ACTE PREMIER


Chez WERLE. Un cabinet de travail, luxueux et confortable. Armoires remplies de livres. Meubles capitonnés. Au milieu de la pièce, un bureau couvert de papiers et de registres. Des lampes allumées répandent une lumière adoucie par des abat-jour verts. Par la porte du fond à deux battants, dont les rideaux sont tirés, on aperçoit un grand salon, richement meublé, très éclairé par des lampes et des candélabres. À droite, dans le bureau, une porte dérobée donnant sur les bureaux. À gauche, dans une cheminée, un feu de charbons. Plus au fond, une porte à deux battants conduit à la salle à manger. PETTERSEN, en livrée, et JENSEN, en habit, rangent le cabinet de travail. Dans le grand salon, on voit deux ou trois autres domestiques rangeant et allumant encore des bougies. On entend un bruit de conversations et de rires venant de la salle à manger. On frappe un verre avec un couteau. Il se fait un silence. On porte un toast. On applaudit. Le bourdonnement des conversations recommence.

 
PETTERSEN (allumant une lampe sur la cheminée et la coiffant d'un abat-jour)
Écoute, Jensen, on dirait que le vieux fait un discours en l'honneur de Mme Sorby ?

JENSEN (avançant un fauteuil)
Est-ce vrai ce que disent les gens, qu'il y a quelque chose entre eux ?

PETTERSEN
Dieu seul le sait.

JENSEN
C'est que c'était un fameux paillard dans le temps, paraît-il.

PETTERSEN
Peut-être bien.

JENSEN
On dit que c'est pour son fils qu'il donne ce dîner.

PETTERSEN
Oui. Il est revenu hier.

JENSEN
Je ne savais pas qu'il avait un fils, M. Werle.

PETTERSEN
Pour sûr, qu'il a un fils. Mais il ne bouge pas de là-haut, des usines d'Hoydal. Je ne l'ai pas vu en ville une seule fois, depuis toutes les années que je sers dans la maison.

UN DOMESTIQUE D'EXTRA (à la porte du salon)
Pettersen ! Il y a là un vieux bonhomme qui…

PETTERSEN (marmottant)
Bon ! qui diable peut venir à cette heure ?
(On aperçoit le vieil EKDAL à la porte du salon. Il est vêtu d'une redingote râpée à col droit, porte des gants de laine, tient à la main un bâton et un bonnet de fourrure, et sous le bras un paquet dans du papier gris. Il porte une perruque sale, d'un rouge-brun, et une barbiche grise.)

PETTERSEN (allant au-devant de lui)
Sapristi, que venez-vous faire ici ?

EKDAL (à la porte)
Je dois aller aux bureaux, Pettersen… faut absolument.

PETTERSEN
Les bureaux sont fermés depuis une heure, et…

EKDAL
On m'a dit ça à la porte, petit père, mais Graberg est encore là. Soyez gentil, Pettersen, laissez-moi passer. (Il indique du doigt la porte dérobée.)
Connais déjà le chemin.

PETTERSEN
Bon, bon, allez. (Il ouvre la porte.)
Mais souvenez-vous du moins qu'il faudra sortir par l'autre porte ; car nous avons du monde.

EKDAL
Très bien, hum ! Merci, père Pettersen ! Vieil ami. Merci. (Entre les dents.)
Andouille !
(Il passe dans les bureaux ; PETTERSEN referme la porte derrière lui.)

JENSEN
C'est un employé des bureaux, ça ?

PETTERSEN
Non, on lui donne de la copie quand ça presse. Mais dans le temps, ma foi, c'était un fameux lapin, que le père Ekdal.

JENSEN
En effet, il a une certaine allure.

PETTERSEN
Je crois bien. Il a été lieutenant, imaginez-vous !

JENSEN
Diable ! il a été lieutenant !

PETTERSEN
Ma foi oui, mais, après cela, il s'est lancé dans le commerce du bois ou quelque chose d'approchant. C'est alors qu'il a joué, dit-on, un tour pendable à monsieur le négociant. Figurez-vous : ils étaient associés pour l'exploitation d'Hoydal. Ah ! je le connais bien, le père Ekdal. Nous avons pris plus d'un verre ou d'un bock ensemble, chez la mère Eriksen.

JENSEN
Il ne doit pas avoir de quoi régaler souvent, cet homme.

PETTERSEN
Vous pensez bien, Jensen, que c'est moi qui régale. Je trouve, ma foi, qu'il faut être prévenant envers un homme comme il faut qui a eu des malheurs.

JENSEN
Il a donc fait faillite ?

PETTERSEN
Bien pis que ça : il a été en prison.

JENSEN
En prison !

PETTERSEN
Enfin, il a été sous les verrous. (Prêtant l'oreille.)
Chut ! voici qu'on se lève.
(Des domestiques ouvrent la porte de la salle à manger. Mme Sorby entre en conversant avec deux messieurs. Peu à peu, on voit apparaître tous les convives et, parmi eux, WERLE. HJALMAR EKDAL et WERLE entrent les derniers.)

