ACTE TROISIÈME



L'atelier de HJALMAR EKDAL. Les rayons du matin entrent par la toiture vitrée. Les rideaux sont ouverts.
HJALMAR retouche une épreuve. Devant lui, la table est couverte de photographies. Au bout d'un instant, GINA entre, en manteau et chapeau, un panier de provisions au bras.

HJALMAR
Tu es déjà de retour, Gina.

GINA
Oui, il faut bien se dépêcher un peu.
(Elle pose le panier sur une chaise et ôte son manteau et son chapeau.)

HJALMAR
As-tu jeté un coup d'œil chez Gregers ?

GINA
Oui, bien sûr. Ah, c'est gentil chez lui ! Il en a fait du propre, à peine installé.

HJALMAR
Comment cela ?

GINA
Il a voulu faire sa chambre lui-même, a-t-il dit. Et il a voulu faire du feu. Et alors il a fermé le soupirail au lieu de l'ouvrir, si bien que la chambre est pleine de fumée. Ouf, ça vous prend à la gorge, bon Dieu !

HJALMAR
Allons donc !

GINA
Mais ce n'est pas tout. Le pire, c'est qu'il a voulu éteindre, et alors il a vidé le pot à eau dans le poêle. Ça a tant coulé par terre que c'en est dégoûtant.

HJALMAR
Ça, c'est ennuyeux.

GINA
J'ai envoyé la concierge laver après lui… Mais il n'y aura pas moyen de mettre le pied dans la chambre avant ce soir.

HJALMAR
Et pendant ce temps, qu'est-ce qu'il devient ?

GINA
Il a dit qu'il allait se promener un moment.

HJALMAR
Moi aussi, j'ai été un instant chez lui, après ton départ.

GINA
Oui, je sais. Tu l'as invité à déjeuner, n'est-ce pas ?

HJALMAR
Oh ! un petit morceau sur le pouce, tu sais. Le premier jour, il n'y avait pas moyen de faire autrement. Tu as bien un petit rien à la maison ?

GINA
Je tâcherai de trouver quelque chose.

HJALMAR
Mais il faudrait tout de même qu'il y en ait pour tout le monde. Je pense que Relling et Molvik monteront aussi. J'ai rencontré Relling dans l'escalier ; alors j'ai bien dû…

GINA
Comment, ils viendront aussi, ces deux-là ?

HJALMAR
Mon Dieu, deux de plus ou de moins, cela ne fait pas de différence.

EKDAL (ouvrant sa porte et jetant un coup d'œil dans la pièce)
Écoute, Hjalmar.(Remarquant GINA.)
Ah !

GINA
Vous voulez quelque chose, grand-père ?

EKDAL
Non, non. Peu importe. Hum.
(Il rentre.)

GINA (prenant le panier)
Fais bien attention à lui, qu'il ne sorte pas.

HJALMAR
Oui, oui. J'y veillerai. Ecoute, Gina : un peu de salade au hareng ne serait pas de trop. Relling et Molvik auront certainement fait la noce cette nuit.

GINA
S'ils ne me tombent pas sur le dos tout de suite.

HJALMAR
Non, non. Prends ton temps.

GINA
C'est bien, c'est bien. Et toi, pendant ce temps, tu pourras travailler un peu.

HJALMAR
Mais je travaille, je ne fais que cela ! Je travaille tant que je peux !

GINA
Tu sais, c'est pour en être plus vite débarrassé.
(Elle prend le panier et va à la cuisine. HJALMAR continue les retouches. Il travaille à contrecœur.)

EKDAL (entrouvre la porte, jette un coup d'œil dans l'atelier et dit à voix basse )
Es-tu occupé, dis ?

HJALMAR
Oui, je suis là, à m'échiner sur ces photographies.

EKDAL
C'est bon, c'est bon, puisque tu es si occupé, hum !
(Il rentre chez lui ; la porte reste entrouverte.)

HJALMAR (continue un moment à travailler en silence, puis il pose le pinceau et se dirige vers la porte)
Toi-même, père, es-tu occupé ?

EKDAL (de l'autre pièce, grommelant)
Puisque tu es occupé, je le suis aussi. Hum!

HJALMAR
C'est bien, c'est bien.
(Il retourne à son ouvrage.)

EKDAL (reparaissant à la porte, un instant après)
Hum ; tu sais, Hjalmar, je ne suis pas si occupé que ça.

HJALMAR
Tu écrivais, je crois.

EKDAL
Que diable, comme si Graberg ne pouvait pas attendre un jour ou deux ! Il n'y va pas de sa vie, n'est-ce pas ?

HJALMAR
Et tu n'es pas un esclave, après tout.

EKDAL
Non, et puis il y a quelque chose à arranger là-dedans.

HJALMAR
En effet. Veux-tu entrer ? Tu veux que je t'ouvre ?

EKDAL
Je ne dis pas non.

HJALMAR (se levant)
Comme ça, ce sera fait…

EKDAL
C'est bien ça. Faut que ce soit prêt demain matin, de bonne heure. Car c'est demain, n'est-ce pas ? Hum!

HJALMAR
Mais oui, c'est demain.
(HJALMAR et EKDAL tirent chacun un panneau coulissant de la porte du fond. Le soleil entre par les lucarnes du toit. Quelques pigeons passent et repassent en roucoulant sur l'échafaudage. On entend de temps en temps les poules caqueter au fond du grenier.)

HJALMAR
Voilà. Maintenant tu peux entrer, père.

EKDAL (entrant)
Tu ne viens pas ?

HJALMAR
Ah, ma foi, après tout ?… (Il aperçoit GINA à la porte de la cuisine.)
Mais non, je n'ai pas le temps, moi, je dois travailler. Voyons… le mécanisme…
(Il tire un carton. Un rideau descend devant la porte. La partie inférieure est en vieille toile, la partie supérieure consiste en un filet de pêche. Le plancher du grenier est, de la sorte, caché au spectateur.)

