ACTE CINQUIÈME



L'atelier de HJALMAR, le matin. Un jour gris et froid. Des plaques de neige sur la verrière.
GINA, en tablier à bavette, entre par la porte de la cuisine, tenant un torchon et un plumeau. Elle va vers le salon. Au même instant, HEDVIG entre précipitamment par la porte du palier.

GINA (s'arrêtant tout d'un coup)
Eh bien !

HEDVIG
Maman, je crois qu'il est chez Relling.

GINA
Tu vois bien !

HEDVIG
Parce que la concierge a dit comme ça qu'il y en avait deux autres avec Relling, quand il est rentré cette nuit.

GINA
C'est bien ce que je croyais.

HEDVIG
Mais ça ne sert à rien, puisqu'il ne veut pas monter chez nous.

GINA
Je vais au moins descendre lui parler.
(Le père EKDAL, en robe de chambre et en pantoufles, sort de sa chambre, fumant sa pipe.)

EKDAL
Dis donc, Hjalmar… Hjalmar n'est pas là ?

GINA
Non, il est sorti.

EKDAL
Si tôt que ça ? Et par cette tempête ? Oui, oui, ne te dérange pas, je peux faire mon petit tour tout seul.
(Il se dirige vers le grenier, écarte, avec l'aide d'HEDVIG, les battants de la porte et entre. HEDVIG referme après lui.)

HEDVIG (à demi-voix)
Dis donc, maman, pauv' grand-père, quand il apprendra que papa veut nous quitter ?…

GINA
Il ne faut pas que grand-père le sache. C'est bien heureux qu'il n'ait pas été là hier, pendant tout ce boucan.

HEDVIG
Oui, mais…
(GREGERS entre par la porte du palier.)

GREGERS
Eh bien ? Avez-vous retrouvé sa trace ?

GINA
Il est chez Relling, à ce qu'on dit.

GREGERS
Chez Relling ! C'est donc vrai ! Il serait sorti avec ces gens-là !

GINA
Mon Dieu, oui.

GREGERS
Lui qui aurait si grand besoin de solitude, qui aurait dû se recueillir en silence…

GINA
C'est bien vrai, ça.
(RELLING entre par la porte du palier.)

HEDVIG (courant à sa rencontre)
Papa est chez vous ?

GINA (en même temps)
Il est chez vous ?

RELLING
Certainement oui, il est chez moi.

HEDVIG
Et vous qui ne nous dites rien !

RELLING
Oui, je suis une vilaine bête. Mais d'abord j'ai dû m'occuper d'une autre vilaine bête : le démoniaque, quoi. Et après ça, j'ai dormi si profondément que…

GINA
Que dit Ekdal ce matin ?

RELLING
Rien du tout.

HEDVIG
Il ne parle pas ?

RELLING
Il ne prononce pas une syllabe.

GREGERS
Non, non. Je comprends cela.

GINA
Mais qu'est-ce qu'il fait alors ?

RELLING
Il ronfle, allongé sur le canapé.

GINA
Vraiment ? C'est vrai qu'il ronfle fort, Ekdal.

HEDVIG
Il dort ? Il peut dormir !

RELLING
Ma foi oui, à ce qu'il paraît.

GREGERS
Cela se comprend. Après la lutte que son âme à dû soutenir.

GINA
Avec ça, qu'il n'a pas l'habitude de traîner la nuit dehors.

HEDVIG
Peut-être que c'est une bonne chose, maman, s'il peut dormir.

GINA
Je crois que oui. Mais alors c'est pas la peine de le réveiller trop tôt. Je vous remercie, Relling. Maintenant, il faut que je fasse un peu de ménage, pour que ça ait l'air propre ici. Après ça… Viens m'aider, Hedvig.
(Elles entrent au salon.)

GREGERS (se tournant vers RELLING)
Pouvez-vous m'expliquer le travail qui s'accomplit en ce moment dans l'âme de Hjalmar Ekdal ?

RELLING
Ma foi, je n'ai pas remarqué que son âme fût en travail.