MADAME SORBY (en passant, au DOMESTIQUE)
Pettersen, faites servir le café dans la salle de musique.

PETTERSEN
Oui, madame.
(Elle traverse la pièce, accompagnée des deux messieurs, sort par la porte du fond et tourne à droite. Les domestiques prennent le même chemin.)

UN MONSIEUR GRAS ET PÂLE (à un monsieur chauve)
Ouf, ce dîner ! Il a fallu travailler ferme.

UN MONSIEUR CHAUVE
Avec un peu de bonne volonté, on arrive à faire énormément, en trois heures.

LE MONSIEUR GRAS
Oui, mais après cela, mon cher chambellan, après cela…

UN TROISIEME MONSIEUR
Je vois qu'on compte servir le moka et le marasquin dans la salle de musique.

LE MONSIEUR GRAS
À la bonne heure ! Mme Sorby va peut-être nous jouer quelque chose.

LE MONSIEUR CHAUVE (à mi-voix)
On ne sait jamais ce qu'elle peut nous jouer, Mme Sorby.

LE MONSIEUR GRAS
En tout cas, ce ne sera pas un mauvais tour : Berta ne lâche pas ses vieux amis.
(Ils sortent en riant par la porte du fond.)

WERLE (à mi-voix, d'un air soucieux)
Je ne crois pas qu'on l'ait remarqué. N'est-ce pas, Gregers ?

GREGERS (le regardant, étonné)
Plaît-il ?

WERLE
Alors tu ne l'as pas remarqué non plus ?

GREGERS
Remarqué quoi ?

WERLE
Nous étions treize à table.

GREGERS
Vraiment ? Nous étions treize ?

WERLE (jetant un regard sur HJALMAR EKDAL)
D'habitude nous sommes toujours douze.(Aux convives qui se trouvent dans la pièce.)
Veuillez passer, messieurs.
(Tous sortent par la porte du fond à droite, sauf HJALMAR et GREGERS. )

HJALMAR (qui a entendu les dernières paroles de WERLE)
Tu n'aurais pas dû m'envoyer cette invitation, Gregers.

GREGERS
Comment ! La fête est soi-disant en mon honneur, et je n'aurais pas le droit d'inviter mon meilleur ami.

HJALMAR
Je ne crois pas que ma présence ait fait plaisir à ton père : je ne viens jamais ici.

GREGERS
Je le sais. Mais j'ai tenu à te voir, à te parler, car bientôt je partirai, je retournerai là-bas. Eh oui ! Hjalmar, nous nous étions perdus de vue depuis l'école. Voilà seize ou dix-sept ans que je ne t'ai pas vu.

HJALMAR
Si longtemps, vraiment ?

GREGERS
Sans aucun doute. Voyons ! Comment vas-tu ? Tu as bonne mine. Je trouve que tu as un peu grossi.

HJALMAR
Hum ! Grossi n'est pas précisément le mot. Mais j'ai probablement l'air plus viril que je ne l'avais alors.

GREGERS
C'est certain. Ton physique n'a pas souffert.

HJALMAR (d'une voix sombre)
Mais le moral, Gregers ! Je t'assure qu'il a changé ! Tu sais comment tout s'est effondré pour moi et les miens, depuis que nous ne nous sommes vus.

GREGERS (baissant la voix)
Ton père ? Que fait-il maintenant ?

HJALMAR
Ah, mon ami, n'en parlons plus ! Mon malheureux père habite chez moi, bien entendu. Il n'a que moi au monde. Mais c'est là, vois-tu, un sujet si cruel, si pénible ! Dis-moi plutôt ce que tu as fait là-haut, à l'usine.

GREGERS
J'ai joui de ma solitude. J'ai eu le loisir de réfléchir à bien des choses. Viens ici, nous serons mieux pour discuter.
(Il s'assied dans un fauteuil, devant la cheminée, et oblige HJALMAR à prendre un siège à côté du sien.)

HJALMAR (avec émotion)
N'importe, Gregers : je te dois bien des remerciements pour m'avoir invité à la table de ton père ; cela me prouve que tu ne m'en veux plus.

GREGERS (étonné)
D'où te vient cette idée ? Pourquoi t'en voudrais-je ?

HJALMAR
Je ne sais pas. Mais tu m'en as certainement voulu au début.

GREGERS
De quoi parles-tu ?

HJALMAR
Des années qui ont suivi le désastre. Et c'était si naturel !… Il s'en est fallu de peu que ton père lui-même fût compromis dans ces… dans ces horribles histoires.

GREGERS
Et je t'en aurais voulu, à toi ? Qui a pu te le faire croire ?

HJALMAR
Je le sais, Gregers : c'est ton père lui-même qui me l'a dit.

GREGERS (avec un sursaut)
Mon père ! Ah, très bien ! C'est donc pour cela que tu ne m'as plus donné signe de vie, depuis tout ce temps ?

HJALMAR
Oui.

GREGERS
Pas même quand tu t'es décidé à devenir photographe ?

HJALMAR
Ton père m'a dit qu'il valait mieux ne rien te dire.

