rien à comprendre. C'est tout clair.
(Un temps.)

MEDVEDENKO
Piotr Nikolaévitch ne devrait plus fumer.

SORINE
Bêtises !

DORN
Non, ce ne sont pas des bêtises. Le vin et le tabac dépersonnalisent l'homme. Après un cigare et un petit verre de vodka, vous n'êtes plus Piotr Nikolaévitch, mais vous-même et encore quelqu'un d'autre ; votre « moi » devient vague, et vous vous traitez comme une troisième personne, comme un « lui ».

SORINE (riant)
Cela vous va bien de raisonner. Vous avez eu une vie intéressante, vous, mais moi ? J'ai travaillé pendant vingt-huit ans dans l'administration de la Justice, mais je n'ai pas encore vécu. En fin de compte, il ne m'est rien arrivé du tout, et j'ai soif de vivre, c'est compréhensible. Vous êtes indifférent et repu, alors vive la philosophie, n'est-ce pas ? Mais moi, je voudrais vivre, c'est pourquoi je bois du xérès à table, et fume des cigares, et ainsi de suite. Et voilà tout.

DORN
Il faut considérer la vie avec sérieux. Mais se soigner à soixante ans, regretter d'avoir trop peu joui de sa jeunesse, excusez-moi, c'est de la légèreté d'esprit.

MACHA (se lève)
Je crois qu'il est temps d'aller déjeuner. (Elle s'en va d'une démarche paresseuse.)
J'ai des fourmis dans les jambes…
(Elle sort.)

DORN
Avant de se mettre à table, elle s'enverra sans doute deux petits verres.

SORINE
La pauvrette ne connaît pas de bonheur personnel.

DORN
Des balivernes, Votre Excellence.

SORINE
Vous raisonnez comme un homme rassasié.

ARKADINA
Quoi de plus ennuyeux que ce charmant ennui campagnard ? Il fait chaud, tout est calme, on ne fait rien, chacun raisonne… On est bien avec vous, mes amis, il est agréable de vous écouter… Mais rester dans sa chambre d'hôtel et étudier un rôle, c'est tellement mieux !

NINA (avec enthousiasme)
Merveilleux ! Comme je vous comprends !

SORINE
Bien sûr, en ville, on est mieux. On est assis dans son bureau, le domestique ne laisse entrer personne sans annoncer, il y a le téléphone… des fiacres dans la rue, et ainsi de suite.

DORN (chantonne)
« Racontez-lui, mes fleurs »…
(Entre Chamraëv, suivi de Paulina Andréevna.)

CHAMRAËV
Voici tous les nôtres. Bonne journée ! (Il baise la main des dames.)
Très heureux de vous voir en bonne santé. (À Mme Arkadina :)
Ma femme vient de me dire que vous aviez toutes les deux l'intention d'aller en ville aujourd'hui. Est-ce vrai ?

ARKADINA
Mais oui.

CHAMRAËV
Hum ! C'est parfait, mais comment comptez-vous y aller, très estimée ? Nous faisons rentrer le blé, tous les ouvriers sont occupés. Et quels chevaux prendrez-vous ? Permettez-moi de vous le demander.

ARKADINA
Quels chevaux ? Comment le saurais-je, moi ?

SORINE
Nous avons bien des chevaux de maître ?

CHAMRAËV (agité)
Des chevaux de maître ? Et où voulez-vous que je trouve des colliers ? Où ? C'est étonnant ! Inimaginable ! Chère Madame, excusez-moi, je vénère votre talent, je suis prêt à donner dix ans de ma vie pour vous, mais quant à vous donner des chevaux, c'est impossible.

ARKADINA
Mais si je dois aller en ville ? C'est étrange, à la fin.

CHAMRAËV
Très estimée ! Une exploitation agricole, vous savez ce que c'est ?

ARKADINA (s'emportant)
Toujours la même rengaine ! En ce cas, je pars aujourd'hui même pour Moscou. Veuillez me faire louer des chevaux au village, sinon j'irai à la gare à pied.

CHAMRAËV (s'emportant)
En ce cas, je donne ma démission. Cherchez un autre régisseur.
(Il sort.)

ARKADINA
Tous les ans, c'est la même histoire, tous les ans, on m'insulte chez vous. Je n'y remettrai plus les pieds.
(Elle sort à gauche, où doit se trouver la cabine de bains ; une minute plus tard, on la voit se diriger vers la maison, suivie de Trigorine, qui porte des lignes et un seau.)

SORINE (s'emportant)
Quelle insolence ! Le diable sait ce que c'est ! J'en ai assez à la fin. Qu'on amène immédiatement tous les chevaux ici !