HJALMAR (revenant à la table)
Enfin, comme ça, j'aurai un moment de tranquillité.

GINA
Bon, le voilà qui tripote de nouveau là-dedans.

HJALMAR
Tu voudrais peut-être qu'il traîne chez la mère Eriksen ? (Il s'assied.)
Que désires-tu ? Tu disais ?

GINA
Je voulais seulement te demander si tu crois que nous pouvons servir le déjeuner ici ?

HJALMAR
Oui, je crois que personne ne viendra de si bonne heure.

GINA
Je n'attends que les deux amoureux qui posent ensemble.

HJALMAR
Ils pourraient bien poser ensemble un autre jour, que diable !

GINA
Mais non, mon ami, je leur ai dit de venir après le déjeuner, pendant que tu dormiras.

HJALMAR
Bien. Dans ce cas, nous pourrons déjeuner ici.

GINA
Oui, oui, mais il n'est pas encore temps de mettre le couvert. Tu peux te servir de la table, en attendant.

HJALMAR
Tu vois bien que je me sers de la table tant que je peux !

GINA
Après ça tu seras libre, c'est tout.
(Elle retourne à la cuisine. Un court silence.)

EKDAL (à la porte du grenier, de l'autre côté du filet)
Hjalmar !

HJALMAR
Quoi donc ?

EKDAL
Je crains bien que nous ne devions tout de même déplacer le baquet.

HJALMAR
C'est bien ce que j'ai toujours dit.

EKDAL
Hum ! hum ! hum !
(Il s'éloigne de la porte. HJALMAR travaille un peu, regarde le grenier et se lève à demi. HEDVIG vient de la cuisine.)

HJALMAR (se rasseyant vivement)
Que veux-tu ?

HEDVIG
Je voulais seulement rester un peu avec toi, papa.

HJALMAR (après un instant)
Tu furètes partout. Tu me surveilles peut-être ?

HEDVIG
Mais pas du tout.

HJALMAR
Que fait ta mère, là-bas ?

HEDVIG
Oh, maman est en train de faire la salade. (Elle s'approche de la table.)
Je ne peux pas t'aider, papa ?

HJALMAR
Non, non. Il vaut mieux que je travaille tout seul, tant que mes forces me soutiendront. Il n'y a rien à craindre, Hedvig, aussi longtemps que Dieu conserve la santé à ton père !

HEDVIG
Voyons, papa, ne dis donc pas des choses comme ça !
(Elle rôde un peu dans la pièce, puis s'arrête devant la porte et regarde dans le grenier.)

HJALMAR
Que fait-il, dis ?

HEDVIG
Je crois qu'il arrange un nouveau chemin pour que le canard puisse aller au baquet.

HJALMAR
Mais il n'y arrivera jamais tout seul ! Et moi qui suis condamné à rester ici !

HEDVIG (allant vers lui)
Donne-moi le pinceau, papa, je sais faire ça.

HJALMAR
Des bêtises ! Tu t'abîmerais les yeux.

HEDVIG
Pas du tout ! Donne-moi le pinceau.

HJALMAR (se levant)
Enfin, ce ne serait que pour une minute ou deux.

HEDVIG
Tu vois bien. Quel mal cela pourrait-il me faire ? (Elle prend le pinceau.)
Comme ça. (Elle s'assied.)
Et voici un modèle.

HJALMAR
Mais il ne faut pas t'abîmer les yeux, tu entends : ce n'est pas moi qui suis responsable, c'est toi… toi toute seule… je te préviens.

HEDVIG (retouchant)
Oui, oui, c'est moi, rien que moi.

HJALMAR
Tu es très adroite, Hedvig. Rien que deux minutes, tu sais.
(Il passe avec précaution sous un pan du rideau et entre au grenier. HEDVIG travaille. On entend les voix de HJALMAR et d'EKDAL qui se disputent.)

HJALMAR (se montrant de l'autre côté du filet)
Hedvig, donne-moi les tenailles qui sont sur l'étagère, et puis 1'emporte-pièce, je te prie. (Se retournant.)
Maintenant tu vas voir, père. Laisse-moi seulement te montrer comment je l'entends.
(HEDVIG va chercher les outils et les lui passe.)

HJALMAR
C'est bien, merci. Il était temps, tu sais.
(Il s'éloigne de la porte. On entend des coups de marteau et le bruit de leur conversation. HEDVIG s'arrête et les regarde. Au bout d'un moment, on frappe à la porte d'entrée, mais elle n'y prend pas garde.)

GREGERS (entre et s'arrête un instant près de la porte ; il est sans chapeau et sans paletot)
Hum !

HEDVIG (se retourne et va au-devant de lui)
Bonjour. Entrez, je vous en prie.

GREGERS
Merci. (Il regarde l'entrée du grenier.)
On dirait que vous avez des ouvriers à la maison.

HEDVIG
Non, ce n'est que papa et grand-père. Je vais les prévenir.

GREGERS
Non, non, je préfère attendre un moment.
(Il s'assied sur le sofa.)

HEDVIG
Tout est en désordre ici…!
(Elle veut ranger les photographies.)

GREGERS
Laissez donc. Ce sont là des photographies auxquelles vous travaillez?

HEDVIG
Un petit travail, pour aider papa.

GREGERS
Il ne faut pas que je vous dérange.

HEDVIG
Oh ! vous ne me dérangez pas.
(Elle tire les objets vers elle et se remet au travail. GREGERS la regarde en silence.)

GREGERS
Le canard sauvage a bien dormi, cette nuit ?

HEDVIG
Je vous remercie ; je crois que oui.

GREGERS (tourné vers le grenier)
Ce matin, ça a un tout autre aspect qu'hier soir, au clair de lune.

HEDVIG
Oh oui ! ça peut changer du tout au tout. Le matin, ce n'est pas comme le soir, et quand il pleut, ce n'est plus la même chose que lorsqu'il fait beau.

GREGERS
Vous avez remarqué cela.

HEDVIG
C'est facile à voir.

