ACTE QUATRIÈME



L'atelier de HJALMAR EKDAL. On vient de prendre des photographies. Au milieu de la pièce se trouvent un appareil recouvert d'une étoffe sombre, un trépied, une ou deux chaises, une console, etc. L'atelier est éclairé par les derniers rayons du soleil couchant. Un peu plus tard, le crépuscule tombe.
GINA se tient à la porte d'entrée ouverte et parle avec quelqu'un qui est dehors. Elle a en main un étui à clichés et une plaque de verre humide.

GINA
Oui, vous pouvez en être sûrs. Quand je promets quelque chose, je le tiens. La première douzaine sera prête lundi. Adieu, adieu !
(On entend des pas qui descendent l'escalier. GINA ferme la porte, met le cliché dans l'étui et glisse le tout dans l'appareil.)

HEDVIG (venant de la cuisine)
Ils sont partis ?

GINA (rangeant)
Oui, grâce à Dieu, j'en suis enfin débarrassée.

HEDVIG
Pourquoi papa n'est-il pas encore rentré ?

GINA
Tu es sûre qu'il n'est pas chez Relling ?

HEDVIG
Non, il n'y est pas. Tout à l'heure je suis descendue voir par l'escalier de service.

GINA
Et son dîner qui va être froid.

HEDVIG
Oui, pense donc, papa qui est toujours ponctuel au dîner !

GINA
II rentrera à l'instant, tu vas voir.

HEDVIG
Oh, s'il pouvait venir ! Tout me semble si étrange, maintenant.

GINA (avec un cri)
Le voici !
(HJALMAR entre par la porte du palier.)

HEDVIG (courant au-devant de lui)
Papa ! Oh ! Comme nous t'avons attendu, si tu savais !

GINA (le regardant)
Tu es resté bien longtemps absent, Ekdal.

HJALMAR (sans la regarder)
Assez longtemps, oui.
(Il ôte son pardessus. GINA et HEDVIG veulent l'aider. Il les écarte.)

GINA
As-tu dîné avec Werle ?

HJALMAR (suspendant son pardessus)
Non.

GINA (se dirigeant vers la cuisine)
En ce cas, je vais t'apporter ton dîner.

HJALMAR
Non, laisse cela. Je ne mangerai pas maintenant.

HEDVIG (s'approchant)
Tu ne vas pas bien, papa ?

HJALMAR
Bien ? Oh si, pas trop mal. Nous avons fait une promenade fatigante, Gregers et moi.

GINA
Tu n'aurais pas dû le suivre, Hjalmar ; tu n'y es pas habitué.

HJALMAR
Hum. Il y a dans ce monde bien des choses auxquelles un homme doit s'habituer.(Il arpente la pièce un instant.)
Personne n'est venu, pendant mon absence ?

GINA
Il n'y a eu que ces deux amoureux.

HJALMAR
Pas de nouvelles commandes ?

GINA
Non, pas aujourd'hui.

HEDVIG
Tu vas voir, papa, qu'il y en aura demain.

HJALMAR
Ce serait heureux. Demain, je compte me mettre sérieusement à l'ouvrage.

HEDVIG
Demain ! Mais tu oublies quel jour c'est, demain.

HJALMAR
Ah, c'est vrai, eh bien ! après-demain. Dorénavant, je veux tout faire moi-même, je veux être tout seul à faire le travail.

GINA
Voyons, Ekdal, à quoi cela te servirait-il ? À t'empoisonner l'existence, voilà tout. Je suffis bien au travail de photographie, et toi, tu continueras à travailler à ton invention.

HEDVIG
Et le canard sauvage, et les lapins, et les…

HJALMAR
Ne me parle plus de ces niaiseries ! A partir de demain je ne remets plus les pieds au grenier.

HEDVIG
Mais, papa, tu m'as promis qu'il y aurait fête demain.

HJALMAR
C'est vrai. Eh bien ! ce sera à partir d'après-demain. Ce maudit canard, j'aurais envie de lui tordre le cou.

HEDVIG (poussant un cri)
Au canard sauvage !

GINA
A-t-on jamais entendu une chose pareille !

HEDVIG (le secouant)
Dis donc, papa, c'est mon canard, à moi.

HJALMAR
C'est bien pour cela que je m'en abstiens. Je n'ai pas le cœur de l'étrangler, je n'en ai pas le cœur à cause de toi, Hedvig. Mais je sens bien, tout au fond de moi-même, que je devrais agir autrement. Je ne devrais pas tolérer sous mon toit un être qui est passé dans ces mains-là.

GINA
Mais écoute, même si c'est ce goujat de Pettersen qui l'a donné à grand-père…

HJALMAR (arpentant la pièce)
Il y a certaines exigences, comment les appellerai-je ? Allons, si vous voulez, je dirai des exigences idéales, il y a certaines obligations auxquelles un homme ne (peut)
pas se soustraire sans salir son âme.

HEDVIG (marchant derrière lui)
Mais, songe donc, le canard, le pauvre canard sauvage…

HJALMAR (s'arrêtant tout à coup)
Puisque je te dis que je l'épargne à cause de toi. Pas une plume ne tombera de… ; allons, je le répète : on l'épargnera. Il y a des devoirs à remplir, encore plus grands que ceux-là. Mais il est temps que tu sortes un peu, Hedvig, comme tu en as l'habitude. Le jour a baissé, c'est ce qu'il te faut.

HEDVIG
Non, je ne me soucie pas de sortir en ce moment.

HJALMAR
Si, il faut sortir. Il me semble que tes paupières se ferment. Cela ne te fait pas de bien, tout cet air malsain. Il y a sous ce toit une bien lourde atmosphère.