GREGERS
Quoi ? Dans un moment de crise où sa vie entière se rebâtit sur une nouvelle base… ? Comment pouvez-vous croire qu'un caractère comme Hjalmar… ?

RELLING
Lui, un caractère… ? S'il a jamais eu en germe une de ces déformations que vous nommez un caractère, il en a été radicalement guéri dès son enfance.

GREGERS
Ce serait bien étonnant… Elevé comme il l'a été, entouré de tant d'affection.

RELLING
Vous pensez à ses deux tantes, ces vieilles filles toquées et hystériques?

GREGERS
Ces deux femmes, je vous le dis, n'ont jamais perdu de vue les droits de l'idéal. Allons, je vois que vous vous remettez à vous moquer de moi.

RELLING
Non, je n'ai pas la tête à ça. Au demeurant, je suis bien renseigné, il s'est assez répandu sur ces deux "mères spirituelles". Je ne crois pas, du reste, qu'il leur doive beaucoup. Le malheur d'Ekdal, c'est d'avoir toujours été regardé comme une lumière par son entourage.

GREGERS
Il n'en serait pas une ? Je parle de ce qu'il a au fond de l'âme.

RELLING
Je ne l'ai jamais remarqué. Que son père l'ait cru, cela ne m'étonne pas. Le vieux lieutenant n'a jamais été qu'un imbécile.

GREGERS
Il a eu toute sa vie une âme d'enfant ; c'est ce qui vous échappe.

RELLING
Bon, bon ! Mais après cela, quand le cher petit Hjalmar est devenu étudiant, ses camarades, eux aussi, n'ont pas manqué de voir en lui une lumière, un garçon plein d'avenir. Il était joli… ça prenait… blanc et rose… exactement le genre de garçon qu'aiment les petites demoiselles. Et comme il avait l'humeur sensible, de la séduction dans la voix, comme il savait gentiment déclamer les vers des autres, et les pensées des autres…

GREGERS (s'emportant)
Est-ce de Hjalmar Ekdal que vous parlez ainsi ?

RELLING
Oui, avec votre permission, et cela, pour vous montrer ce qu'est cette idole devant laquelle vous vous prosternez, face contre terre.

GREGERS
Je ne me croyais pas entièrement aveugle, pourtant…

RELLING
Hé, hé ! il ne s'en faut pas de beaucoup. Je vais vous dire : vous êtes malade, vous aussi.

GREGERS
Quant à cela, vous avez raison.

RELLING
Eh oui ! Votre cas est très compliqué. D'abord, cette mauvaise fièvre de probité. Et puis, ce qui est bien pis, ce délire d'adoration qui vous fait rôder sans cesse avec un besoin inassouvi de toujours admirer quelque objet en dehors de vous-même.

GREGERS
Ah ! certes, ce n'est pas en moi que je le trouverais.

RELLING
Mais vous faites de si pitoyables méprises, à cause de ces mouches merveilleuses qui vous passent devant les yeux et bourdonnent à vos oreilles !… Vous voici de nouveau chez des pauvres gens à qui vous réclamez les droits de l'idéal. Sachez donc qu'il n'y a personne de solvable dans cette maison.

GREGERS
Si vous n'avez pas une plus haute idée de Hjalmar Ekdal, comment se fait-il que vous trouviez plaisir à le fréquenter soir et matin ?

RELLING
Hé mon Dieu ! J'ai honte de le dire, mais il paraît que je suis médecin. Il faut bien que je m'occupe des pauvres malades qui habitent sous le même toit que moi.

GREGERS
Tiens, tiens ? Hjalmar Ekdal est malade, lui aussi ?

RELLING
Hélas ! Tout homme est un malade.

GREGERS
Quel traitement lui appliquez-vous, à Hjalmar ?

RELLING
Mon traitement ordinaire. Je tâche d'entretenir en lui le mensonge vital.

GREGERS
Le mensonge vital ? J'aurai mal entendu.

RELLING
Non. J'ai dit le mensonge vital. C'est ce mensonge, voyez-vous, qui est le principe stimulant.

GREGERS
Oserai-je demander quel est, en particulier, le mensonge vital dont Hjalmar est possédé ?