GREGERS
Vous aussi, vous aimez vous occuper du canard ?

HEDVIG
Oui, quand c'est possible, je…

GREGERS
Vous n'avez probablement pas beaucoup de temps. Vous devez aller à l'école ?

HEDVIG
Non, plus maintenant. Papa craint pour mes yeux.

GREGERS
Alors, il vous donne des leçons lui-même ?

HEDVIG
Papa l'a promis, mais il n'a pas encore eu le temps.

GREGERS
Et, sans cela, il n'y a personne qui puisse s'occuper de vous ?

HEDVIG
Si, le séminariste Molvik, mais il n'est pas toujours… vous savez…

GREGERS
Il se soûle, quoi ?

HEDVIG
Je crois que oui.

GREGERS
Comme cela, vous avez beaucoup de temps libre. Et là-dedans, c'est un monde à part… j'imagine ?

HEDVIG
Oh, oui, tout à fait à part. Et puis il y a là tant de choses extraordinaires!…

GREGERS
Vraiment ?

HEDVIG
De grandes armoires remplies de livres. Et dans plusieurs de ces livres, il y a des images.

GREGERS
Oh !

HEDVIG
Et puis il y a un vieux secrétaire, avec des tiroirs et des tabliers, et puis une grande pendule, avec des figures qui apparaissent. Mais cette pendule ne marche plus.

GREGERS
Le temps s'est arrêté, chez le canard sauvage.

HEDVIG
Oui. Il y a aussi de vieilles boîtes de couleurs et d'autres choses du même genre ; et puis tous les livres.

GREGERS
Vous les lisez, n'est-ce pas, tous ces livres ?

HEDVIG
Oh oui ! quand je peux. Seulement, la plupart sont en anglais. Je ne les comprends pas ; mais alors je regarde les images. Il y a un livre qui s'appelle Harryson's History of London, qui a pour sûr cent ans et où il y a un tas d'images !… À la première page il y a une planche qui représente la Mort avec un sablier et une Vierge. C'est bien laid !… Mais il y a toutes ces autres images avec des églises, des palais, des rues, et de grands vaisseaux qui vont sur la mer.

GREGERS
Mais dites-moi, d'où vous viennent toutes ces belles choses ?

HEDVIG
C'est un vieil officier de marine qui habitait ici et qui les a apportées. On l'appelait "le Hollandais volant". C'est bien drôle, parce qu'il n'était pas hollandais.

GREGERS
Vraiment ?

HEDVIG
Non. Et puis il a disparu et tout ça est resté ici.

GREGERS
Dites-moi maintenant… quand vous regardez ces images, l'envie ne vous vientelle jamais de voir vous-même le monde, le vrai monde, tel qu'il est ?

HEDVIG
Oh non ! je veux rester à la maison pour aider papa et maman.

GREGERS
À retoucher des photographies ?

HEDVIG
Oh ! ce n'est pas seulement ça. Je voudrais surtout apprendre à graver des images, comme celles qui sont dans les livres anglais.

GREGERS
Et… qu'en dit votre père ?

HEDVIG
Je ne crois pas que ce soit dans les idées de papa. Il est drôle, papa. Pensez donc, il dit que je dois apprendre à tresser des corbeilles et à rempailler. Mais cela ne me plaît pas, à moi.

GREGERS
À moi non plus.

HEDVIG
Seulement, papa a naturellement raison de dire que, si j'avais appris la vannerie, j'aurais pu faire le nouveau panier pour le canard.

GREGERS
Mais oui, et c'était là votre affaire avant tout.

HEDVIG
Oui, puisque le canard est à moi.

GREGERS
Justement.

HEDVIG
Oui, il est à moi, mais papa et grand-père peuvent me l'emprunter aussi souvent qu'ils veulent.

GREGERS
Vraiment ? Et qu'est-ce qu'ils en font ?

HEDVIG
Oh ! ils s'occupent de lui, ils lui arrangent des choses, et voilà !…

GREGERS
Je comprends. Le canard sauvage a naturellement la première place ici.

HEDVIG
Bien sûr ; puisque c'est un véritable oiseau sauvage. Et puis c'est dommage pour lui, il n'a pas de compagnon, le pauvre petit.

GREGERS
Il n'a pas de famille, lui, pas comme les lapins…

HEDVIG
Non. Pas comme les poules aussi… Il y en a tant… elles ont été poussins ensemble ; mais lui, il est séparé de tous les siens. Et puis, il y a une chose extraordinaire, avec le canard sauvage ; personne ne le connaît, et personne ne sait d'où il vient.

GREGERS
Et puis il a été au fond des mers. HEDVIG jette un coup d'œil sur

GREGERS (et réprime un sourire)
Pourquoi dites-vous "au fond des mers" ?

GREGERS
Comment devrais-je dire ?

HEDVIG
Vous pourriez dire "au fond de la mer", ou "au fond de l'eau".

GREGERS
Pourquoi pas "au fond des mers" ?

HEDVIG
Cela me semble si drôle quand d'autres disent "le fond des mers".

GREGERS
Pourquoi cela ? Pourquoi, dites ?

HEDVIG
Non, je ne veux pas, c'est trop bête !

GREGERS
Pas du tout. Dites-moi pourquoi vous avez souri ?

HEDVIG
Voici : toutes les fois que je pense au grenier et à tout ce qu'il y a dedans, je me dis que tout ça s'appelle d'un seul nom : "le fond des mers". Mais c'est si bête.

GREGERS
Ne dites pas cela.

HEDVIG
Si, puisque c'est tout simplement un grenier.

GREGERS (la regardant fixement)
En êtes-vous bien certaine ?

HEDVIG (avec stupéfaction)
Que c'est un grenier ?

GREGERS
Vous en êtes sûre ?
(HEDVIG se tait et le regarde, bouche bée. GINA entre, venant de la cuisine et portant une nappe et de la vaisselle.)

GREGERS (se levant)
Je crains d'être arrivé trop tôt.