HEDVIG
Bon, bon, je descends par l'escalier de service et je marche un peu dehors. Mon manteau, mon chapeau ? Bon ! Ils sont dans ma chambre. Dis donc, papa, tu ne feras pas de mal au canard, pendant que je serai dehors.

HJALMAR
Pas une plume ne tombera de sa tête. (La serrant sur son cœur.)
Toi et moi, Hedvig, nous deux !… Allons, va-t'en.
(HEDVIG fait un petit signe de tête à ses parents et sort par la cuisine.)

HJALMAR (marchant, sans lever les yeux)
Gina.

GINA
Oui ?

HJALMAR
À partir de demain, ou disons plutôt d'après-demain, je voudrais tenir moi-même les comptes du ménage.

GINA
Comment, tu veux maintenant tenir les comptes aussi ?

HJALMAR
Ou du moins je veux vérifier les revenus.

GINA
Ah, bon Dieu ! ce n'est pas long à compter, ça.

HJALMAR
On ne le croirait pas. Il me semble que l'argent dure bien longtemps entre tes mains. (La regardant.)
Comment cela se fait-il ?

GINA
Nous avons besoin de si peu, Hedvig et moi.

HJALMAR
Est-ce vrai que père est largement payé pour son travail de copie chez M. Werle ?

GINA
Je ne sais pas s'il est tant payé que ça. Je ne connais pas le prix de ces choses-là.

HJALMAR
Voyons, que touche-t-il à peu près ? Tu peux bien me le dire.

GINA
C'est variable. Il touche à peu près ce qu'il nous coûte et, avec ça, un peu d'argent de poche.

HJALMAR
Ce qu'il nous coûte ! Et tu ne me l'as pas dit plus tôt !

GINA
Je ne pouvais pas te le dire. Cela te faisait un tel plaisir de croire que c'est toi qui le nourrissais.

HJALMAR
Et celui qui le nourrit, c'est M. Werle.

GINA
Oh ! Il a bien de quoi, M. Werle.

HJALMAR
Voudrais-tu allumer la lampe ?

GINA (allumant)
Et puis, nous ne pouvons pas savoir si c'est M. Werle. C'est peut-être Graberg.

HJALMAR
Graberg ? Tu plaisantes ?

GINA
Enfin, je n'en sais rien, j'ai pensé…

HJALMAR
Hum !

GINA
Souviens-toi que ce n'est pas moi qui ai procuré ce travail à grand-père. C'est Berta quand elle est entrée dans la maison.

HJALMAR
Il me semble que ta voix tremble.

GINA (posant l'abat-jour)
Ma voix ?

HJALMAR
Tes mains tremblent aussi. Je ne me trompe pas.

GINA (résolument)
Dis-moi franchement, Ekdal, qu'est-ce qu'il t'a donc raconté sur moi ?

HJALMAR
Est-ce vrai, est-ce possible, qu'il y ait eu quelque chose entre toi et Werle à l'époque où tu servais dans sa maison ?

GINA
Ce n'est pas vrai. Pas cette fois-là. M. Werle était après moi, ça c'est juste. Et Madame a cru toutes sortes de choses. Alors elle a mis tout sens dessus dessous, un boucan d'enfer, quoi ! Elle m'a tiré les cheveux, elle m'a battue, et voilà. Après ça, j'ai quitté leur service.

HJALMAR
Mais plus tard alors !

GINA
Oui, alors je suis rentrée à la maison, comme tu sais. Mère n'était pas si bien que tu pensais, Ekdal ; elle n'a pas arrêté de m'y inciter. À cette époque, M. Werle était déjà veuf, tu comprends.

HJALMAR
Et alors ? Voyons…

GINA
Enfin, il vaut peut-être mieux que tu le saches. Il n'en a pas démordu avant d'avoir tout ce qu'il voulait.

HJALMAR (joignant les mains)
Et c'est là la mère de mon enfant ! Comment as-tu pu me cacher une chose pareille ?

GINA
Oui, ça n'est pas bien de ma part. J'aurais dû te l'avouer depuis longtemps.

HJALMAR
Tu aurais dû me le dire tout de suite. Au moins j'aurais su quel genre de femme tu étais.

GINA
M'aurais-tu épousée tout de même, dis ?

HJALMAR
Comment peux-tu le supposer !

GINA
Voilà pourquoi je n'ai rien osé dire. Je t'aimais tant, tu sais bien. Et je ne pouvais pourtant pas faire mon propre malheur.

HJALMAR (marchant dans la chambre)
Et c'est là la mère de ma petite Hedvig ! Et savoir que tout ce qui m'entoure… (Il donne un coup de pied à une chaise.)
Tout mon foyer, je le dois à cet homme !… Oh ! quel beau séducteur que ce Werle !

GINA
Est-ce que tu regrettes les quatorze ou quinze ans que nous avons vécus ensemble ?

HJALMAR (se plaçant en face d'elle)
Dis-moi, n'as-tu pas regretté chaque jour, à chaque minute, ce tissu de mensonges, que tu as filé autour de moi, comme une araignée ? Réponds-moi ! N'as-tu pas vécu depuis, torturée de remords et d'angoisses?

GINA
Ah ! mon cher Ekdal, j'ai eu, ma foi, bien assez à faire à la maison et avec la vie de tous les jours.

HJALMAR
Et jamais tu ne jettes un regard en arrière, sur les fautes de ton passé ?

GINA
Non ; je les avais presque oubliées, ces vieilles histoires, tu sais.

HJALMAR
Oh, cette insensibilité, cette dureté ! Il y a là quelque chose qui m'indigne. Pas même de remords !

GINA
Dis donc, Ekdal, que crois-tu que tu serais devenu, si tu n'avais pas trouvé une femme comme moi ?

HJALMAR
Une… !