GREGERS (regardant droit devant lui)
Bien, bien, il était peut-être dans le vrai. Mais dis-moi, Hjalmar, es-tu satisfait de ta situation ?

HJALMAR (avec un soupir)
Eh, mon Dieu, oui ; je ne peux pas dire le contraire. Au commencement, tu comprends, j'étais un peu dépaysé. C'était si différent de ce que j'avais connu !… Mais que restait-il du passé ? Les ruines accumulées par le désastre de mon père, la honte et l'opprobre. Ah, Gregers !

GREGERS (saisi)
Oui, oui, je comprends.

HJALMAR
Il ne pouvait plus être question de continuer mes études. Il ne me restait pas un sou vaillant. Rien que des dettes à payer, surtout à ton père, je crois.

GREGERS
Hum…

HJALMAR
Alors, vois-tu, j'ai pensé qu'il valait mieux rompre d'un seul coup tout ce qui nous rattachait au passé. Je l'ai fait, surtout, sur le conseil de ton père. Et comme il a eu la bonté de me venir en aide…

GREGERS
Ah, il a fait cela ?

HJALMAR
Oui, tu ne le savais pas ? Comment aurais-je pu, sans cela, trouver de quoi apprendre le métier de photographe, monter un atelier, m'établir, enfin ? Cela coûte de l'argent, tu sais.

GREGERS
Et c'est mon père qui te l'a avancé ?

HJALMAR
Oui, mon ami. Mais comment se fait-il que tu l'ignores ? J'ai cru comprendre qu'il te l'avait écrit.

GREGERS
Il ne m'a jamais écrit que c'était lui. Il l'aura oublié. D'ailleurs nous n'échangeons que des lettres d'affaires. Ainsi, c'était mon père !

HJALMAR
Oui, c'était lui. Il a toujours tenu à ce qu'on l'ignore. Mais c'était bien lui. Et c'est encore grâce à lui que j'ai pu me marier. Est-ce que tu le savais ?

GREGERS
Non ! (Lui prenant le bras.)
Ah, mon cher Hjalmar, tu ne saurais croire combien je suis heureux de ce que tu m'apprends et quelle peine cela me fait en même temps. J'ai peut-être parfois été injuste envers mon père. Oui, car enfin, tout cela prouve qu'il a du cœur. Qu'il a encore une certaine conscience.

HJALMAR
Tu dis conscience ?

GREGERS
Mon Dieu, oui. Ah ! je ne saurais te dire quel bonheur j'éprouve à apprendre tout cela sur le compte de mon père. Ainsi, tu es marié, toi, Hjalmar. Je ne peux pas en dire autant de moi. Allons, j'espère que tu es heureux en ménage.

HJALMAR
Certainement, oui. C'est une femme comme on ne peut en souhaiter de meilleure, habile et bonne ménagère. Avec cela, elle n'est pas sans quelque éducation.

GREGERS (avec un peu d'étonnement)
J'espère bien.

HJALMAR
C'est que, vois-tu, la vie est une école. Ma fréquentation quotidienne… et puis, nous invitons régulièrement quelques personnes de mérite. Je t'assure que tu ne reconnaîtrais pas Gina.

GREGERS
Gina ?

HJALMAR
Mais oui, mon cher. Tu ne te rappelles donc pas qu'elle s'appelle Gina?

GREGERS
Quelle Gina ? Je ne connais pas de Gina.

HJALMAR
Mais tu ne te souviens donc pas qu'elle a servi ici dans le temps ?

GREGERS (le regardant)
Gina Hansen ?

HJALMAR
Mais oui, certainement : Gina Hansen.

GREGERS
Celle qui a gouverné la maison pendant la maladie de ma mère ?

HJALMAR
Mais oui. Voyons, mon cher Gregers, je suis sûr que ton père t'a annoncé mon mariage.

GREGERS (qui s'est levé)
En effet, il me l'a annoncé ; mais il ne m'avait pas dit… (Il arpente la pièce.)
Si, si, attends un peu ; je crois me souvenir. Mais les lettres de mon père sont si courtes.(Il s'assied sur un bras du fauteuil.)
Ecoute, Hjalmar, dis-moi donc… C'est si curieux. Voyons… comment as-tu fait la connaissance de Gina… de ta femme ?

HJALMAR
Mais d'une façon toute simple : Gina avait quitté la maison, où tout était sens dessus dessous… depuis la maladie de ta mère, tu comprends ; Gina ne pouvait plus y tenir. Elle a demandé son congé et elle est partie. C'était l'année qui a précédé la mort de ta mère, ou peut-être l'année même.

GREGERS
Oui, c'était l'année même de sa mort. À cette époque, je travaillais déjà à l'usine. Mais voyons, continue.

HJALMAR
Eh bien, Gina est allée s'établir chez sa mère, une femme active et entreprenante qui tenait un petit restaurant. À côté, elle avait une chambre à louer, une jolie chambre, élégante et bien meublée.

GREGERS
Et tu as probablement eu la chance de t'y loger.

HJALMAR
Oui. C'est même ton père qui m'en a donné l'idée. Et c'est là, tu comprends, c'est justement là que j'ai fait la connaissance de Gina.