GINA
Il faut bien que vous soyez quelque part. Ce sera bientôt prêt. Débarrasse la table, Hedvig.
(HEDVIG débarrasse la table. Pendant la scène suivante, elle et GINA mettent le couvert. GREGERS s'assied dans le fauteuil et feuillette un album.)

GREGERS
J'apprends que vous savez retoucher les photos, madame Ekdal.

GINA (le regardant de côté)
En effet.

GREGERS
Quelle heureuse coïncidence !

GINA
Comment cela ?

GREGERS
Puisque Ekdal est devenu photographe.

HEDVIG
Maman sait aussi faire de la photographie.

GINA
Oh oui ; j'ai été bien forcée d'apprendre ce métier.

GREGERS
C'est peut-être vous qui faites marcher les affaires ?

GINA
Oui, quand Ekdal n'a pas le temps.

GREGERS
Son vieux père doit beaucoup l'occuper.

GINA
Et puis ce n'est pas le travail d'un homme comme Ekdal, de tirer ainsi le portrait de tout le monde.

GREGERS
Je crois bien !… Pourtant puisqu'il a choisi ce métier…

GINA
Vous devez bien vous figurer, monsieur Werle, qu'Ekdal n'est pas un photographe ordinaire.

GREGERS
Assurément non ! Mais…
(Un coup de feu dans le grenier.)

GREGERS (bondissant)
Qu'est-ce que c'est que ça ?

GINA
Ouf, voilà qu'ils tirent de nouveau.

GREGERS
Ils tirent des coups de feu, maintenant !

HEDVIG
Ils sont à la chasse.

GREGERS
Comment ça ? (À l'entrée du grenier.)
Tu es en train de chasser, Hjalmar ?

HJALMAR (de l'autre côté du filet)
Tu es là ? Je n'en savais rien, j'étais si occupé. (À HEDVIG.)
Et toi qui ne préviens personne.
(Il entre.)

GREGERS
Tu tires des coups de feu dans le grenier ?

HJALMAR (montrant un pistolet à deux canons)
Oh ! Avec ceci seulement.

GINA
Grand-père et toi, vous finirez par causer un malheur, avec votre picsolet. HJALMAR, (avec colère.)
— Je crois t'avoir dit que l'arme ici présente se nomme un pistolet.

GINA
Elle n'en vaut guère mieux, ma foi.

GREGERS
Tu es donc devenu chasseur, toi aussi, Hjalmar ?

HJALMAR
Oh ! une petite chasse au lapin, de temps en temps, tu comprends. C'est surtout pour faire plaisir à mon père.

GINA
C'est drôle, les hommes : il faut toujours qu'ils aient de quoi se divider.

HJALMAR (irrité)
Oui, oui ; il nous faut toujours quelque chose pour nous divertir.

GINA
Mais c'est exactement ce que j'ai dit.

HJALMAR
C'est bien, c'est bien. (À GREGERS.)
Vois-tu, ce grenier est si bien situé que personne ne nous entend tirer. (Il dépose le pistolet sur le rayon le plus élevé de l'étagère.)
Ne touche pas au pistolet, Hedvig ; souviens-toi qu'il y a un canon chargé.

GREGERS (regardant à travers le filet)
Tu as un fusil aussi, à ce que je vois.

HJALMAR
C'est le vieux fusil de mon père. On ne peut plus s'en servir. Le chien est abîmé. Mais c'est tout de même amusant de l'avoir. Nous pouvons, de temps en temps, le démonter, le nettoyer, le graisser et le remonter. Il va sans dire que c'est surtout mon père qui s'en occupe.

HEDVIG (qui s'est approchée de GREGERS)
Maintenant, vous pouvez bien voir le canard sauvage.

GREGERS
Je le regardais justement. Il traîne un peu l'aile, à ce qu'il me semble.

HJALMAR
Ce n'est pas étonnant, il a été blessé.

GREGERS
Et puis la patte aussi, si je ne me trompe.

HJALMAR
Il la traîne un tout petit peu, c'est possible.

HEDVIG
C'est cette patte que le chien a mordue.

HJALMAR
À part cela, il n'a aucun mal ; et c'est vraiment extraordinaire, quand on songe qu'il a reçu une volée de plomb dans le corps, que le chien l'a tenu dans ses mâchoires.

GREGERS (avec un coup d'œil vers HEDVIG)
Et qu'il a séjourné si longtemps au fond des mers.

HEDVIG (souriant)
Oui.

GINA (près de la table)
Ce fameux canard. On le dorlotine pas mal, il me semble.

HJALMAR
Le couvert n'est pas encore mis ?

GINA
Bientôt. Viens m'aider, Hedvig.
(GINA et HEDVIG vont à la cuisine.)

HJALMAR (à mi-voix)
Il vaut mieux que tu t'éloignes de là. Mon père n'aime pas qu'on le regarde.
(GREGERS s'éloigne du grenier.)

HJALMAR
Et puis, je vais fermer avant que les autres n'arrivent. (Il frappe dans ses mains.)
Ouste, ouste ! Voulez-vous bien vous en aller ! (Il relève le rideau et ferme la porte.)
Cette machine est de mon invention. C'est assez amusant, de s'occuper de ces choses-là et de les remettre en état quand elles sont abîmées. Du reste c'est tout à fait nécessaire, vois-tu, car Gina ne veut pas de lapins et de poules dans l'atelier.

GREGERS
Non, et c'est sans doute ta femme qui gouverne ici ?

HJALMAR
En général, je lui abandonne les affaires courantes, et pendant ce temps je me réfugie dans le salon pour penser à des choses plus graves.

GREGERS
À quoi penses-tu, Hjalmar ?

HJALMAR
Cela m'étonne que tu ne me l'aies pas encore demandé. Peut-être aussi n'as-tu pas entendu parler de l'invention ?

GREGERS
Non. De quelle invention ?

HJALMAR
Vraiment ? Tu n'en as pas entendu parler ? C'est vrai que, dans les déserts d'où tu viens…

GREGERS
Tu as fait une découverte !