NINA (à Paulina Andréevna)
Refuser quelque chose à Irina Nikolaevna, à une artiste célèbre ! Son moindre désir, son caprice même, n'ont-ils pas plus d'importance que toute cette propriété ? C'est inconcevable !

PAULINA (désespérée)
Mettez-vous à ma place. Qu'y puis-je ?

SORINE (à Nina)
Allons trouver ma sœur… Nous la supplierons tous de ne pas partir, n'est-ce pas ? (Regardant dans la direction où est parti Chamraëv :)
Quel homme insupportable ! Un tyran !

NINA (l'empêchant de se lever)
Ne bougez pas, nous allons vous ramener. (Elle roule le fauteuil, aidée de Medvedenko.)
Oh ! que cela est affreux.

SORINE
Oui, c'est affreux. Mais il ne partira pas. Je vais lui parler.
(Ils sortent ; en scène, Dorn et Paulina Andréevna.)

DORN
Que ces gens sont ennuyeux ! À vrai dire, il faudrait chasser votre mari à coups de pied, mais tout finira par des excuses, que vont lui présenter cette vieille chiffe de Piotr Nikolaévitch et sa sœur. Vous allez voir !

PAULINA
Il a envoyé aux champs tous les chevaux, même les chevaux d'attelage. Tous les jours, il y a de ces malentendus. Si vous saviez comme cela m'énerve ! J'en suis malade ; j'en tremble, tenez… Je ne peux pas supporter sa brutalité. (Suppliante :)
Evgueni, mon chéri, mon bien-aimé, emmenez-moi chez vous… Le temps passe ; nous ne sommes plus jeunes ; si nous pouvions au moins, au déclin de notre vie, ne plus nous cacher, ne plus mentir…
(Un temps.)

DORN
J'ai cinquante-cinq ans ; il est trop tard pour changer de vie.

PAULINA
Je sais, vous refusez, parce qu'il n'y a pas que moi, bien d'autres femmes vous sont chères. Vous ne pouvez pas les prendre toutes chez vous. Je le comprends parfaitement. Pardonnez-moi : je vous ennuie.
(Nina paraît devant la maison, cueillant des fleurs.)

DORN
Mais non…

PAULINA
La jalousie me torture. Vous êtes docteur, vous ne pouvez pas fuir les femmes, bien sûr. Je le comprends…

DORN (à Nina qui s'approche)
Que se passe-t-il là-bas ?

NINA
Irina Nikolaevna pleure et son frère a une crise d'asthme.

DORN (se levant)
Il va falloir leur administrer du valérianate.

NINA (lui offrant des fleurs)
Voici des fleurs pour vous.

DORN
Merci bien.
(Il va vers la maison.)

PAULINA (qui le suit)
Quelles fleurs charmantes ! (En approchant de la maison, d'une voix sourde :)
Donnez-moi ces fleurs ! Donnez-moi ces fleurs !
(Elle arrache les fleurs et les jette par terre. Tous les deux disparaissent dans la maison.)

NINA (seule)
Comme c'est étrange de voir pleurer une actrice célèbre, et pour une raison pareille ! Et qu'un écrivain connu, l'idole du public, dont on parle dans les journaux, dont on vend les portraits, dont les œuvres sont traduites à l'étranger, passe ses journées à pêcher et se réjouisse quand il a pris deux goujons, comme c'est étrange ! Je croyais que les gens célèbres étaient fiers, inaccessibles, qu'ils méprisaient la foule, qui place au-dessus de tout la noblesse et la fortune, et qu'ils se vengeaient d'elle, grâce à leur gloire et à l'éclat de leur nom. Mais non, je les vois pleurer, aller à la pêche, jouer aux cartes, rire et se fâcher comme tout le monde…

TREPLEV (sans chapeau, portant un fusil et une mouette morte)
Vous êtes seule ?

NINA
Oui. (Treplev dépose la mouette à ses pieds.)
Qu'est-ce que ça veut dire ?

TREPLEV
J'ai eu la bassesse de tuer cette mouette aujourd'hui. Je la dépose à vos pieds.

NINA
Qu'avez-vous ?
(Elle ramasse la mouette et la regarde.)

TREPLEV (après un silence)
Je me tuerai bientôt de la même manière.

NINA
Je ne vous reconnais plus.

TREPLEV
Oui, depuis que j'ai cessé de vous reconnaître. Vous n'êtes plus la même envers moi ; votre regard est froid, ma présence vous gêne.