GINA (— Oui, c'est que j'ai toujours été, comme qui dirait, plus débrouillarde que toi)
C'est vrai aussi, que j'ai deux ou trois années de plus.

HJALMAR
Ce que je serais devenu !

GINA
C'est que tu prenais toute sorte de mauvais chemins quand tu m'as rencontrée. Tu ne peux pas le nier.

HJALMAR
Tu appelles cela de mauvais chemins ! Oh ! tu ne sais pas ce qui se passe dans le cœur d'un homme livré au chagrin et au désespoir. Et surtout un homme qui a mon tempérament de feu !

GINA
C'est bien, c'est bien, je ne dis pas non. Je ne vais pas remuer tout ça, maintenant. Tu es devenu le meilleur des hommes, dès que tu as eu une maison et une famille. C'est si gentil et si tranquille chez nous, à cette heure. Hedvig et moi, nous aurions bientôt pu nous payer quelques vêtements et de bonnes choses.

HJALMAR
Embourbées dans le mensonge, oui !

GINA
Oh, pourquoi faut-il que cet affreux individu ait fourré son nez ici !

HJALMAR
Et moi aussi, je me trouvais bien dans mon foyer… Ce n'était qu'une illusion… Où trouverai-je la force de mettre en application mon invention ? Peut-être mourra-t-elle avec moi, et, dans ce cas, ce sera ton passé, Gina, qui l'aura tuée.

GINA (prête à pleurer)
Ne dis donc pas ça, Ekdal, moi, qui toute ma vie n'ai voulu que ton bien !

HJALMAR
Oui, je le demande : qu'adviendra-t-il maintenant de mon rêve de père de famille ? Quand j'étais là, étendu sur mon sofa, songeant à mon invention, j'avais bien le pressentiment qu'elle absorberait mes dernières forces. Je sentais que le jour où le brevet de découverte me serait remis serait aussi le jour des adieux. Et mon rêve était que tu vives après moi, dans l'aisance, qu'on honore en toi la veuve de l'inventeur défunt.

GINA (essuyant ses larmes)
Ne parle donc pas comme ça, Ekdal. Que le bon Dieu me préserve de vivre le jour où je serai veuve

HJALMAR
Oh ! peu importe ! Puisque tout est fini, maintenant. Tout !
(GREGERS ouvre prudemment la porte et regarde.)

GREGERS
Puis-je entrer ?

HJALMAR
Oui, entre.

GREGERS (s'avance, la figure épanouie, leur tendant les mains)
Eh bien ! mes chers amis ! (Il les regarde l'un après l'autre, puis chuchote à HJALMAR.)
Ce n'est donc pas fait ?

HJALMAR (à haute voix)
C'est fait.

GREGERS
C'est fait ?

HJALMAR
J'ai vécu l'heure la plus amère de ma vie.

GREGERS
Mais aussi la plus pure, n'est-ce pas ?

HJALMAR
Enfin, pour le moment, c'est fini.

GINA
Que Dieu vous pardonne, monsieur Werle !

GREGERS (avec un profond étonnement)
Je n'y comprends rien.

HJALMAR
Qu'est-ce que tu ne comprends pas ?

GREGERS
Cette grande explication qui devait servir de point de départ à une existence nouvelle, à une vie commune fondée sur la vérité, libérée de tout mensonge…

HJALMAR
Je sais, je sais très bien.

GREGERS
J'étais intimement persuadé qu'en entrant je serais ébloui par une lumière de transfiguration illuminant l'époux et l'épouse. Et voici que, devant moi, tout est morne, sombre, triste…

GINA
Bien, bien.
(Elle enleve l'abat-jour de la lampe.)

GREGERS
Vous ne voulez pas me comprendre, madame Ekdal. Pour vous il faudra sans doute du temps… Mais toi, Hjalmar ? Cette grande explication a dû t'initier à des vues plus élevées.

HJALMAR
Oui, naturellement… C'est-à-dire, jusqu'à un certain point.

GREGERS
Car rien au monde ne peut être comparé à la joie de pardonner à la pécheresse et de l'élever jusqu'à soi par l'amour.

HJALMAR
Crois-tu qu'un homme puisse digérer si facilement la coupe amère que je viens de boire ?

GREGERS
Un homme ordinaire, non. C'est possible. Mais un homme comme toi!

HJALMAR
Mon Dieu, oui, je sais bien. Mais tu ne dois pas me presser, Gregers. Il faut du temps, vois-tu !

GREGERS
Il y a en toi beaucoup du canard sauvage, Hjalmar.
(RELLING est entré par la porte du palier.)

RELLING
Bon, voici encore le canard sauvage sur le tapis.

HJALMAR
Oui, la bête blessée à l'aile, le trophée de chasse de M. Werle.

RELLING
De M. Werle ? C'est de lui que vous parlez ?

HJALMAR
De lui et de… nous autres.

RELLING (à mi-voix à GREGERS)
Que le diable vous emporte !

HJALMAR
Tu dis ?

RELLING
J'exprime de tout mon cœur le désir que ce charlatan rentre chez lui. S'il reste ici, il est capable de vous détruire l'un et l'autre.

GREGERS
Vous voyez devant vous, monsieur Relling, des gens qui ne craignent pas la destruction. Ne parlons pas de Hjalmar pour le moment. Mais elle aussi a, au fond de son cœur, je n'en doute pas, quelque chose de loyal et d'honnête.

GINA (prête à pleurer)
En ce cas, vous auriez dû me laisser tranquille.

RELLING (à GREGERS)
Serait-ce indiscret de vous demander ce que vous venez faire ici, au juste ?

GREGERS
Je veux fonder une véritable union conjugale.

RELLING
Vous croyez donc que l'union des Ekdal n'est pas assez bien ?

GREGERS
Elle est sans doute aussi bien que beaucoup d'autres, malheureusement. Mais, quant à être une véritable union conjugale, non, elle ne l'est pas encore.