RELLING
Ah non ! Je ne révèle pas ces secrets aux charlatans. Vous seriez capable de m'abîmer mon patient encore plus qu'il ne l'est. Mais la méthode a fait ses preuves. Tenez, je l'ai appliquée à Molvik. Grâce à moi, il est aujourd'hui "démoniaque". Encore une purge que j'ai dû lui administrer, à celui-là.

GREGERS
Il n'est donc pas "démoniaque" ?

RELLING
Que diable voulez-vous que cela signifie "démoniaque" ? Une blague que j'ai inventée pour lui sauver la vie. Si je n'avais pas fait cela, il y a longtemps que ce pauvre cochon aurait cédé au désespoir et au mépris de lui-même. Et le vieux lieutenant, donc ? Seulement, lui, il a trouvé son traitement tout seul.

GREGERS
Le lieutenant Ekdal ? Comment cela ?

RELLING
Oui, que dites-vous de ce tueur d'ours qui va chasser le lapin dans un grenier ? Il n'y a pas de trappeur plus heureux que ce vieux bonhomme, quand il s'ébat dans ce capharnaüm. Des arbres de Noël desséchés, qu'il conserve soigneusement, représentent exactement pour lui la grande forêt d'Hoydal, dans toute sa fraîche splendeur. Les coqs et les poules, ce sont les grands oiseaux perchés au faîte des sapins. Les lapins qui traversent le grenier en sautant, ce sont les ours auxquels il s'attaque, lui, l'alerte vieillard, l'homme du grand air.

GREGERS
Ce pauvre vieux lieutenant ! Ah oui ! il a dû en rabattre sur ses idéaux de jeunesse.

RELLING
Ecoutez, monsieur Werle fils, ne vous servez donc pas de ce terme élevé d'idéal, quand nous avons pour cela, dans le langage usuel, l'excellente expression de mensonge.

GREGERS
Croyez-vous donc qu'il y ait quelque parenté entre ces deux termes ?

RELLING
À peu près la même qu'entre le typhus et la fièvre putride.

GREGERS
Docteur Relling ! Je ne céderai pas avant d'avoir arraché Hjalmar de vos griffes.

RELLING
Ce serait tant pis pour lui. Si vous ôtez le mensonge vital à un homme ordinaire, vous lui enlevez en même temps le bonheur. (À HEDVIG qui revient du salon.)
Allons ! la petite mère au canard, je m'en vais voir si votre papa est encore étendu sur le canapé, à réfléchir à sa fameuse invention.
(Il sort par la porte du palier.)

GREGERS (s'approchant d'HEDVIG)
Je vois à votre figure qu'il n'y a encore rien de fait.

HEDVIG
Quoi donc ? Ah ! vous parlez du canard sauvage. Non.

GREGERS
Votre cœur a défailli, j'imagine, au moment de passer à l'acte.

HEDVIG
Non, ce n'est pas ça. Mais quand je me suis réveillée, ce matin, et que j'ai pensé à tout ce que nous avons dit, ça m'a paru si étrange !…

GREGERS
Etrange, dites-vous ?

HEDVIG
Oui, je ne sais pas. Hier soir, sur le moment, je me disais que ce serait délicieux. Puis après, quand j'ai dormi et que je me suis souvenue, ce n'était plus ça.

GREGERS
Ah ! ce n'est pas impunément que vous avez été élevée sous ce toit.

HEDVIG
Ça m'est bien égal. Si seulement papa voulait rentrer !

GREGERS
Oh ! si vous aviez seulement des yeux pour voir ce qui donne du prix à la vie, si vous aviez le ferme et joyeux courage, le véritable esprit de sacrifice, vous verriez bien comme il reviendrait auprès de vous ! Mais je crois en vous, Hedvig, j'y crois encore.
(Il sort par la porte du palier. HEDVIG, après avoir tourné dans la pièce, se dispose à aller à la cuisine. Au même instant, on frappe à la porte du grenier. HEDVIG l'entrouvre, le père EKDAL entre, elle ferme la porte.)

EKDAL
Hum, ce n'est pas amusant, tu sais, de faire son petit tour du matin tout seul.