GREGERS
Et cela a abouti à un engagement.

HJALMAR
Oui. Un jeune homme, une jeune fille, l'amour vient vite.

GREGERS (se levant et se remettant à marcher)
Dis-moi, c'est après cela — après tes fiançailles — que mon père t'a conseillé… enfin, c'est alors que tu t'es décidé à devenir photographe ?

HJALMAR
Oui. J'ai voulu me faire une situation et m'établir le plus tôt possible. Ton père et moi, nous sommes tombés d'accord : la photographie était ce qu'il y avait de plus facile. Gina était du même avis. Ah, c'est juste ! Il y avait encore une raison : Gina avait précisément suivi des cours dans ce domaine.

GREGERS
Cela tombait à merveille.

HJALMAR (se levant, d'un air satisfait)
N'est-ce pas, mon ami ? N'est-ce pas que cela tombait à merveille.

GREGERS
Ah ! il faut en convenir ! Mais mon père a été une sorte de providence pour toi.

HJALMAR (ému)
Il n'a pas abandonné le fils de son vieil ami en détresse. C'est que, vois-tu, c'est un noble cœur.

MADAME SORBY (entrant au bras de WERLE)
Pas de protestation, mon cher monsieur Werle. Il ne faut pas que vous soyez là, au milieu de toutes ces lumières. Cela vous éblouit et vous fait du mal.

WERLE (quittant son bras, et se passant la main sur les yeux)
Je crois que vous avez raison.
(PETTERSEN et JENSEN entrent, portant des plateaux.)

MADAME SORBY (aux convives, qui se tiennent dans l'autre pièce)
Entrez, messieurs. Si quelqu'un veut un verre de punch, qu'il se donne la peine de venir ici.

LE MONSIEUR GRAS (s'approchant de Mme Sorby)
Voyons, est-ce possible que vous ayez supprimé la sainte liberté de fumer ?

MADAME SORBY
Oui, monsieur le chambellan, elle est proscrite dans les domaines de M. Werle.

LE MONSIEUR CHAUVE
Et de quand date cette disposition draconienne, madame Sorby ?

MADAME SORBY
Du dernier dîner, monsieur le chambellan, où quelques personnes ont pris trop de liberté.

LE MONSIEUR CHAUVE
Et l'on ne peut pas se permettre de prendre un tout petit peu de liberté, madame Berta ? Pas le moindre petit brin ?

MADAME SORBY
En aucune façon, chambellan Balle.
(La plupart des convives sont entrés dans le cabinet de WERLE. Les domestiques offrent le punch.)

WERLE (à HJALMAR, qui se tient à l'écart, près d'une table)
Que regardez-vous là, Ekdal ?

HJALMAR
Un simple album, monsieur Werle.

LE MONSIEUR CHAUVE (qui se promène dans la pièce)
Des photographies ! Cela doit vous intéresser.

LE MONSIEUR GRAS (du fond d'un fauteuil)
Vous n'en avez pas avec vous ?

HJALMAR
Non, monsieur.

LE MONSIEUR GRAS
C'est dommage : on digère si bien en regardant des images, assis dans un fauteuil.

LE MONSIEUR CHAUVE
Et cela entretient la conversation.

UN MONSIEUR MYOPE
Et toute contribution est bienvenue.

MADAME SORBY
Les chambellans pensent que si l'on est invité à dîner, on doit travailler pour mériter sa nourriture, monsieur Ekdal.

LE MONSIEUR GRAS
Quand on est si bien nourri, on le fait avec plaisir.

LE MONSIEUR CHAUVE
Mon Dieu, en ce qui concerne la lutte pour la vie…

MADAME SORBY
Vous avez raison !
(La conversation continue au milieu des rires et des plaisanteries.)

GREGERS (à voix basse)
Il faut que tu parles, Hjalmar.

HJALMAR (avec un mouvement d'épaules)
De quoi ?

LE MONSIEUR GRAS
N'êtes-vous pas d'avis, monsieur Werle, que le tokay est plutôt sain pour l'estomac ?

WERLE (près de la cheminée)
Dans tous les cas, je me porte garant du tokay que vous avez bu aujourd'hui ; il est d'une excellente année. Du reste, vous vous en êtes aperçu.

LE MONSIEUR GRAS
Oui, il avait un bouquet admirable.

HJALMAR (hésitant)
Y a-t-il quelque différence entre une année et une autre ?

LE MONSIEUR GRAS (riant)
Ah ! vous êtes bon, vous !

WERLE (avec un sourire)
Ce n'est vraiment pas la peine de vous offrir un grand vin.

LE MONSIEUR CHAUVE
Voyez-vous, monsieur Ekdal, il en est du tokay comme des photographies, il leur faut du soleil, n'est-ce pas ?

HJALMAR
Oui, c'est une question de lumière, jusqu'à un certain point.

MADAME SORBY
Mais alors, c'est aussi le cas des chambellans : on prétend qu'ils se tournent vers le soleil.

LE MONSIEUR CHAUVE
Aïe, aïe, voilà une méchanceté bien usée.