HJALMAR
Tu n'as jamais songé aux droits de l'idéal, Relling ?

RELLING
Des sornettes, mon garçon ! Mais excusez-moi, monsieur, si je vous demande combien de véritables unions conjugales vous avez vues dans votre vie. Voyons, là, combien ?

GREGERS
À vrai dire, je ne crois pas en avoir vu une seule.

RELLING
Ni moi non plus.

GREGERS
Mais j'en ai vu une infinité du genre opposé. Et j'ai eu l'occasion de voir de près les ravages qu'une telle union peut faire chez deux êtres humains.

HJALMAR
Tout le fondement moral d'un homme peut se dérober sous ses pieds : voilà l'horreur !

RELLING
Ma foi, comme, à proprement parler, je n'ai jamais été marié, il m'est impossible de me prononcer là-dessus. Mais ce que je sais, c'est que l'union conjugale comprend aussi l'enfant. Et, quant à l'enfant, vous devez le laisser en paix.

HJALMAR
Hedvig, ma pauvre Hedvig !

RELLING
Oui, vous aurez la bonté de ne pas mêler Hedvig à tout ça. Vous êtes des adultes tous les deux : vous pouvez fouiller et patauger dans vos affaires, et vous gâcher la vie, si cela vous fait plaisir. Mais, quant à Hedvig, il faut y prendre garde. Autrement, vous risquez d'attirer un malheur sur elle.

HJALMAR
Un malheur !

RELLING
Oui. Ou bien elle pourrait l'attirer sur elle-même et peut-être sur d'autres.

GINA
Mais comment pouvez-vous savoir cela, Relling ?

HJALMAR
Il y a danger imminent pour ses yeux ?

RELLING
Il ne s'agit pas de ses yeux. Mais Hedvig a atteint l'âge critique. Elle pourrait faire une bêtise.

GINA
Tiens, mais c'est vrai ! Pensez donc : elle a, depuis quelque temps, la mauvaise manie de jouer avec le feu à la cuisine. Elle appelle ça "jouer à l'incendie". J'ai peur quelquefois qu'elle ne mette le feu à la maison.

RELLING
Vous voyez : je m'en doutais.

GREGERS (à RELLING)
Mais comment expliquez-vous cela ?

RELLING (d'une voix maussade)
L'âge ingrat, mon bonhomme.

HJALMAR
Tant que l'enfant possède un père… tant que je suis de ce monde…
(On frappe à la porte d'entrée.)

GINA
Chut, Ekdal ; il y a quelqu'un sur le palier. (Élevant la voix.)
Entrez !
(Mme SORBY entre en manteau.)

MADAME SORBY
Bonsoir.

GINA (allant à sa rencontre)
Comment, c'est toi, Berta !

MADAME SORBY
Oui, c'est moi. Mais j'arrive peut-être mal à propos ?

HJALMAR
Nullement. Un messager venant de cette maison…

MADAME SORBY (à GINA)
À vrai dire, je ne pensais pas rencontrer ces messieurs à cette heure-ci. Et alors je suis montée pour discuter un peu avec toi et te dire adieu.

GINA
Tiens ! Tu pars ?

MADAME SORBY
Oui, demain, de bon matin, pour Hoydal. M. Werle est parti cet aprèsmidi. (Jetant un regard du côté de GREGERS.)
Bien des choses de sa part.

GINA
Tiens, tiens !

HJALMAR
Ah, M. Werle est parti ? Et vous allez en faire de même ?

MADAME SORBY
Oui ! Qu'en dites-vous, Ekdal ?

HJALMAR
Prenez garde ! Voilà ce que je vous dis.

GREGERS
Je vais t'expliquer la chose : mon père épouse Mme Sorby.

HJALMAR
Il l'épouse !

GINA
Vrai, Berta, cela va se faire enfin ?

RELLING (grave, avec un léger tremblement dans la voix)
Cela ne peut pas être vrai, n'est-ce pas ?

MADAME SORBY
Si, mon cher Relling, c'est bien vrai.

RELLING
Vous voulez encore une fois vous marier ?

MADAME SORBY
Oui, c'est en train de se faire, Werle a les papiers et nous fêterons la noce là-bas, dans l'intimité.

GREGERS
Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter tout le bonheur possible, en beau-fils respectueux.

MADAME SORBY
Merci, si c'est de bon cœur que vous nous dites ça. J'espère bien que cela nous portera chance à Werle et à moi.

RELLING
Vous pouvez y compter. M. Werle ne se grise jamais, que je sache. Et il n'a certainement pas l'habitude de battre sa femme, comme le faisait feu le vétérinaire.

MADAME SORBY
Laissez donc Sorby reposer en paix. Lui aussi avait ses bons côtés.

RELLING
M. Werle en a de meilleurs, j'espère.

MADAME SORBY
En tout cas, il n'a pas perdu ce qu'il y avait de bon en lui. Ceux qui agissent ainsi en supportent toujours les conséquences.

RELLING
Ce soir, je vais accompagner Molvik.

MADAME SORBY
Non, Relling, ne le faites pas, je vous en prie.

RELLING
C'est tout ce qui me reste à faire. (À HJALMAR.)
Si tu veux, viens avec nous.

GINA
Merci bien, Ekdal ne va pas dans ce genre de maison.

HJALMAR (à mi-voix, avec colère)
Si tu pouvais te taire !

RELLING
Adieu, madame Werle.
(Il sort.)

GREGERS (à Mme SORBY)
Il semble que vous vous connaissez bien, le docteur Relling et vous ?

MADAME SORBY
Oui, nous nous connaissons depuis de longues années. Il fut un temps où cela aurait pu aboutir à quelque chose.