HEDVIG
Tu n'aurais pas envie d'aller à la chasse, grand-père ?

EKDAL
C'est pas un temps pour chasser. Fait trop sombre. On n'y voit pas à deux pas.

HEDVIG
N'as-tu jamais envie de tirer autre chose que tous ces lapins ?

EKDAL
Ça ne vaut donc plus rien, les lapins ?

HEDVIG
Et le canard sauvage, hein ?

EKDAL
Ha, ha ! Tu crains que je ne te tue ton canard. Jamais de la vie, entends-tu, jamais !

HEDVIG
Non, tu ne pourrais pas. On dit que c'est très difficile à tuer, un canard sauvage.

EKDAL
Pourrais pas ? Me semble que si, que je pourrais !

HEDVIG
Comment t'y prendrais-tu, grand-père ? Je ne veux pas dire avec mon canard, mais avec n'importe quel autre ?

EKDAL
Je tâcherais de lui mettre un plomb dans la poitrine, comprends-tu. C'est ce qu'il y a de plus sûr. Et puis, il faut tirer dans le sens des plumes, vois-tu, pas en sens contraire.

HEDVIG
Et ils meurent alors, grand-père ?

EKDAL
Bon Dieu, oui ! qu'ils meurent, quand on tire juste. Allons, faut rentrer s'habiller. Hum, tu comprends, hum.
(Il entre chez lui. HEDVIG regarde la porte du salon, s'approche de l'étagère, se dresse sur la pointe des pieds, prend le pistolet et l'examine. GINA rentre, venant du salon, le torchon et le plumeau à la main. HEDVIG pose le pistolet sur un rayon, vivement et sans se laisser surprendre.)

GINA
Ne fouille pas dans les affaires de papa, Hedvig !

HEDVIG (s'éloignant de l'étagère)
Je voulais seulement épousseter un peu.

GINA
Va plutôt voir à la cuisine, si le café est chaud. Je veux aller prendre le plateau, pour descendre chez lui.
(HEDVIG sort. GINA se met à ranger et à balayer. Un instant de silence. On ouvre avec hésitation la porte du palier. HJALMAR EKDAL jette un regard dans la pièce. Il est en pardessus, sans chapeau, ni lavé ni peigné, les cheveux ébouriffés, les yeux fatigués et battus.)

GINA (s'arrête et le regarde, son balai à la main)
Comment, c'est toi, Ekdal ! Tu rentres donc tout de même ?

HJALMAR (d'une voix sourde, en s'avançant)
Je rentre, pour disparaître à l'instant.

GINA
Oui, oui, je sais bien. Mais comme te voilà fait, mon Dieu !

HJALMAR
Comment cela ?

GINA
Et ton pardessus d'hiver !… Ah bien ! il a son compte.

HEDVIG (apparaissant dans la porte de la cuisine)
Maman, faut-il… ? (Elle aperçoit HJALMAR, pousse un cri de joie et court au devant de lui.)
Papa, papa !

HJALMAR (se détournant et faisant un geste pour l'éloigner)
Va-t'en, va-t'en ! (A GINA.)
Veux-tu bien l'éloigner !

GINA (à mi-voix)
Va au salon, Hedvig.
(HEDVIG s'éloigne en silence.)

HJALMAR (ouvrant précipitamment le tiroir de la table)
Je veux emporter mes livres. Où sont mes livres ?

GINA
Quels livres ?

HJALMAR
Mes livres de science, naturellement, mes publications technologiques, celles dont je me sers pour l'invention.

GINA (cherchant sur l'étagère)
C'est peut-être tout ça, qui n'est pas relié.

HJALMAR
Mais oui.

GINA (mettant un paquet de brochures sur la table)
Veux-tu que je dise à Hedvig de couper les feuillets ?

HJALMAR
Je n'ai pas besoin qu'on me coupe les feuillets.
(Un court silence.)

GINA
Ainsi, tu es toujours décidé à nous quitter, Ekdal ?

HJALMAR (fouillant parmi les livres)
Cela va sans dire.

GINA
Oui, oui.

HJALMAR (avec explosion)
Je ne peux pas rester ici, le cœur transpercé à chaque heure de la journée !