LE MONSIEUR MYOPE
Madame fait de l'esprit…

LE MONSIEUR GRAS
Et à nos dépens. (Menaçant.)
Madame Berta, madame Berta !…

MADAME SORBY
Pour eux aussi, il y a une énorme différence entre les années. Plus c'est vieux, mieux ça vaut.

LE MONSIEUR MYOPE
Vous me classez parmi les vieux !

MADAME SORBY
Bien loin de là !

LE MONSIEUR CHAUVE
Voyez un peu ! Et moi donc, ma chère madame Sorby?

LE MONSIEUR GRAS
Eh bien, et moi ? De quelle année sommes-nous ? MADAME

SORBY
Vous êtes, selon moi, des années grasses, messieurs.
(Elle porte un verre de punch h ses lèvres. Les chambellans rient et badinent avec elle.)

WERLE
Mme Sorby sait toujours se tirer d'affaire quand elle veut. Ne posez pas vos verres, messieurs ! Pettersen, remplissez ! Gregers, buvons un verre ensemble ! (GREGERS ne bouge pas.)
Ne voulez-vous pas être de la partie, Ekdal ? Je n'ai pas eu l'occasion de trinquer avec vous pendant le dîner.
(GRABERG entrouvre la porte dérobée.)

GRABERG
Excusez-moi, monsieur Werle, je n'arrive pas à sortir.

WERLE
Bon, vous voilà de nouveau enfermé.

GRABERG
Oui, et Flakstad est parti avec les clefs.

WERLE
C'est bon, passez par ici.

GRABERG
C'est que nous sommes deux.

WERLE
Eh bien, passez tous les deux, ne vous gênez pas.
(GRABERG et le père EKDAL sortent des bureaux.)

WERLE (malgré lui)
Aïe !
(Les rires et les plaisanteries cessent parmi les convives. HJALMAR tressaille à la vue de son père, dépose son verre et se tourne vers la cheminée.)

EKDAL (les yeux baissés, fait de petits saluts à droite et à gauche et s'en va en murmurant)
Demande pardon… fait fausse route… Porte fermée… porte fermée… Demande pardon.
(EKDAL et GRABERG sortent par la porte du fond à droite.)

WERLE (entre les dents)
Ce maudit Graberg ! GREGERS ouvre de grands yeux, et reste bouche bée, puis il dit à

HJALMAR
Ce n'était pourtant pas là… ?

LE MONSIEUR GRAS
Que se passe-t-il ? Qui était-ce ?

GREGERS
Oh, personne, le comptable et quelqu'un d'autre.

LE MONSIEUR MYOPE (à HJALMAR)
Vous connaissez cet individu ?

HJALMAR
Je ne sais pas ; je n'ai pas remarqué.

LE MONSIEUR GRAS (se levant)
Que diable se passe-t-il ?(Il s'approche de quelques autres messieurs qui parlent entre eux, à voix basse.)
MADAME SORBY chuchote au

DOMESTIQUE
Donnez-lui quelque chose à emporter, quelque chose de bon.

PETTERSEN (faisant un geste d'assentiment)
Oui, madame.
(Il sort.)

GREGERS (avec émotion, d'une voix contenue, à HJALMAR)
Ainsi, c'était lui !

HJALMAR
Oui.

GREGERS
Et pourtant tu viens de le renier.

HJALMAR (agité, à voix basse)
Comment aurais-je pu…

GREGERS
Reconnaître ton père ?

HJALMAR (douloureusement)
Oh ! si tu étais à ma place, tu…
(Les convives, qui causaient entre eux a voix basse, affectent maintenant de parler très haut.)

LE MONSIEUR CHAUVE (d'un air affable, en se rapprochant de HJALMAR et de GREGERS)
Oh ! on fait revivre, à ce que je vois, les vieux souvenirs d'université. Comment ? Vous ne fumez pas, monsieur Ekdal ? Voulez-vous du feu ? Ah, c'est vrai, c'est défendu.

HJALMAR
Merci, je n'en veux pas…

LE MONSIEUR GRAS
N'auriez-vous pas quelques jolis vers à nous dire, monsieur Ekdal ? Dans le temps vous déclamiez si joliment.

HJALMAR
Malheureusement, je ne peux me souvenir de rien.

LE MONSIEUR GRAS
Oh, c'est bien dommage. Que pourrions-nous imaginer, Balle ?
(Il passe dans l'autre pièce avec Balle.)

HJALMAR (d'une voix sombre)
Gregers, je veux partir ! Vois-tu, quand un homme s'est senti frappé par le destin… Présente mes salutations à ton père.

GREGERS
Oui, oui… Rentres-tu chez toi ?

HJALMAR
Oui. Pourquoi cette question ?

GREGERS
Parce que j'irai peut-être te rejoindre tout à l'heure.

HJALMAR
Non, ne viens pas chez moi. Ma demeure est triste, Gregers, surtout après une fête brillante comme celle-ci. Retrouvons-nous plutôt quelque part en ville.

MADAME SORBY (qui s'est approchée, à voix basse)
Vous partez, Ekdal ?