GREGERS
C'est vraiment une chance pour vous que cela n'ait pas abouti. MADAME

SORBY
Ah ! vous pouvez bien le dire ! Mais je me suis toujours gardée de suivre mes inspirations. Une femme ne peut pas se laisser aller.

GREGERS
Et vous ne craignez pas que je touche un mot à mon père de cette vieille connaissance ?

MADAME SORBY
Vous pensez bien que je lui en ai parlé moi-même.

GREGERS
Vraiment ?

MADAME SORBY
Votre père sait jusqu'au moindre détail ce qu'on pourrait dire de vrai sur mon compte. Je lui ai tout dit moi-même. C'est la première chose que j'ai faite, dès qu'il m'a laissé entendre ses intentions.

GREGERS
En ce cas, vous êtes d'une franchise qu'on ne rencontre pas souvent. MADAME

SORBY
J'ai toujours été franche. C'est encore ce qui nous réussit le mieux, à nous autres femmes.

HJALMAR
Qu'en dis-tu, Gina ?

GINA
Oh ! les femmes sont si différentes : l'une s'y prend d'une façon, l'autre, d'une autre.

MADAME SORBY
Quant à ça, Gina, ce qu'il y a de plus sûr, c'est de faire comme moi. J'en suis bien certaine aujourd'hui. Werle non plus ne m'a rien caché de ce qui le concerne. C'est cela qui nous a le plus solidement liés l'un à l'autre. À présent il peut passer son temps près de moi, à parler de tout avec une franchise d'enfant. Cela lui a toujours manqué jusqu'ici. Un homme plein de force et de santé comme lui, réduit à passer toute sa jeunesse et les meilleures années de sa vie à écouter des remontrances ! Et souvent, à ce que je me suis laissé dire, ces remontrances se rapportaient à des méfaits imaginaires.

GINA
C'est bien vrai ce qu'elle dit là.

GREGERS
Si ces dames veulent aborder ce terrain, il vaut mieux que je m'en aille.

MADAME SORBY
Oh non ! vous pouvez rester : je ne dirai plus rien. Mais j'ai tenu à vous apprendre que je n'ai jamais usé de mensonges ni de subterfuges. On croit peut-être qu'il m'arrive un très grand bonheur, et c'est vrai jusqu'à un certain point. Et pourtant il me semble que je ne reçois pas plus que je ne donne. Je ne l'abandonnerai jamais, c'est sûr. Et je peux lui être plus utile, plus nécessaire que n'importe qui, maintenant qu'il est sur le point de devenir totalement dépendant.

HJALMAR
Totalement dépendant ?

GREGERS (à Mme SORBY)
C'est bien, c'est bien, ne parlez pas de cela.

MADAME SORBY
Il n'y a pas à taire cela plus longtemps, quoiqu'il le désire. Il est à la veille de perdre la vue.

HJALMAR (tressaillant)
À la veille de perdre la vue ? C'est étrange, aveugle, lui aussi ?

GINA
Il y a tant de gens qui le deviennent.

MADAME SORBY
On peut se figurer ce que c'est, pour un homme qui gère tant d'affaires. Allons ! Je tâcherai de l'aider de mes yeux, aussi bien que je le pourrai. Mais il faut que je m'en aille : j'ai tant à faire en ce moment. Ah oui ! je tenais à vous dire, Ekdal, que s'il y avait quelque chose en quoi M. Werle puisse vous être utile, vous n'auriez qu'à vous adresser à Graberg.

GREGERS
Hjalmar Ekdal se gardera certainement de profiter de cette offre.

MADAME SORBY
Vraiment ! Je ne cache pas que jusqu'à présent…

GINA
Non, Berta, Hjalmar n'a plus besoin de recevoir quoi que ce soit de M. Werle.

HJALMAR (lentement, en appuyant sur les mots)
Présentez mes compliments à votre futur mari et dites-lui que je compte me rendre très prochainement chez son comptable Graberg…

GREGERS
Comment ! Tu voudrais…

HJALMAR
… Que je me rendrai chez Graberg, dis-je, pour demander le compte de ce que je dois à son patron. Je veux payer cette dette d'honneur… ; ha, ha, ha ! une dette d'honneur, ça ! Mais n'en parlons plus. Bref! je veux tout payer, avec cinq pour cent d'intérêt.

GINA
Bon Dieu, mon cher Ekdal, où veux-tu que nous prenions tout cet argent ?

HJALMAR
Veuillez dire à votre fiancé que je travaillerai sans repos à mon invention. Veuillez lui dire que ce qui me soutient dans ce travail forcé, c'est le désir de me libérer d'une obligation qui me pèse. C'est même là pourquoi je travaille à cette invention. Tout le bénéfice sera employé à rembourser les avances de votre futur époux.

MADAME SORBY
Il s'est passé quelque chose dans cette maison.

HJALMAR
Oui, il s'y est passé quelque chose.

MADAME SORBY
Eh bien ! adieu. J'aurais à parler encore un peu avec toi, Gina. Mais ce sera pour une autre fois. Adieu.
(HJALMAR et GREGERS la saluent. GINA l'accompagne jusqu'à la porte.)

HJALMAR
Pas au-delà du seuil, Gina.
(Mme SORBY sort. GINA referme la porte.)

HJALMAR
Eh bien, Gregers, me voici débarrassé de cette dette que j'avais sur le cœur.

GREGERS
Oui, du moins, tu le seras bientôt.

HJALMAR
Je crois que mon attitude a été correcte.

GREGERS
Tu es l'homme que j'avais toujours pensé.

HJALMAR
Il est des cas où l'on ne peut pas se dérober aux exigences de l'idéal. Père de famille, il me faudra peiner à cette tâche. Ce n'est pas une plaisanterie, tu comprends, pour un homme sans fortune, que de se dégager d'une dette ensevelie, pour ainsi dire, sous la poussière de l'oubli. N'importe ! L'homme, en moi, réclame aussi ses droits.