HJALMAR
Pas encore, mais j'y travaille. Tu te figures bien, n'est-ce pas, que, si je me suis voué à la photographie, ce n'est pas pour faire tout simplement les portraits d'un tas de monde ?…

GREGERS
Non, non, ta femme vient de me le dire.

HJALMAR
Je me suis juré que, du moment où je consacrerais mes forces à ce métier, je saurais l'élever à la dignité d'un art, en même temps que d'une science. C'est alors que j'ai décidé de travailler à cette grande invention.

GREGERS
En quoi consiste-t-elle, cette invention ?

HJALMAR
Mon cher, il ne faut pas encore me questionner sur les détails. Cela demande du temps, vois-tu. Et puis, ne crois pas que ce soit la vanité qui me pousse. Ce n'est pas pour moi que je travaille. Oh non ! J'ai un but qui me préoccupe nuit et jour.

GREGERS
De quel but parles-tu ?

HJALMAR
Tu oublies le vieillard aux cheveux blancs.

GREGERS
Ton pauvre père ? Que pourrais-tu faire pour lui?

HJALMAR
Je peux réveiller en lui le sentiment de sa dignité, en couvrant de gloire et d'honneur le nom d'Ekdal.

GREGERS
C'est donc là le but de ton existence ?

HJALMAR
Je veux sauver le naufragé ! Oui, il a fait naufrage, aussitôt que la tempête s'est déchaînée sur sa tête. Dès que ces terribles enquêtes ont commencé, il est devenu un autre homme. Tu sais, ce pistolet qui est là, le même avec lequel nous tuons des lapins, il a joué un rôle dans la tragédie de la famille Ekdal.

GREGERS
Le pistolet ? Vraiment ?

HJALMAR
Quand le jugement a été prononcé, quand il allait être mis en prison, il a saisi son pistolet.

GREGERS
Il voulait… ?

HJALMAR
Oui. Mais il n'a pas eu le courage. Il a été lâche. Déjà son âme était affaiblie, égarée. Oh ! comprends-tu cela ? Lui, un militaire, un homme qui avait tué neuf ours et qui descendait de deux lieutenants-colonels… oui… l'un après l'autre, naturellement… Comprends-tu cela, Gregers ?

GREGERS
Je le comprends très bien.

HJALMAR
Pas moi. Et de nouveau, le pistolet intervint dans l'histoire de notre famille : quand on l'a vêtu de gris, qu'on l'a mis sous les verrous… Oh ! quelle époque épouvantable pour moi !… Les stores de mes deux fenêtres étaient baissés. En regardant dehors, je voyais le soleil briller comme d'habitude. Je ne comprenais plus rien. Je voyais les gens dans la rue rire et parler de choses et d'autres. Je ne comprenais plus rien. Il me semblait que tout ce qui existe aurait dû s'arrêter, comme pendant une éclipse.

GREGERS
Quand ma mère est morte, j'ai éprouvé le même sentiment.

HJALMAR
À ce moment-là, Hjalmal Ekdal a appuyé sur sa poitrine le canon de son pistolet.

GREGERS
Toi aussi, tu voulais…!

HJALMAR
Oui.

GREGERS
Mais tu n'as pas tiré.

HJALMAR
Non. Au moment décisif, j'ai triomphé de moi-même. J'ai décidé de vivre. Mais, crois-moi, il faut du courage pour choisir la vie dans de telles circonstances.

GREGERS
Cela dépend du point de vue.

HJALMAR
Il n'y en a qu'un, crois-moi, et il est heureux que je l'aie choisi, car bientôt j'aurai mis en application mon invention et le docteur Relling croit, comme moi, que mon père pourra, après cela, reprendre son uniforme. C'est tout ce que je demanderai pour prix de mon invention.

GREGERS
C'est donc la question de l'uniforme, qui…

HJALMAR
Oui, c'est là son ambition, son désir le plus ardent. Tu ne saurais croire combien mon cœur saigne pour lui. Chaque fois que nous célébrons une petite fête de famille, l'anniversaire de notre mariage, ou quelque chose du même genre, le vieillard fait son entrée, revêtu de son uniforme de lieutenant, souvenir des jours heureux. Mais au moindre coup qu'on frappe à la porte, il s'enfuit dans sa chambre, aussi vite que ses pauvres vieilles jambes peuvent le porter. Il n'ose pas se montrer ! Cela déchire le cœur, tu sais… le cœur d'un fils.

GREGERS
Combien de temps te faut-il à peu près pour mettre au point cette invention ?

HJALMAR
Mon Dieu, ne me demande donc pas de détails. Combien de temps ? Mais une invention… on ne règle pas cela à sa guise. Cela dépend de l'inspiration, d'une suggestion. Il est presque impossible de dire d'avance à quel moment elle se produit.

GREGERS
Mais cela avance, cependant ?

HJALMAR
Naturellement, cela avance. Il ne se passe pas un jour que je n'y travaille : elle m'occupe tout entier. Quotidiennement, après le repas, je m'enferme au salon, où je peux me recueillir en silence. Seulement il ne faut pas me presser, cela ne sert à rien. C'est aussi l'avis de Relling.

GREGERS
Ne crains-tu pas qu'en t'occupant ainsi de ce grenier, tu ne te laisses distraire ?

HJALMAR
Non, non, non ; tout au contraire. Ne dis donc pas cela. Je ne peux aller et venir toute la journée, avec l'obsession constante d'une même idée. Je dois avoir autre chose à faire en attendant. L'inspiration, vois-tu, le trait de lumière, viendra tout de même quand elle devra venir.

GREGERS
Tu sais, mon cher Hjalmar, qu'à mon avis, il y a en toi quelque chose du canard sauvage.

HJALMAR
Du canard sauvage ? Comment ça ?

GREGERS
Tu as plongé jusqu'au fond et tu te tiens aux varechs.

HJALMAR
Tu penses peut-être à ce coup presque mortel qui nous a blessés à l'aile, mon père et moi.