GINA
Que Dieu te pardonne les mauvaises idées que tu as sur moi.

HJALMAR
Des preuves… !

GINA
Il me semble que c'est toi qui devrais en donner.

HJALMAR
Avec un passé comme le tien ? Il y a certaines exigences, que j'oserais appeler les exigences de l'idéal…

GINA
Et grand-père, donc ? Que veux-tu qu'il devienne, le pauvre vieux ?

HJALMAR
Je connais mon devoir. Le vieux viendra avec moi. Je vais en ville, prendre mes dispositions. (Avec hésitation.)
Personne n'a trouvé mon chapeau dans l'escalier ?

GINA
Non. Tu as perdu ton chapeau ?

HJALMAR
Je l'avais cette nuit, en rentrant, c'est sûr. Mais, ce matin, je ne peux pas le retrouver.

GINA
Mon Dieu ! où as-tu traîné avec ces deux noceurs-là ?

HJALMAR
Ah ! ne me questionne pas. Crois-tu donc que je sois dans une disposition d'esprit à me souvenir de chaque détail ?

GINA
Pourvu que tu n'aies pas pris froid, Ekdal.
(Elle entre à la cuisine.)

HJALMAR (tout en vidant son tiroir, murmure rageusement)
Relling, tu es une canaille ! Vaurien, va ! Misérable séducteur ! Ah, si j'avais eu quelqu'un pour te poignarder !
(Il met de côté quelques vieilles lettres, trouve le papier qu'il a déchiré la veille et en examine les morceaux, qu'il écarte vivement en voyant entrer GINA.)

GINA (apportant le café sur un plateau qu'elle pose sur la table)
Voici une goutte de café chaud, si tu en as envie. Et puis quelques tartines et un peu de hareng saur.

HJALMAR (regardant furtivement le plateau)
Un peu de hareng saur ? Sous ce toit? Jamais. Voilà près de vingt-quatre heures que je n'ai rien avalé de solide. N'importe ! Mes notes ! Les souvenirs de ma vie, que j'ai commencés ! Voyons ! Où ai-je donc mis mon journal et mes papiers ? (Il ouvre la porte du salon et recule.)
Ah ! je la trouve encore là !

GINA
Mon Dieu ! Il faut bien que cette enfant soit quelque part.

HJALMAR
Allons, sors.
(Il s'écarte pour la laisser passer. HEDVIG, effrayée, entre dans l'atelier.)

HJALMAR (la main sur le loquet de la porte, à GINA)
Pendant les derniers instants que je passe dans mon ancien foyer, je désire qu'on m'épargne la présence des intrus.
(Il passe au salon.)

HEDVIG (s'élançant vers sa mère, bas, d'une voix tremblante)
Il parle de moi ?

GINA
Reste à la cuisine, Hedvig. Ou plutôt non, va chez toi, dans la petite pièce. (À HJALMAR, qu'elle va rejoindre.)
Attends un peu, Ekdal. Ne bouleverse pas tout dans la commode. Je sais où chaque chose se trouve.
(HEDVIG, un instant immobile, anxieuse, effarée, se mord les lèvres pour ne pas pleurer.)

HEDVIG (à voix basse, les poings crispés)
Le canard sauvage !
(Elle s'approche furtivement de l'étagère, prend le pistolet, se glisse dans le grenier, par la porte qu'elle entrouvre et referme derrière elle. On entend les voix de HJALMAR et de GINA qui se disputent.)

HJALMAR (entrant avec des cahiers et des feuilles détachées en main, et les posant sur la table)
Que veux-tu que je fasse de cette valise ? J'ai des tas de choses à emporter.

GINA (le suit, en portant la malle)
Tu peux bien attendre pour le reste et emporter seulement une chemise et un caleçon.

HJALMAR
Ouf… toutes ces fatigues du départ !
(Il ôte son pardessus et le jette sur le sofa.)

GINA
Et le café qui va être froid.

HJALMAR
Hum.
(Il avale machinalement une corvée, puis une autre.)