GREGERS (lui posant la main sur l'épaule)
Mon cher Hjalmar, n'est-il pas heureux que je sois venu ?

HJALMAR
Si.

GREGERS
N'est-il pas heureux… que la lumière se soit faite sur toutes ces relations ?

HJALMAR (avec un peu d'impatience)
Je ne dis pas le contraire. Mais il y a quelque chose qui me révolte.

GREGERS
Qu'est-ce donc ?

HJALMAR
C'est que… mon Dieu, je ne sais si je puis me permettre de parler si librement de ton père.

GREGERS
Ne fais pas attention à moi.

HJALMAR
C'est bien. Je te dirai donc qu'il y a quelque chose de révoltant, à mon avis, à voir que ce n'est pas moi, mais lui qui contracte en ce moment une véritable union conjugale.

GREGERS
Voyons, comment peux-tu dire cela ?

HJALMAR
Mais oui, c'est ainsi. Ton père et Mme Sorby vont contracter un pacte conjugal fondé sur une entière franchise de part et d'autre. Il n'y a pas de cachotteries entre eux, pas de mensonge derrière leurs relations. Si j'ose m'exprimer ainsi, ils se sont accordé l'un à l'autre le pardon de tous leurs péchés.

GREGERS
Eh bien, après ?

HJALMAR
Oui, mais tout cela se tient. Toutes ces choses difficiles qui fondent une véritable union.

GREGERS
Mais la situation est toute différente. Tu ne veux pas établir de comparaison entre elle et toi et ces deux… ? Allons, tu me comprends.

HJALMAR
Je ne peux m'empêcher de penser qu'il y ait là quelque chose de blessant pour mon sens d'équité. On dirait vraiment qu'il n'y a aucune justice dans ce monde.

GINA
Ekdal ! Tu ne devrais pas parler ainsi.

GREGERS
N'abordons pas cette question.

HJALMAR
Il est vrai que, d'un autre côté, il me semble cependant qu'il y a une justice. Ainsi, il sera bientôt aveugle ?

GINA
Oh ! ce n'est peut-être pas sûr.

HJALMAR
C'est indubitable. En tout cas, ce n'est pas à nous d'en douter, car c'est le prix qu'il paye. Il a aveuglé jadis un être confiant.

GREGERS
Hélas ! il en a aveuglé bien d'autres.

HJALMAR
Et voici qu'un destin mystérieux, inexorable, lui crève les yeux à son tour.

GINA
Oh ! comment peux-tu dire quelque chose d'aussi méchant ? Tu me fais peur, vraiment !

HJALMAR
Il est utile de se plonger de temps en temps dans le côté ténébreux de l'existence.
(HEDVIG, en manteau et en chapeau, entre joyeuse et essoufflée par la porte du palier.)

GINA
Te voici de retour ?

HEDVIG
Je n'avais pas envie d'aller plus loin et c'est tant mieux, car j'ai rencontré quelqu'un en rentrant.

HJALMAR
Cette Mme Sorby, sans doute.

HEDVIG
Oui.

HJALMAR (arpentant la chambre)
J'espère que c'est la dernière fois que tu l'as vue.
(Un silence. HEDVIG promène son regard inquiet de l'un à l'autre, comme pour deviner ce qui se passe.)

HEDVIG (se rapprochant, câline)
Papa.

HJALMAR
Eh bien… qu'y a-t-il, Hedvig ?

HEDVIG
Mme Sorby m'a apporté quelque chose.

HJALMAR (s'arrêtant)
À toi ?

HEDVIG
Oui, pour demain.

GINA
Tu as toujours reçu un petit cadeau de Berta, ce jour-là.

HJALMAR
Qu'est-ce que c'est ?

HEDVIG
Non, il ne faut pas que tu voies ça maintenant. Maman me le donnera demain matin, dans mon lit.

HJALMAR
Oh ! encore quelque chose qu'on me cache.

HEDVIG (avec précipitation)
Attends, tu peux voir : c'est une longue lettre.
(Elle tire une lettre de sa poche.)

HJALMAR
Une lettre ?

HEDVIG
Oui, ce n'est qu'une lettre. Je pense que le reste viendra plus tard. Mais qu'en dis-tu ? Une lettre ! C'est la première que j'en reçois. Et puis, il y a mademoiselle dessus. (Elle lit.)
"Mademoiselle Hedvig Ekdal". Pense donc… c'est moi.

HJALMAR
Donne-moi cette lettre.

HEDVIG (la lui tendant)
Tiens, regarde.

HJALMAR
C'est l'écriture de M. Werle.

GINA
Tu en es sûr, Ekdal ?

HJALMAR
Regarde toi-même.

GINA
Oh ! je ne la connais pas.

HJALMAR
Hedvig, puis-je ouvrir cette lettre et la lire ?

HEDVIG
Oui, je veux bien, si cela te fait plaisir.

GINA
Non, pas ce soir, Ekdal, puisque c'est pour demain.

HEDVIG (à voix basse)
Oh ! laisse-le donc lire, dis. C'est pour sûr quelque chose de gentil. Il sera content et ce sera tout de suite plus gai ici.

HJALMAR
Ainsi, je peux ouvrir ?

HEDVIG
Oui, papa, je t'en prie. Ce sera bien de voir ce qu'il y a dedans.

HJALMAR
D'accord. (Il ouvre la lettre, retire un papier, le lit et paraît troublé.)
Que signifie ceci ?

GINA
Qu'est-ce qu'il y a d'écrit ?

HEDVIG
Oh oui ! papa, qu'est-ce qu'il y a, dis ?