GREGERS
Pas précisément. Je ne veux pas dire que tu as été estropié. Mais tu es tombé dans une mare empoisonnée, Hjalmar, tu as contracté une maladie latente, et tu as plongé pour mourir dans l'obscurité.

HJALMAR
Mourir dans l'obscurité ! Moi ? Non, Gregers, ne me dis pas de ces absurdités.

GREGERS
Calme-toi. Je saurai te repêcher, car, vois-tu, depuis hier, j'ai, moi aussi, un but dans l'existence.

HJALMAR
C'est bien possible. Mais je te prie de me laisser en dehors de tout cela. Je peux t'assurer que, mise à part une mélancolie bien naturelle, je me porte aussi bien qu'on peut le désirer.

GREGERS
C'est encore un effet du poison.

HJALMAR
Ecoute, mon cher ami, ne parle donc plus de maladies et de poisons ; je ne suis pas habitué à ce genre de conversations. Chez moi, on ne me parle jamais de choses déplaisantes.

GREGERS
Je n'en doute pas.

HJALMAR
Non, car cela ne me fait pas de bien. Il n'y a ici ni miasme ni marécage, comme tu dis. C'est l'humble maison d'un photographe, je le sais bien, et ma condition est modeste. Mais je suis un inventeur, vois-tu ; et, de plus, un père de famille. Cela m'élève au-dessus des petitesses de mon état. Ah ! voici le déjeuner !
(GINA et HEDVIG apportent des bouteilles de bière, un carafon d'eau-de-vie, des verres, etc. Au même moment, entrent RELLING et MOLVIK sans chapeau ni pardessus. MOLVIK est en noir.)

GINA (disposant la table)
Bon. Ces deux-là arrivent juste au bon moment.

RELLING
Molvik a cru sentir une odeur de hareng et, dès lors, il n'y a plus eu moyen de le retenir. Encore une fois, bonjour, Ekdal.

HJALMAR
Gregers, permets-moi de te présenter le séminariste Molvik et le docteur… C'est juste, tu connais Relling, n'est-ce pas ?

GREGERS
Oui, vaguement.

RELLING
Tiens, c'est M. Werle fils. Oui, nous nous sommes disputés là-bas, à Hoydal. Et vous venez vous installer ici ?

GREGERS
J'y suis installé depuis ce matin.

RELLING
Molvik et moi, nous demeurons au-dessous de chez vous, de sorte que vous avez sous la main un médecin et un pasteur, au cas où vous en auriez besoin.

GREGERS
Merci, cela pourrait bien arriver. Hier, nous étions treize à table.

HJALMAR
Voyons : ne reviens pas toujours à tes sujets déplaisants.

RELLING
Tu peux être tranquille, Ekdal ; ce n'est pas toi que cela concerne.

HJALMAR
Je l'espère bien pour ma famille. Et maintenant, prenons place, mangeons, buvons, soyons gais.

GREGERS
Nous n'attendons pas ton père ?

HJALMAR
Non, il préfère prendre son repas dans sa chambre, plus tard. Installons-nous.
(Les hommes s'asseyent, mangent et boivent. GINA et HEDVIG vont et viennent, faisant le service.)

RELLING
Dites donc, madame Ekdal, Molvik a pris encore une sacrée cuite, hier soir.

GINA
Comment, encore ?

RELLING
Vous ne l'avez pas entendu, quand je l'ai ramené cette nuit ?

GINA
Non, je n'ai rien entendu.

RELLING
Tant mieux. Il était dans un triste état cette nuit, Molvik.

GINA
Est-ce vrai, Molvik ?

MOLVIK
Passons l'éponge sur les incidents de cette nuit. Ces choses-là ne relèvent pas de ce qu'il y a de mieux chez moi.

RELLING (à GREGERS)
Cela le prend par accès. Il faut alors que j'aille faire la bringue avec lui. Le séminariste Molvik est démoniaque, voyez-vous !

GREGERS
Démoniaque ?

RELLING
Oui, Molvik est démoniaque.

GREGERS
Hum.

RELLING
Et les natures démoniaques ne peuvent pas marcher droit dans ce monde : il faut qu'elles fassent des détours de temps en temps. Dites-moi, vous supportez encore le séjour dans ce vilain trou tout noir ?

GREGERS
Je l'ai supporté jusqu'à présent.

RELLING
Avez-vous fini par collecter cette taxe que vous présentez à droite et à gauche ?

GREGERS
Une taxe ? (Comprenant.)
Ah ! oui.

HJALMAR
Tu prélevais des taxes, Gregers ?

GREGERS
Ah, baste !

RELLING
Mais certainement. Il faisait la tournée chez tous les ouvriers et présentait quelque chose qu'il appelait la taxe de l'idéal.

GREGERS
J'étais jeune dans ce temps-là.

RELLING
Vous avez raison ; vous étiez bien jeune. Et la taxe de l'idéal ne vous a jamais été payée de mon temps.

GREGERS
Plus tard non plus.

RELLING
Alors vous avez eu, sans doute, la sagesse de transiger un peu, n'est-ce pas ?

GREGERS
Je ne transige jamais quand j'ai affaire à un homme digne de ce nom.

HJALMAR
Il me semble que tu as parfaitement raison. Du beurre, Gina.

RELLING
Et un morceau de lard pour Molvik.

MOLVIK
Oh ! pas de lard.
(On frappe à la porte du grenier.)

HJALMAR
Ouvre, Hedvig, grand-père veut rentrer.
(HEDVIG entrouvre la porte. Le père EKDAL entre, portant la peau d'un lapin fraîchement dépouillé. HEDVIG referme la porte.)

EKDAL
Bonjour, messieurs. Chasse heureuse, aujourd'hui. J'en ai tué un grand.

HEDVIG
Et tu lui as enlevé la peau sans m'attendre !