GINA (essuyant les dossiers des chaises)
Le plus difficile à trouver, ce sera un grenier comme celui-ci pour les lapins.

HJALMAR
Comment ! Tu crois que je vais emporter aussi les lapins ?

GINA
Je crois, moi, que grand-père ne pourra jamais s'en passer, de ses lapins. HJALMAR. Il faut qu'il s'y habitue. Il y a des sacrifices plus grands que celui de quelques lapins et pourtant je dois m'y résoudre.

GINA (époussetant les rayons de l'étagère)
Veux-tu que j'emballe la flûte ?

HJALMAR
Non. Pas de flûte ! En revanche, le pistolet.

GINA
Tu veux emporter le pistolet ?

HJALMAR
Oui : mon pistolet chargé.

GINA (cherchant)
Il n'est pas là. Il l'aura pris avec lui.

HJALMAR
Il est au grenier ?

GINA
Pour sûr qu'il sera allé au grenier.

HJALMAR
Pauvre vieillard solitaire !
(Il prend une tartine, la mange et avale le reste du café.)

GINA
Si nous n'avions pas loué la chambre à c't' heure, tu pourrais t'y installer. HJALMAR. Demeurer sous le même toit que… Jamais ! Jamais !

GINA
Mais ne pourrais-tu pas t'établir au salon pour un jour ou deux ? Tu serais tout à fait seul.

HJALMAR
Dans ce logement ? Pour rien au monde !

GINA
Dans ce cas, chez Relling et Molvik ?

HJALMAR
Ne prononce pas le nom de ces gens-là ! Rien que d'y penser, je serais capable de perdre l'appétit. Non ! je dois aller, dans la neige et dans la tourmente, de maison en maison, chercher un abri pour mon vieux père et pour moi.

GINA
Mais tu es sans chapeau, Ekdal. Tu as perdu ton chapeau.

HJALMAR
Oh ! ces rebuts de l'humanité ! Ces monstres de vices ! Il me faut un chapeau. (Il prend une nouvelle tartine.)
Il faudra prendre des mesures. Je n'ai pas l'intention de mourir non plus.
(Il cherche quelque chose sur le plateau.)

GINA
Que cherches-tu ?

HJALMAR
Du beurre.

GINA
Tu en auras tout de suite.
(Elle va à la cuisine.)

HJALMAR (la rappelant)
Oh, c'est inutile ! Je peux me contenter de pain sec.

GINA (apportant un beurrier)
En voici. Il paraît qu'il est tout frais.
(Elle lui verse une nouvelle tasse de café. Il étale du beurre sur son pain, va s'asseoir sur le canapé, boit et mange pendant quelques instants.)

HJALMAR
Pourrais-je, sans être importuné par personne, par personne, entends-tu, demeurer au salon un jour ou deux ?

GINA
Tu pourrais, si tu voulais.

HJALMAR
C'est que je ne vois pas comment je pourrais opérer tout le déménagement de mon père en si peu de temps.

GINA
Et puis, il y a encore une chose : tu devrais d'abord le prévenir que tu ne veux plus vivre avec nous.

HJALMAR (repoussant la tasse)
Oui, cela aussi. Je devrais remuer encore une fois tout ce gâchis. Il me faut réfléchir. J'ai besoin de temps pour me retourner. Je ne peux pas venir à bout de ma tâche en un seul jour.

GINA
Non, et de plus par un si vilain temps.

HJALMAR (poussant la lettre de M WERLE)
Ce papier ne me regarde pas.

GINA
Moi, je n'y ai pas touché.

HJALMAR
Mais ce n'est pas une raison pour le laisser s'égarer. Dans le remue-ménage du déménagement, il pourrait bien arriver…

GINA
Je vais le mettre en sûreté, Ekdal.

HJALMAR
Cette donation concerne en premier lieu mon père. C'est son affaire, s'il veut en faire usage.

GINA (avec un soupir)
Ah oui ! ce pauvre vieux père.

HJALMAR
Pour plus de sûreté… Où trouverai-je un peu de colle ?

GINA (s'approchant de l'étagère)
Tiens, voici le pot de colle.

HJALMAR
Et un pinceau.