HJALMAR
Tiens-toi tranquille. (Il relit encore une fois, pâlit, mais dit d'une voix calme.)
C'est une donation, Hedvig.

HEDVIG
Vraiment ? Et qu'est-ce qu'on me donne ?

HJALMAR
Lis toi-même
(HEDVIG s'approche de la lampe, pour lire.)

HJALMAR (à mi-voix, les poings crispés)
Ces yeux, oh ces yeux ! Et puis cette lettre !

HEDVIG (s'interrompant)
Il me semble que c'est pour grand-père, tout ça. HJALMAR, lui (prenant la lettre des mains.)
— Ecoute, Gina, y comprends-tu quelque chose ?

GINA
Mais je ne sais rien de rien. Dis-moi ce que c'est.

HJALMAR
M. Werle écrit à Hedvig que son vieux grand-père n'a plus besoin de se fatiguer à faire de la copie, qu'il n'a qu'à passer aux bureaux pour toucher cent couronnes par mois.

GREGERS
Tiens, tiens !

HEDVIG
Cent couronnes, maman ! J'ai bien lu.

GINA
C'est un bonheur pour grand-père…

HJALMAR
Cent couronnes, aussi longtemps qu'il en aura besoin, ce qui veut dire, bien entendu, tant qu'il vivra.

GINA
Il n'a plus de souci à se faire, le pauvre vieux

HJALMAR
Et la suite, tu n'as pas lu la suite, Hedvig? Après cela, cette donation te reviendra.

HEDVIG
À moi ! Tout ça !

HJALMAR
Tu as la jouissance de cette somme ta vie durant.

HEDVIG
Pense donc… tout cet argent qu'on me donne ! (Elle le secoue.)
Papa, papa ! N'es-tu pas content, dis ?

HJALMAR (évitant son contact)
Content ? Oh, quelle vision, quelle perspective se déroule devant moi ! C'est Hedvig, oui, c'est bien elle qu'il dote si richement.

GINA
Mais oui : puisque c'est son anniversaire.

HEDVIG
Mais tu auras ça tout de même, papa. Tu comprends bien que je te donnerai tout cet argent, à toi et à maman.

HJALMAR
À maman, oui !

GREGERS
Hjalmar, c'est là un piège qu'on te tend.

HJALMAR
Tu crois que c'est un nouveau piège ?

GREGERS
Quand il est venu ce matin, il m'a dit : Hjalmar Ekdal n'est pas l'homme que tu crois.

HJALMAR
Pas l'homme que…

GREGERS
Tu verras bien, a-t-il ajouté.

HJALMAR
Tu devais voir, n'est-ce pas, qu'on me désarmerait avec de l'argent ?

HEDVIG
Mais, maman, qu'est-ce qu'il y a, dis ?

GINA
Va donc ôter ton manteau.
(HEDVIG, sur le point de pleurer, sort par la porte de la cuisine.)

HJALMAR (déchire lentement le papier en deux et place les morceaux sur la table)
Voilà ma réponse.

GREGERS
Je m'y attendais. HJALMAR va vers

GINA (debout près du poêle, et lui dit d'une voix contenue )
Et maintenant, plus de mensonges. Si tu avais entièrement rompu avec lui quand tu as commencé à m'aimer, comme tu dis, pourquoi donc nous a-t-il fourni les moyens de nous marier ?

GINA
Il aura cru, je suppose, qu'il pourrait venir ici.

HJALMAR
C'est tout ? Il ne craignait pas certaine éventualité ?

GINA
Je ne sais pas ce que tu veux dire.

HJALMAR
Je veux savoir si ton enfant a le droit de vivre sous mon toit.

GINA (se redressant, le regard flamboyant)
Tu oses me demander cela ?

HJALMAR
Tu vas me répondre : Hedvig est-elle à moi ou bien… ? Allons !

GINA (le bravant froidement du regard)
Je ne sais pas.

HJALMAR (frissonnant)
Tu ne sais pas ?

GINA
Comment veux-tu que je sache ? Une femme comme moi…

HJALMAR (tranquillement, en lui tournant le dos)
En ce cas, je n'ai plus rien à faire dans cette maison.

GREGERS
Réfléchis, Hjalmar !

HJALMAR (mettant son pardessus)
Il n'y a pas à réfléchir, pour un homme comme moi.

GREGERS
Au contraire ; il y a là un abîme de réflexions à avoir. Pour commencer, il faut que vous restiez tous les trois unis, si tu veux atteindre à cette dimension sublime qu'entraîne l'esprit de sacrifice.

HJALMAR
Je ne veux pas de cela ! Jamais, jamais ! Mon chapeau ! (Il prend son chapeau.)
Mon foyer est en ruine. (Il éclate en sanglots.)
Gregers, je n'ai plus d'enfant!

HEDVIG (qui a ouvert la porte de la cuisine)
Que dis-tu là ! (Courant vers lui.)
Papa, papa !

GINA
Allons !

HJALMAR
Ne m'approche pas, Hedvig ! Va-t'en ! Je ne peux pas te voir. Oh, ces yeux ! Adieu.
(Il veut se diriger vers la porte.)

HEDVIG (se suspend à lui en criant)
Non ! non ! non ! Ne t'éloigne pas de moi.

GINA (criant)
Regarde l'enfant, Ekdal ! Regarde l'enfant !

HJALMAR
Je ne peux pas. Je ne veux pas ! Je veux m'en aller loin de tout cela !
(Il se dégage des mains d'HEDVIG et sort par la porte du palier.)

HEDVIG (le regard désespéré)
Il nous quitte, maman ! Il nous quitte ! Il ne reviendra plus jamais !

GINA
Ne pleure pas, Hedvig. Papa reviendra, c'est sûr.

HEDVIG (se jette sur le sofa, en sanglotant)
Non, non, il ne reviendra jamais.