NINA
Vous êtes devenu irritable. Vous vous exprimez d'une manière bizarre, à l'aide de symboles. Cette mouette en est un, probablement, mais excusez-moi, je ne le comprends pas… (Elle pose la mouette sur le banc.)
Je suis trop simple pour vous comprendre.

TREPLEV
Tout a commencé le soir où ma pièce a si stupidement échoué. Les femmes ne pardonnent pas l'insuccès. J'ai brûlé tout, jusqu'au dernier bout du manuscrit. Si vous saviez comme je suis malheureux ! Votre froideur à mon égard est horrible, incroyable ; comme si, en me réveillant, j'avais vu ce lac asséché, l'eau aspirée par la terre. Vous venez de dire que vous étiez trop simple pour me comprendre ? Qu'y a-t-il à comprendre ? Ma pièce a déplu, et vous méprisez mon inspiration, vous me rangez parmi les gens ordinaires, nuls, comme il y en a tant. (Il tape du pied.)
Je le comprends ! Je ne le comprends que trop ! C'est comme si un clou s'enfonçait dans mon cerveau, et je le maudis ce cerveau, comme cet amour-propre qui me ronge… (Voyant Trigorine qui lit tout en marchant :)
Mais voilà le véritable talent ; il a la démarche de Hamlet et, comme lui, un livre à la main. (Se moquant :)
« Des mots, des mots, des mots… » Ce soleil ne vous a pas encore atteint, mais déjà vous souriez, vos regards fondent sous ses rayons. Je ne veux pas vous déranger.
(Il sort rapidement.)

TRIGORINE ( note dans son carnet)
Elle prise et boit de la vodka. Toujours vêtue de noir… L'instituteur l'aime.

NINA
Bonjour, Boris Alexéevitch.

TRIGORINE
Bonjour. Il paraît que des circonstances imprévues nous obligent à partir aujourd'hui. Nous ne nous reverrons peut-être jamais. C'est bien dommage. Je n'ai pas souvent l'occasion de rencontrer une jeune fille aussi intéressante ; moi-même, j'ai oublié, j'ai du mal à me représenter exactement comment on est à dix-huit, dix-neuf ans ; c'est pourquoi les jeunes filles paraissent fréquemment artificielles dans mes récits. J'aurais voulu être dans votre peau, ne fût-ce qu'une heure, pour savoir ce que vous pensez, et quel genre d'oiseau vous êtes.

NINA
Et moi, je voudrais être à votre place.

TRIGORINE
Pourquoi ?

NINA
Pour savoir ce que ressent un grand et célèbre écrivain. Quelle impression vous fait votre gloire ?

TRIGORINE
Quelle impression ? Mais aucune, je suppose. Je n'y ai jamais pensé. (Il réfléchit.)
De deux choses l'une : ou bien vous exagérez ma célébrité, ou bien elle ne produit généralement aucun effet.

NINA
Mais quand on parle de vous dans les journaux ?

TRIGORINE
Si l'on dit du bien de moi, c'est agréable ; si l'on m'éreinte, je suis de mauvaise humeur pendant deux jours.

NINA
Un monde merveilleux ! Si vous saviez comme je vous envie ! Le sort des êtres est si différent. Les uns traînent péniblement une existence ennuyeuse et morne, ils se ressemblent tous, ils sont tous malheureux ; à d'autres, comme à vous, par exemple - vous êtes un pour un million -, le sort a donné une vie intéressante, lumineuse, pleine de sens… Vous êtes un homme heureux…

TRIGORINE
Moi ? (Haussant les épaules :)
Hum !… Vous me parlez de célébrité, de bonheur, de vie intéressante et lumineuse, mais pour moi ces belles paroles sont, excusez-moi, comme de la marmelade, et je n'en mange jamais. Vous êtes très jeune, et très bonne.

NINA
Votre vie est si belle !