EKDAL
Je l'ai salé aussi, c'est bon, la viande de lapin, c'est tendre, c'est doux, cela a le goût du sucre. Bon appétit, messieurs.
(Il rentre dans sa chambre.)

MOLVIK (se levant)
Excusez ; je n'en peux plus ; il faut que je descende.

RELLING
Prenez de l'eau de Seltz, mon bonhomme.

MOLVIK
Oh ! oh !
(Il sort par la porte d'entrée.)

RELLING (à HJALMAR)
Prenons un verre à la santé du vieux chasseur.

HJALMAR (trinquant,)
Oui, à la santé d'un chasseur au seuil du tombeau.

RELLING
A la santé de ses cheveux blancs. (Il boit.)
Au fait, dis-moi, ses cheveux sont-ils gris ou blancs ?

HJALMAR
Entre les deux. D'ailleurs, je crois qu'il n'en reste plus beaucoup sur son crâne.

RELLING
Une perruque n'a encore empêché personne de faire son chemin. Au fond, tu es un homme heureux, Ekdal. Avec ce but magnifique que tu t'es fixé dans l'existence.

HJALMAR
Et j'y travaille avec ardeur, tu sais.

RELLING
Et puis, quand on voit ta femme si diligente, roulant des hanches, glissant sur ses semelles de feutre, te préparant tout, veillant à tout ce qu'il te faut.

HJALMAR
Gina, oui. (Il lui fait un signe de tête.)
Tu es une bonne compagne, toi.

GINA
Voulez-vous bien cesser de recenser sur mon compte.

RELLING
Et la petite Hedvig, donc, Ekdal !

HJALMAR (ému)
L'enfant, oui ! L'enfant avant tout. Hedvig, viens près de moi. (Il lui caresse les cheveux.)
Quel jour serons-nous demain, dis ?

HEDVIG (le secouant)
Ne dis rien, papa !

HJALMAR
Mon cœur saigne à la pensée qu'il y aura si peu de chose, rien qu'une petite fête au grenier.

HEDVIG
Mais c'est justement ça qui sera bien !

RELLING
Attends seulement, Hedvig, que cette remarquable invention ait vu le jour.

HJALMAR
Oh alors ! Tu verras bien ! Hedvig, je me suis décidé à assurer ton avenir. Tu seras heureuse jusqu'à la fin de tes jours. Je demanderai quelque chose pour toi, une chose ou une autre. Ce sera la seule récompense du pauvre inventeur.

HEDVIG (lui passe les bras autour du cou et lui murmure à l'oreille.)
Cher, cher petit papa !

RELLING (à GREGERS)
Eh bien ! N'est-ce pas agréable, pour changer, d'être assis à une table bien servie, au sein d'une famille heureuse.

HJALMAR
En effet, j'attache un grand prix à ces moments passés à table.

GREGERS
Quant à moi, je n'aime pas respirer l'air des marécages.

RELLING
Des marécages ?

HJALMAR
Tu vas recommencer !

GINA
Je vous jure bien, monsieur Werle, que l'air n'est pas vicié chez nous, car j'aère tous les jours que Dieu fait.

GREGERS (se levant de table)
La puanteur dont je parle, vous ne parviendrez pas à la chasser.

HJALMAR
La puanteur !

GINA
Oui, qu'en dis-tu, Ekdal ?

RELLING
Excusez-moi, mais ce ne serait pas vous, par hasard, qui apporteriez cette puanteur de là-bas, de l'usine ?

GREGERS
Cela vous ressemblerait assez d'appeler puanteur ce que j'apporte dans cette maison.

RELLING (allant vers lui)
Ecoutez, monsieur Werle fils, je vous soupçonne fort de conserver encore au fond de votre poche… la taxe de l'idéal.

GREGERS
C'est là, dans ma poitrine, que je la conserve.

RELLING
Eh, par le diable ! conservez-la où vous voulez : seulement je ne vous conseille pas de collecter ici, tant que je suis là.

GREGERS
Et si je le fais tout de même ?

RELLING
Vous descendrez l'escalier la tête la première. C'est moi qui vous le dis.

HJALMAR (se levant)
Voyons, Relling.

GREGERS
Essayez, jetez-moi dehors.

GINA (s'interposant)
Cessez donc, Relling. Mais il faut que je vous dise, monsieur Werle, que ce n'est pas à vous, qui avez fait toutes ces saletés dans votre poêle, de venir chez moi parler de puanteur.
(On frappe à la porte d'entrée.)

HEDVIG
Maman, on frappe.

HJALMAR
Allons, bon ! Voilà que ça se bouscule à nouveau, maintenant.

GINA
Laisse-moi faire. (Elle va ouvrir la porte, s'arrête net, tressaille et se retire vivement.)
Oh, là, là !
(Le négociant WERLE entre et fait un pas dans la pièce. Il est en manteau de fourrure.)

WERLE
Excusez-moi. Mais je crois que mon fils demeure dans cette maison. GINA, (suffoquant.)
— Oui.

HJALMAR (s'approchant de WERLE)
Donnez-vous la peine, monsieur Werle…

WERLE
Merci, je voudrais seulement parler à mon fils.

GREGERS
Qu'y a-t-il ? Me voici.

WERLE
Je désire te parler dans ta chambre.

GREGERS
Dans ma chambre ? Bien.
(Il veut y aller.)

GINA
Non, Dieu sait qu'elle n'est pas en état de…

WERLE
Eh bien alors, sur le palier. Je veux parler avec toi seul à seul.

HJALMAR
À l'instant, monsieur Werle. Viens au salon, Relling.
(HJALMAR et RELLING sortent par la droite. GINA emmène HEDVIG à la cuisine. Un silence.)

GREGERS
Eh bien ! nous voici seuls.

WERLE
Tu as fait quelques insinuations, hier soir. Et comme tu es venu t'établir chez les Ekdal, j'en déduis que tu as quelque mauvais dessein à mon égard.

GREGERS
Le dessein que j'ai, c'est d'ouvrir les yeux à Hjalmar Ekdal. Il faut qu'il voie sa situation telle qu'elle est… Voilà tout.