HJALMAR
Oui.

MADAME SORBY
Saluez Gina.

HJALMAR
Merci.

MADAME SORBY
Dites-lui que j'irai la voir un de ces jours.

HJALMAR
Oui, merci. (A GREGERS.)
Reste ici. Je veux m'éclipser sans éveiller l'attention.
(Il traverse lentement la scène, entre dans l'autre pièce, puis sort à droite.)

MADAME SORBY (à voix basse, au DOMESTIQUE qui est entré)
Eh bien, avez-vous donné quelque chose au vieux ?

PETTERSEN
Je crois bien. Une bouteille de cognac.

MADAME SORBY
Oh ! vous auriez pu trouver mieux.

PETTERSEN
Pour sûr que non, madame. Il aime le cognac par-dessus tout.

LE MONSIEUR GRAS (à la porte, tenant un cahier de musique)
Ne voulez-vous pas que nous fassions de la musique ensemble, madame Sorby ?

MADAME SORBY
Volontiers.

LES CONVIVES
Bravo, bravo !
(Elle passe dans le salon et tourne à droite, suivie de tous les invités. GREGERS reste debout devant la cheminée. WERLE cherche quelque chose sur son bureau et semble désirer que GREGERS s'en aille. Voyant que celui-ci ne bouge pas, il se dirige vers la porte d'entrée.)

GREGERS
Un instant, mon père.

WERLE (s'arrêtant)
Qu'y a-t-il ?

GREGERS
Je voudrais te parler.

WERLE
Ne peux-tu pas attendre que nous soyons seuls ?

GREGERS
Non, je ne peux pas. Il est possible que nous ne soyons plus jamais seuls.

WERLE (se rapprochant)
Que veux-tu dire ?
(Pendant la scène suivante, on entend au loin le son d'un piano.)

GREGERS
Comment a-t-on pu laisser cette famille s'effondrer aussi misérablement ?

WERLE
Tu parles des Ekdal, je pense.

GREGERS
Oui, je parle des Ekdal. Il fut un temps où le lieutenant Ekdal était de tes intimes.

WERLE
Oui, malheureusement, trop intime. J'en ai assez souffert pendant de longues années. À cause de lui, mon nom a été sali.

GREGERS (à voix basse)
Était-il vraiment le seul coupable ?

WERLE
Que veux-tu dire ?

GREGERS
Cette grande opération, cet achat de forêts, vous l'aviez pourtant faite ensemble.

WERLE
Mais c'est Ekdal qui a dessiné la carte du terrain, cette carte inexacte. C'est lui qui a fait ces coupes illégales sur les terrains de l'État. Tu sais bien que c'était lui qui dirigeait toute l'exploitation là-haut. Moi, j'ignorais ce que faisait le lieutenant Ekdal.

GREGERS
Le lieutenant Ekdal ignorait sûrement lui-même qu'il agissait en dehors de toute légalité.

WERLE
C'est bien possible. Mais lui a été condamné et moi j'ai été acquitté.

GREGERS
Oui, je sais bien qu'il n'y avait pas de preuves.

WERLE
Un acquittement est un acquittement. Pourquoi remuer ces vieilles histoires qui m'ont donné des cheveux blancs avant l'âge ? C'est donc cela qui t'a travaillé pendant toutes les années où tu es resté là-haut ? Je t'assure, Gregers, qu'ici ces choses sont oubliées depuis longtemps, en ce qui me concerne.

GREGERS
Eh bien ! et la malheureuse famille Ekdal ?

WERLE
Mais qu'aurais-tu donc voulu que je fasse pour ces gens-là ? Quand Ekdal est sorti de prison, c'était un homme fini. Il n'y avait rien à faire. Il y a des hommes qui coulent, aussitôt qu'ils se sentent un petit grain de plomb dans le corps, et qui ne peuvent plus revenir à la surface. Tu peux me croire, Gregers : je les ai aidés autant qu'il m'a été possible de le faire, sans m'exposer aux soupçons et aux ragots.

GREGERS
Aux soupçons ?… Ah, oui.

WERLE
J'ai procuré à Ekdal des travaux de copie dans les bureaux et je le paye beaucoup plus que cela ne vaut.

GREGERS (sans le regarder)
Je n'en doute pas.

WERLE
Tu souris ? Tu ne me crois pas ? Il est vrai que cela ne se trouve nulle part dans mes comptes ; je n'inscris jamais ces dépenses-là.

GREGERS (souriant froidement)
Sans doute, il y a certaines dépenses qu'il vaut mieux ne pas inscrire.

WERLE (tressaillant)
Qu'entends-tu par là ?

GREGERS (s'enhardissant)
As-tu inscrit combien tu as dépensé pour faire apprendre la photographie à Hjalmar Ekdal ?

WERLE
Moi ? Comment cela ?

GREGERS
Je sais maintenant que c'est toi qui as payé sa formation. Je sais également que c'est toi qui lui as amplement fourni de quoi s'établir.

WERLE
Tu vois bien ! Et, malgré cela, tu prétends que je n'ai rien fait pour les Ekdal !… Je te jure que ces gens-là m'ont coûté assez d'argent.