TRIGORINE
Qu'a-t-elle de particulièrement beau ? (Il consulte sa montre.)
Je dois aller travailler. Excusez-moi, je n'ai pas le temps. (Il rit.)
Vous avez écrasé mon cor le plus sensible, comme on dit, et voilà que je commence à m'agiter, à me fâcher un peu. Soit, parlons-en, parlons de ma vie, belle et lumineuse. Par où commencer ? (Après avoir réfléchi :)
Il existe des idées fixes, ainsi, par exemple, il y a des gens qui ne peuvent s'empêcher de penser à la lune, nuit et jour ; eh bien, à chacun sa lune ; la mienne, c'est jour et nuit cette pensée obsédante : tu dois écrire, tu dois écrire, tu dois… Un récit à peine terminé, il faut, on ne sait pourquoi, que j'en commence un autre, puis un troisième, puis un quatrième… J'écris sans arrêt, comme si je courais la poste, et pas moyen de faire autrement. Qu'y a-t-il là de beau et de lumineux, je vous le demande ? Oh ! Quelle vie absurde ! Me voilà seul avec vous, je suis ému, et pourtant, à chaque instant, je me dis qu'une nouvelle, restée inachevée, m'attend. Je vois un nuage dont la forme rappelle celle d'un piano ; je pense aussitôt qu'il faudra mentionner quelque part un nuage qui ressemble à un piano. On sent une odeur d'héliotrope ; je m'empresse de noter : odeur sucrée, couleur de deuil, à évoquer dans la description d'un soir d'été. À chaque phrase, à chaque mot, je vous épie, comme je m'épie moi-même, et je me dépêche de serrer ces phrases et ces mots dans mon garde-manger littéraire. Qui sait ? Cela pourrait servir. Le travail fini, je cours au théâtre, je vais à la pêche, belle occasion de me détendre, d'oublier. Pensez-vous ! Déjà, dans ma tête, remue un nouveau sujet, lourd boulet de fonte, et je me sens poussé vers ma table, et j'ai hâte d'écrire et d'écrire encore. Et c'est toujours, toujours ainsi, et je me prive moi-même de repos, et je sens que je dévore ma propre vie, que pour ce miel que je donne Dieu sait à qui, dans le vide, j'enlève le pollen de mes plus belles fleurs, j'arrache jusqu'aux fleurs et j'en piétine les racines. Ne suis-je pas fou ? Est-ce que mes amis et connaissances me traitent comme un être normal ? « Qu'écrivez-vous ? Qu'allez-vous nous donner ? » Cela ne varie jamais, et il me semble que ces attentions, ces compliments, cette admiration, tout n'est qu'une ruse, qu'on me trompe comme un malade ; et j'ai parfois peur qu'un beau jour, on ne me surprenne par-derrière, qu'on se saisisse de moi et allez, à l'asile, comme Poprichtchine[3]. Et autrefois, dans les meilleures années de ma jeunesse, quand je débutais, le métier d'écrivain était pour moi un véritable calvaire. Un petit écrivain, surtout quand il n'a pas de chance, se croit malhabile, gauche, inutile ; ses nerfs sont tendus, usés ; irrésistiblement attiré par les gens qui s'occupent de littérature, ou d'art, il tourne autour d'eux, inaperçu, méconnu, et comme un joueur passionné qui n'aurait pas un sou, il n'ose pas regarder les autres en face, il a peur. Je ne connaissais pas mon lecteur, mais, je ne sais pourquoi, je l'imaginais inamical, méfiant. Je redoutais le public, il m'épouvantait et quand je faisais jouer une nouvelle pièce, il me semblait que tous les hommes bruns m'étaient hostiles, et tous les blonds d'une indifférence glaciale. Oh ! c'était horrible. Quelle souffrance !

NINA
Mais voyons, ne devez-vous pas à l'inspiration et à l'acte de la création des moments lumineux, sublimes ?

TRIGORINE
Oui. Il est agréable d'écrire. De lire les épreuves, aussi, mais, l'œuvre à peine parue, je la trouve détestable ; non, ce n'est plus ça du tout, c'est une erreur, j'aurais mieux fait de ne pas l'écrire… et je suis dépité, déprimé. (Il rit.)
Quant au public, il dit : « … Oui, c'est gentil, il a du talent… C'est gentil, mais cela ne vaut pas Tolstoï » ; ou encore : « C'est une œuvre charmante, mais Père et Fils de Tourguenev, c'est autre chose. » Ainsi, jusqu'à la fin de mes jours, tout ce que je ferai sera gentil et plein de talent, mais sans plus. Après ma mort, en passant devant ma tombe, mes amis diront : « Ci-gît Trigorine. C'était un bon écrivain, mais il écrivait moins bien que Tourguenev. »

NINA
Excusez-moi, je renonce à vous comprendre. Vous êtes tout simplement gâté par le succès.