WERLE
C'est là ce but dans l'existence dont tu parlais hier ?

GREGERS
Oui, c'est le seul que tu m'aies laissé.

WERLE
Est-ce donc moi qui t'ai troublé l'esprit ?

GREGERS
Tu m'as gâché la vie. Il ne s'agit pas de ma mère. Mais c'est à toi que je dois les remords qui me rongent et me poursuivent.

WERLE
Ah ! c'est donc ta conscience qui va mal.

GREGERS
J'aurais dû agir contre toi, quand on a tendu ce piège au lieutenant Ekdal. J'aurais dû le mettre en garde, car je me doutais bien de la façon dont cela finirait.

WERLE
S'il en est ainsi, tu aurais dû en parler, en effet.

GREGERS
Je n'ai pas osé, j'étais trop lâche, trop intimidé. J'avais une telle peur de toi alors, et plus tard encore.

WERLE
Cette peur est bien passée, à ce qu'il paraît.

GREGERS
Heureusement oui, elle est passée. Le mal que moi et d'autres nous avons fait au vieil Ekdal est irréparable. Mais, quant à Hjalmar, je peux le sauver du mensonge et de l'imposture où il est en train de s'enliser.

WERLE
Crois-tu que ce soit là une bonne action ?

GREGERS
J'en ai la ferme conviction.

WERLE
Tu crois peut-être que le photographe Ekdal est homme à te savoir gré de cette preuve d'amitié ?

GREGERS
Oui, je le crois.

WERLE
Nous verrons bien.

GREGERS
Et puis… si je dois continuer de vivre, il faut que je cherche un remède pour ma conscience malade.

WERLE
Elle ne guérira jamais. Tu as la conscience malade depuis ton enfance. Tu as hérité cela de ta mère, Gregers : le seul héritage qu'elle t'ait laissé.

GREGERS (avec un demi-sourire moqueur)
Tu n'as pas encore pu digérer de t'être trompé en croyant épouser une femme riche.

WERLE
Ne nous égarons pas. Ainsi, tu es bien décidé à mettre Hjalmar Ekdal sur une piste que tu crois la bonne.

GREGERS
Oui, j'y suis décidé.

WERLE
Allons. En ce cas, j'aurais pu m'épargner cette démarche. Il est inutile désormais de te demander si tu veux rentrer sous mon toit ?

GREGERS
Oui.

WERLE
Et tu ne veux pas non plus t'associer avec moi ?

GREGERS
Non.

WERLE
Bon. Mais comme je veux me remarier, je veux te donner ce qui te revient.

GREGERS (vivement)
Non. Je ne veux rien.

WERLE
Tu ne veux rien ?

GREGERS
Non. Ma conscience me défend de rien accepter.

WERLE (après un instant)
Retournes-tu à l'usine ?

GREGERS
Non. Je me considère comme ayant quitté ton service.

WERLE
Mais que veux-tu faire en ce cas ?

GREGERS
Je veux atteindre le but de mon existence. Rien de plus.

WERLE
Bon, mais après cela ? De quoi vivras-tu ?

GREGERS
J'ai mis de côté une part de mon traitement.

WERLE
Cela te mènera loin !

GREGERS
Je crois que cela suffira aussi longtemps que je vivrai.

WERLE
Que veux-tu dire ?

GREGERS
Je ne réponds rien.

WERLE
En ce cas, adieu, Gregers.

GREGERS
Adieu.
(WERLE sort.)

HJALMAR (entrouvrant la porte)
Il est parti ?

GREGERS
Oui.
(HJALMAR et RELLING rentrent, ainsi que GINA et HEDVIG qui viennent de la cuisine.)

RELLING
Voilà un déjeuner fichu.

GREGERS
Va t'habiller, Hjalmar, nous allons faire une longue promenade.

HJALMAR
Volontiers. Que te voulait ton père ? Est-ce qu'il s'agissait de moi ?

GREGERS
Viens toujours. Nous avons à parler. Je vais mettre mon paletot.
(Il sort par la porte du palier.)

GINA
Tu ne devrais pas aller avec lui, Ekdal.

RELLING
Non, ne t'en va pas. Reste ici.

HJALMAR (prenant son chapeau et son paletot)
Comment ! quand un ami d'enfance éprouve le besoin de se confier à moi entre quatre yeux…

RELLING
Mais, que diable ! tu ne vois donc pas que cet individu est toqué, timbré, fou !

GINA
Tu vois bien. Sa mère aussi avait des crises qui lui tournaient le physique de temps en temps.

HJALMAR
Il n'en a que plus sérieusement besoin de l'œil vigilant d'un ami. (A GINA.)
Surtout, que le dîner soit prêt à l'heure fixée. Au revoir.
(Il sort par la porte du palier.)

RELLING
Quel malheur qu'un des puits de mine d'Hoydal n'ait pas conduit cet homme aux enfers !

GINA
Jésus ! pourquoi dites-vous ça ?

RELLING (entre ses dents)
Oh ! pour rien, j'ai mon idée.

GINA
Croyez-vous que M. Werle fils soit tout à fait fou?

RELLING
Malheureusement non. Il n'est pas plus fou que le commun des mortels. Mais il a une maladie dans le corps, c'est sûr.

GINA
Qu'est-ce qui lui manque donc ?

RELLING
Je vais vous le dire, madame Ekdal. Il est atteint d'une fièvre de probité aiguë.

GINA
Une fièvre de probité aiguë ?

HEDVIG
C'est une maladie, ça ?

RELLING
Oui, une maladie nationale, mais elle n'apparaît qu'à l'état sporadique. (Avec un signe de tète à GINA.)
Au revoir.
(Il sort par la porte du palier.)

GINA (inquiète, rôdant à travers la pièce)
Ah ! ce Gregers Werle, ça a toujours été un oiseau de malheur.

HEDVIG (la regardant attentivement, debout près de la table)
Tout ça est bien étrange.

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