GREGERS
As-tu inscrit une seule de ces dépenses sur tes livres de comptes ?

WERLE
Pourquoi cette question ?

GREGERS
Oh, j'ai mes raisons. Écoute-moi bien : l'époque où tu t'es si vivement intéressé au fils de ton vieil ami n'a-t-elle pas coïncidé avec le mariage de Hjalmar ?

WERLE
Comment, diable, veux-tu qu'après tant d'années…

GREGERS
Tu m'as écrit une lettre à l'époque, une lettre d'affaires, naturellement ; et dans un post-scriptum tu m'annonçais le mariage de Hjalmar Ekdal avec une demoiselle Hansen.

WERLE
Eh bien, c'était exact. Elle s'appelait ainsi.

GREGERS
Mais tu ne me disais pas que cette demoiselle Hansen, c'était Gina Hansen, notre ancienne bonne.

WERLE (avec un rire moqueur, mais forcé)
Je ne savais pas que tu t'intéressais spécialement à notre ancienne bonne.

GREGERS
Moi, non… mais… (Il baisse la voix.)
mais il y avait dans la maison quelqu'un qui s'intéressait tout particulièrement à elle.

WERLE
Que veux-tu dire ? (S'échauffant.)
Ce n'est pas moi que tu vises ?

GREGERS (bas, mais avec fermeté)
Si, c'est toi.

WERLE
Tu oses ! Tu te permets ! Cet ingrat, ce photographe, comment peut-il, comment ose-t-il faire de pareilles insinuations !

GREGERS
Hjalmar ne m'en a pas touché un mot. Je ne crois pas qu'il se doute de quoi que ce soit.

WERLE
Mais alors d'où te vient cette idée ? Qui a pu te dire pareille chose ?

GREGERS
C'est ma pauvre, ma malheureuse mère, la dernière fois que je l'ai vue.

WERLE
Ta mère ! J'aurais dû m'en douter ! Elle et toi, vous ne faisiez qu'un. C'est elle qui, dès le commencement, t'a éloigné de moi.

GREGERS
Non, ce n'est pas elle, c'est tout ce qu'elle a souffert, tout ce qui l'a brisée, accablée, conduite à sa misérable fin.

WERLE
Elle n'a pas plus souffert que toutes les autres femmes. On ne peut pas faire entendre raison à des malades, à des exaltées. J'en sais quelque chose. Et te voilà maintenant avec des soupçons, prêtant l'oreille à un tas de racontars et de calomnies contre ton propre père !… Écoute, Gregers, il me semble qu'à ton âge tu pourrais trouver une occupation plus utile.

GREGERS
En effet, il en est temps.

WERLE
Peut-être te sentirais-tu alors le cœur plus léger. Où cela peut-il te mener de te barricader là-haut, dans l'usine, de peiner comme un simple commis, sans vouloir toucher un sou de plus que les gages ordinaires ? C'est une vraie folie de ta part.

GREGERS
En es-tu bien sûr ?

WERLE
Va, je te comprends. Tu veux être indépendant, tu ne veux rien me devoir. J'ai justement une occasion pour toi de devenir indépendant et de ne relever de personne.

GREGERS
Vraiment ? Comment cela ?

WERLE
Quand je t'ai écrit qu'il était indispensable que tu viennes en ville sur-le-champ…

GREGERS
Oui, au fait, que me veux-tu ? J'ai attendu toute la journée que tu me le dises.

WERLE
Je veux te proposer une association.

GREGERS
Une association ? Moi, entrer dans tes affaires ?

WERLE
Oui. Nous n'aurions pas besoin d'être toujours ensemble. Tu pourrais, toi, diriger la société commerciale, et moi, j'irais m'établir à l'usine.

GREGERS
Toi ?

WERLE
Oui. Vois-tu, je ne peux plus travailler comme autrefois. Je dois ménager mes yeux, Gregers ; ma vue commence à faiblir un peu.

GREGERS
Mais elle a toujours été faible.

WERLE
Pas autant qu'aujourd'hui. Et puis, vois-tu, certaines circonstances pourraient, peutêtre, m'obliger à aller m'établir là-haut : au moins pour quelque temps.

GREGERS
Je ne m'y attendais pas !

WERLE
Écoute-moi, Gregers, il y a tant de choses qui nous séparent, mais cela n'empêche pas que je sois ton père et que tu sois mon fils. Il me semble que nous pourrions arriver à une entente.

GREGERS
À sauver les apparences, veux-tu dire.

WERLE
Enfin, ce serait toujours cela de gagné. Réfléchis, Gregers. Ne crois-tu pas que cela pourrait se faire ? Dis?

GREGERS (le regardant froidement)
Il y a quelque chose là-dessous.

WERLE
Comment cela ?

GREGERS
Tu cherches à m'utiliser pour quelque chose.

WERLE
Dans une famille, on peut toujours être utile l'un à l'autre.

GREGERS
C'est ce qu'on dit.