TRIGORINE
Quel succès ? Je ne me suis jamais plu à moi-même. En tant qu'écrivain, je ne m'aime pas. Le pire, c'est que je suis comme enivré, et souvent je ne comprends pas ce que j'écris… J'aime cette eau, ces arbres, ce ciel, je sens la nature, elle éveille en moi une passion, un désir d'écrire irrésistible. Mais je ne suis pas que paysagiste, je suis aussi citoyen ; j'aime mon pays, mon peuple, et je sais que mon devoir d'écrivain est de parler du peuple, des souffrances, de son avenir, de la science, des droits de l'homme, etc. J'en parle, mais on me presse de tous côtés, on s'irrite contre moi, et je me débats comme un renard poursuivi par des chiens ; et la vie et la science vont de l'avant, tandis que je reste en arrière, comme un moujik qui a raté son train. En fin de compte, je sens que peindre le paysage, c'est bien tout ce que je sais faire, et que pour le reste, je suis faux, faux jusqu'à la moelle des os.

NINA
Vous êtes surmené, et vous n'avez ni le temps ni l'envie de prendre conscience de votre propre valeur. Vous n'êtes pas content de vous ? Soit, mais aux yeux des autres, vous êtes grand et sublime. Si j'étais un écrivain tel que vous, je donnerais ma vie à la foule, sans oublier que le bonheur de cette foule, le seul, c'est de s'élever jusqu'à moi ; elle me porterait sur un char…

TRIGORINE
Sur un char, allons donc ! Suis-je Agamemnon ?
(Ils sourient.)

NINA
Être romancière ! Être artiste ! Pour mériter ce bonheur, je supporterais le manque d'affection de mes proches, la misère, les déceptions, je vivrais dans un grenier et ne mangerais que du pain noir ; je souffrirais de mes défauts, de mes imperfections, mais, en revanche, j'exigerais de la gloire… de l'authentique et retentissante gloire. (Elle se couvre le visage.)
La tête me tourne… Oh !

ARKADINA (voix, de la maison)
Boris Alexéevitch !

TRIGORINE
On m'appelle… C'est sans doute pour faire mes bagages. Je n'ai pas envie de partir. (Il se tourne vers le lac.)
Quel paradis ! On est bien ici…

NINA
Voyez-vous cette maison et ce jardin sur l'autre rive ?

TRIGORINE
Oui.

NINA
C'est la propriété de ma mère, qui est morte. C'est là que je suis née. J'ai passé toute ma vie sur les bords de ce lac, j'en connais le moindre îlot.

TRIGORINE
Comme on est bien ici ! (Apercevant la mouette :)
Qu'est-ce que c'est ?

NINA
Une mouette que Constantin Gavrilovitch a tuée.

TRIGORINE
Un bel oiseau. Vraiment, je n'ai aucune envie de partir. Si vous pouviez persuader Irina Nikolaevna de rester encore !
(Il note quelque chose dans son carnet.)

NINA
Qu'écrivez-vous ?

TRIGORINE
Ce n'est rien… Un sujet qui me vient à l'esprit. (Il serre son carnet.)
Celui d'un petit conte : au bord d'un lac vit depuis son enfance une jeune fille… telle que vous. Elle aime ce lac comme une mouette, comme une mouette elle est heureuse et libre. Mais un homme arrive, par hasard, et, par désœuvrement, la fait périr, comme on fait périr cette mouette.
(Un temps.)

ARKADINA (à une fenêtre)
Boris Alexéevitch, où êtes-vous ?

TRIGORINE
J'arrive. (Il s'en va et se retourne pour regarder Nina. Sous la fenêtre, à Arkadina :)
Qu'y a-t-il ?

ARKADINA
Nous restons.
(Trigorine entre dans la maison.)

NINA (s'approche de la rampe ; après un silence)
Un rêve !

Autres textes de Anton Tchekhov

Une demande en mariage

"Une demande en mariage" est une farce en un acte écrite par Anton Tchekhov et publiée en 1889. Cette courte pièce comique se concentre sur la tentative désastreuse de mariage...

Le Jubilé

La scène se passe au siège de la banque. Le cabinet du président. A gauche, une porte menant au bureau. Deux tables de travail. Installation prétentieuse : fauteuils garnis de velours,...

Tatiana Repina

"Tatiana Repina" est une œuvre peu commune dans la bibliographie de Anton Tchekhov. Il s'agit d'un drame en un acte écrit en 1889, qui n'est pas aussi largement reconnu ou...

Sur la grand-route

"Sur la grand-route" est une pièce de théâtre en un acte écrite par Anton Tchekhov, premièrement publiée en 1884. Cette œuvre, qui compte parmi les premières pièces de l'auteur, explore...

Oncle Vania

"Oncle Vania" est une pièce de théâtre écrite par Anton Tchekhov, qui a été publiée en 1897 et dont la première représentation eut lieu en 1899. La pièce se déroule...


Les auteurs


Les catégories

Médiawix © 2024