GINA
Voici le pinceau.
(Elle lui tend l'un et l'autre.)

HJALMAR (prenant des ciseaux)
Une petite bande de papier au revers de la feuille… (Il découpe la bande et colle.)
Il ne saurait me venir à l'idée de m'emparer du bien d'autrui, surtout de celui d'un pauvre vieillard sans ressources. Ni de celui de l'autre, mon Dieu ! Tiens : laisse sécher ça quelque temps. Et, quand ce sera sec, enlève ce papier. Je ne veux plus jamais le voir, jamais !
(GREGERS entre par la porte du palier.)

GREGERS (avec un peu d'étonnement)
Comment, tu es là, Hjalmar ?

HJALMAR (se levant avec précipitation)
J'étais écrasé de fatigue.

GREGERS
Je vois cependant que tu as déjeuné.

HJALMAR
La nature aussi réclame quelquefois son dû.

GREGERS
Qu'as-tu décidé ?

HJALMAR
Pour un homme comme moi, il n'y a qu'un chemin à prendre. Je rassemble ce que j'ai de plus précieux. Mais tu penses bien que cela demande du temps.

GINA (avec quelque impatience)
Faut-il te préparer le salon, ou veux-tu que j'emballe tes affaires ?

HJALMAR (après avoir jeté un coup d'œil de travers à GREGERS)
Emballe et prépare le salon.

GINA (prenant la valise)
Bon, bon ! Je vais emballer la chemise et le reste.
(Elle entre au salon et referme la porte derrière elle. Un instant de silence.)

GREGERS
Je n'ai jamais pensé que cela finirait ainsi. Est-il vraiment nécessaire que tu abandonnes ta maison, ton foyer ?

HJALMAR (marchant avec agitation)
Que veux-tu donc que je fasse, Gregers ? Je ne suis pas né pour être malheureux. Il me faut autour de moi du calme, du bien-être, de la sérénité.

GREGERS
Tu peux avoir tout cela. Essaie seulement. Il me semble que tu as maintenant un terrain solide sur lequel tu peux bâtir. Mets-toi à l'œuvre et souviens-toi aussi de ton invention, qui est le but de ton existence.

HJALMAR
Ah ! ne parle pas de cette invention. Elle se fera peut-être attendre.

GREGERS
Vraiment ?

HJALMAR
Hé, mon Dieu ! Que veux-tu donc que j'invente, après tout ? Il n'y a presque rien qu'on n'ait inventé avant moi. Cela devient de plus en plus difficile…

GREGERS
Que de travail cela t'a coûté !

HJALMAR
C'est ce débauché de Relling qui m'a donné cette idée.

GREGERS
Relling ?

HJALMAR
Eh oui ! C'est lui qui, le premier, m'a fait comprendre que j'avais assez de talent pour faire quelque grande invention dans le domaine de la photographie.

GREGERS
Ah ! c'est Relling !

HJALMAR
Oh ! que de joies cela m'a fait éprouver ! Pas autant l'invention elle-même que la foi qu'elle inspirait à Hedvig. Elle y croyait avec toute la force, toute l'énergie de son âme d'enfant. C'est-à-dire : je me suis imaginé qu'elle y croyait, imbécile que j'étais.

GREGERS
Peux-tu croire sérieusement que Hedvig t'aurait trompé ?

HJALMAR
Qu'importe ce que je crois maintenant ! C'est Hedvig qui est sur mon chemin. C'est elle qui obscurcira toute mon existence.

GREGERS
Hedvig ! Tu parles d'Hedvig ? Comment pourrait-elle obscurcir ton existence ?

HJALMAR (sans répondre)
Que d'amour j'ai ressenti pour cette enfant ! Que de joie, chaque fois qu'en rentrant dans mon pauvre logis je la voyais accourir au-devant de moi, avec ses yeux clignotant si joliment ! Ah, fou que j'étais ! Comme j'étais confiant ! Je l'ai tant aimée ; et je me faisais un rêve d'imaginer qu'elle aussi m'aimait…

GREGERS
Tu appelles cela une imagination !