WERLE
Je voudrais maintenant te garder quelque temps à la maison. Je suis seul, Greges, je me suis toujours senti seul, durant toute ma vie ; et surtout maintenant que je commence à me faire vieux. J'ai besoin de quelqu'un près de moi, je…

GREGERS
Tu as Mme Sorby.

WERLE
Oui, c'est vrai, et je te dirai même qu'elle m'est devenue en quelque sorte indispensable. Elle a de l'esprit, une humeur égale, elle égaie la maison, et voilà justement ce qu'il me faut.

GREGERS
Eh bien alors, tu as ce qu'il te faut.

WERLE
Mais, vois-tu, je crains que cela ne puisse pas durer. Une femme dans ces conditions arrive facilement à être dans une position délicate. Même pour un homme, cela ne vaut rien.

GREGERS
Bah ! quand un homme donne de tels dîners, il doit y avoir peu de choses qu'il ne puisse se permettre.

WERLE
Mais pense à elle, Gregers. J'ai peur que cela ne lui répugne à la longue. Et si même, par dévouement pour moi, elle consentait à braver les mauvaises langues, les ragots et tout ce qui s'ensuit… Peux-tu vraiment admettre, Gregers, avec ton sens de la justice… ?

GREGERS (l'interrompant)
Dis-moi simplement que tu veux l'épouser.

WERLE
Et si je le voulais ? Qu'y aurait-il à dire ?

GREGERS
Je le demande aussi, qu'y aurait-il à dire ?

WERLE
Cela te serait-il extrêmement désagréable ?

GREGERS
Mais pas du tout. Pas le moins du monde.

WERLE
Vois-tu, je ne savais pas si, par égard pour la mémoire de ta mère…

GREGERS
Je ne suis pas un exalté.

WERLE
Que tu le sois ou non, tu viens dans tous les cas de me soulager d'un grand poids. Il m'est bien doux de pouvoir compter sur toi, dans cette affaire.

GREGERS (le regardant fixement)
Maintenant, je vois à quoi tu voulais m'employer.

WERLE
T'employer !… Cette expression…

GREGERS
Oh ! ne soyons pas si délicats sur le choix des mots… Au moins quand nous sommes seuls. (Ricanant.)
Ah ! c'est comme ça ! Mme Sorby étant en jeu, il fallait composer un joli tableau de famille dans la maison, quelques scènes attendrissantes entre le père et le fils. Ce serait nouveau, ça !

WERLE
Comment oses-tu me parler sur ce ton !

GREGERS
La vie de famille ! Quand l'avons-nous menée ici ? Jamais, aussi loin que remontent mes souvenirs. Mais aujourd'hui il en faut un peu. Cela ferait si bon effet de pouvoir dire qu'entraîné par la piété filiale le fils est rentré à la maison pour assister aux noces de son vieux père ! Que resterait-il de tous ces bruits sur la pauvre défunte succombant aux chagrins et aux souffrances ? Pas un écho, le fils les aurait fait disparaître.

WERLE
Gregers !… Ah ! je le vois bien : il n'est personne au monde que tu détestes autant que moi.

GREGERS (bas)
Je t'ai vu de trop près.

WERLE
Tu m'as vu par les yeux de ta mère. (Baissant un peu la voix.)
Tu devrais te souvenir que ces yeux voyaient trouble quelquefois.

GREGERS (d'une voix tremblante)
Je comprends à quoi tu fais allusion. Mais sur qui retombe la responsabilité de cette malheureuse faiblesse de ma mère ? Sur toi et sur toutes ces… La dernière était cette créature que tu as fait épouser à Hjalmar Ekdal, quand tu n'en as plus voulu… Oh !

WERLE (haussant les épaules)
Je crois entendre ta mère.

GREGERS (sans faire attention à ses paroles)
… lui, l'innocent, ce grand enfant, le voilà pris dans un filet de perfidies, vivant avec une femme de cette espèce, sans se douter que son foyer, comme il l'appelle, repose sur un mensonge ! (Faisant un pas vers son père.)
Ton existence m'apparaît, quand je la regarde, comme un champ de bataille jonché à perte de vue de cadavres.

WERLE
J'ai l'impression qu'il y a entre nous un fossé infranchissable.

GREGERS (s'inclinant avec sang-froid)
C'est ce que je pense ; voilà pourquoi je prends mon chapeau et je m'en vais.

WERLE
Tu t'en vas ? Tu quittes la maison !

GREGERS
Oui. J'ai enfin trouvé un but à ma vie.

WERLE
Et quel est ce but ?

GREGERS
Tu ne ferais qu'en rire, si je te le disais.

WERLE
Un solitaire comme moi ne rit pas facilement, Gregers.

GREGERS (montrant du doigt le fond de la scène)
Regarde, mon père, regarde les chambellans qui jouent à colin-maillard avec Mme Sorby. Bonsoir, et porte-toi bien.
(Il sort par le fond à droite. On entend rire les convives, puis on les voit apparaître dans la pièce du fond.)

WERLE (ironiquement entre les dents, suivant des yeux GREGERS qui s'en va)
Le malheureux ! Et il dit qu'il n'est pas exalté !

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