GREGERS
Il faut me croire, madame Ekdal, j'ai voulu tout arranger pour le mieux.

GINA
Peut-être bien. Mais que Dieu vous pardonne tout de même.

HEDVIG (couchée sur le sofa)
Oh ! je vais en mourir. Que lui ai-je donc fait ? Maman, il faut que tu le ramènes !

GINA
Oui, oui, calme-toi. Je vais aller le chercher. (Elle met son manteau et son chapeau.)
Il est peut-être allé chez Relling. Mais il ne faut pas pleurer comme ça. Tu me le promets ?

HEDVIG (dans une crise de larmes)
Je ne pleurerai plus, pourvu que papa revienne.

GREGERS (à GINA qui veut sortir)
Ne vaut-il pas mieux le laisser aller jusqu'au bout de son douloureux combat ?

GINA
Ça, il peut toujours le faire plus tard. Avant tout, il faut calmer l'enfant.
(Elle sort par la porte du palier.)

HEDVIG (s'asseyant et essuyant ses larmes)
Maintenant, il faut me dire ce qui se passe. Pourquoi papa ne veut-il plus de moi ?

GREGERS
Il ne faut pas poser cette question avant que vous soyez grande et raisonnable.

HEDVIG (sanglotant)
Je ne peux pourtant pas garder ce terrible chagrin sur le cœur jusqu'à ce que je sois grande et raisonnable. Je vois ce que c'est. Je ne suis peut-être pas l'enfant de papa.

GREGERS (inquiet)
Comment cela ?

HEDVIG
Maman m'aura peut-être trouvée et papa l'aura appris tout à l'heure. J'ai lu de ces choses dans les livres.

GREGERS
Eh bien ! si c'était le cas ?

HEDVIG
Il me semble qu'il pourrait m'aimer tout de même, autant, si ce n'est davantage. Le canard sauvage aussi, nous l'avons trouvé et ça ne m'empêche pas de l'aimer.

GREGERS (saisissant l'occasion)
C'est ça, Hedvig, le canard, parlons un peu du canard.

HEDVIG
Pauvre canard ! Il ne peut plus le voir non plus. Pensez donc : il a songé à lui tordre le cou.

GREGERS
Il n'en fera rien.

HEDVIG
Non, mais il en a parlé. C'est méchant d'avoir dit ça. Vous savez : je récite tous les soirs une prière pour le canard, afin qu'il soit préservé de la mort et du mal.

GREGERS (la regardant)
Vous avez l'habitude de faire votre prière le soir ?

HEDVIG
Mais, oui.

GREGERS
Qui vous a enseigné cela ?

HEDVIG
Personne. Papa a été si malade une fois. On lui a posé des sangsues sur le cou. Alors il a dit que la mort était à la porte.

GREGERS
Eh bien ?

HEDVIG
Alors j'ai prié pour lui, et j'ai toujours continué depuis.

GREGERS
Et maintenant vous priez aussi pour le canard sauvage ?

HEDVIG
J'ai pensé qu'il en avait besoin : il était si malade en arrivant.

GREGERS
Faites-vous aussi une prière le matin ?

HEDVIG
Non, je n'en fais pas.

GREGERS
Pourquoi ?

HEDVIG
Le matin il fait clair : il n'y a plus de quoi avoir peur.

GREGERS
Et ce canard que vous aimez tant, votre père a voulu lui tordre le cou ? HEDVIG. Non. Il a dit qu'il devrait bien le faire. Mais il l'épargne à cause de moi. Ça, c'était gentil.

GREGERS (se rapprochant d'HEDVIG)
Et si vous le lui sacrifiiez de plein gré ?

HEDVIG (se levant)
Le canard sauvage ?

GREGERS
Si, de votre plein gré, par esprit de sacrifice vous abandonniez ce que vous avez de plus précieux au monde ?

HEDVIG
Croyez-vous que ça servirait à quelque chose ?

GREGERS
Essayez, Hedvig.

HEDVIG (à voix basse, les yeux brillants)
Oui, j'essaierai.

GREGERS
Vous êtes bien sûre d'avoir ce courage ?

HEDVIG
Je prierai grand-père de le tuer pour moi.

GREGERS
C'est cela. Mais pas un mot à votre mère.

HEDVIG
Pourquoi ?

GREGERS
Elle ne nous comprend pas.

HEDVIG
Le canard sauvage ? J'essaierai demain matin.
(GINA entre par la porte du palier.)

HEDVIG (allant au-devant d'elle)
Tu l'as trouvé, maman ?

GINA
Non, mais il paraît qu'il est passé chez Relling et qu'il l'a emmené avec lui. GREGERS. Vous en êtes sûre ?

GINA
Oui, la concierge me l'a dit. Molvik était aussi avec eux, qu'elle m'a dit.

GREGERS
Et cela quand son âme aurait besoin de solitude pour lutter.

GINA (étant son manteau)
Oui, c'est si déconcertant, les hommes, Dieu sait où Relling l'aura entraîné. J'ai couru chez la mère Eriksen : ils n'y étaient pas.

HEDVIG (avalant ses larmes)
Oh mon Dieu, s'il allait ne plus revenir !

GREGERS
Il reviendra, soyez-en sûre. J'irai le trouver demain. Vous verrez comment il rentrera. Là-dessus, dormez en paix, Hedvig. Bonsoir.
(Il sort par la porte du palier.)

HEDVIG (sautant au cou de sa mère en sanglotant)
Maman ! maman !

GINA (avec un soupir, en lui donnant de petites tapes sur l'épaule)
Mon Dieu, mon Dieu ! Relling avait bien raison. Voilà ce qui se passe quand il y a des fous qui viennent nous présenter de ces prétentions bizarres.

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