HJALMAR
Comment puis-je le savoir ? Je ne peux rien tirer de Gina. Et avec cela, elle est fermée à tout le côté idéal de ce qui se passe. Mais devant toi, Gregers, j'éprouve le besoin d'ouvrir mon cœur. C'est ce doute affreux, vois-tu. Peut-être Hedvig n'a-t-elle jamais eu pour moi de véritable affection.

GREGERS
Elle pourrait te la prouver peut-être. (Il écoute.)
Qu'est-ce donc ? Il me semble entendre crier le canard sauvage.

HJALMAR
Oui, il caquette : c'est que mon père est au grenier.

GREGERS
Ah ! il est au grenier. (On voit de la joie sur sa figure.)
Je te dis que tu pourrais bien avoir la preuve de l'amour d'Hedvig, de cette pauvre Hedvig que tu soupçonnes.

HJALMAR
Eh ! quelle preuve pourrait-elle me donner ? Je ne crois plus à rien venant d'elle.

GREGERS
Mais pourtant, Hedvig est incapable de mentir.

HJALMAR
Ah, Gregers ! C'est là précisément ce dont je ne suis pas sûr. Qui sait ce que Gina et cette Mme Sorby ont pu mijoter ici bien des fois ? Et Hedvig n'a pas l'habitude de mettre du coton dans ses oreilles. Peut-être cette donation n'a-t-elle pas été une telle surprise, après tout. J'ai cru m'apercevoir de quelque chose.

GREGERS
Quel mauvais esprit te possède aujourd'hui, Hjalmar !

HJALMAR
Mes yeux se sont ouverts. Fais bien attention : tu verras que cette donation n'est qu'un premier pas. Mme Sorby a toujours eu un grand faible pour Hedvig. Maintenant elle a le pouvoir de faire tout ce qui lui plaît pour cette enfant. Ils peuvent me l'enlever dès que l'envie lui en prendra.

GREGERS
Jamais Hedvig ne te quittera !

HJALMAR
Ne compte pas trop là-dessus. S'ils lui font signe, les mains pleines?… Et moi qui l'ai tant aimée ! Moi dont tout le bonheur aurait été de la prendre doucement par la main et de la conduire comme on conduit, dans une grande chambre vide, un enfant qui a peur des ténèbres ! J'en ai maintenant la douloureuse certitude, jamais le pauvre photographe dans son grenier n'a été quelque chose pour elle. Ce n'était là qu'une ruse pour vivre avec lui tant que nécessaire.

GREGERS
Tu ne crois pas toi-même à ce que tu dis, Hjalmar.

HJALMAR
C'est justement ce qui est terrible : je ne sais pas ce que je dois penser, je ne le saurai jamais. Mais crois-tu donc impossible qu'il en soit ainsi ? Ho, ho ! mon bon Gregers, tu as trop confiance, ce me semble, dans l'exigence d'idéal. Qu'ils viennent seulement, les autres, qu'ils arrivent les mains pleines, qu'ils lui crient : Viens chez nous, la vie est là qui t'attend…

GREGERS (vivement)
Voyons ! Tu crois donc… ?

HJALMAR
Si je lui demandais : Hedvig, veux-tu donner ta vie pour moi ? (Il ricane.)
Ah bien, oui ! Tu verrais ce qu'elle me répondrait.
(On entend un coup de feu dans le grenier.)

GREGERS (avec une explosion de joie)
Hjalmar !

HJALMAR
Bon ! Voilà l'autre qui chasse maintenant.

GINA (entrant)
Ouf! Ekdal, je crois que grand-père est encore tout seul au grenier à tirer des coups de fusil.

HJALMAR
Je vais voir…

GREGERS (saisi, avec joie)
Attends un peu. Sais-tu ce que c'est ?

HJALMAR
Je crois bien.

GREGERS
Non, tu ne le sais pas. Mais je le sais, moi. C'est la preuve.

HJALMAR
Quelle preuve ?

GREGERS
Un sacrifice d'enfant : elle a persuadé ton père de tuer le canard sauvage.

HJALMAR
Tuer le canard sauvage ?

GINA
Ça alors !

HJALMAR
À quoi bon ?

GREGERS
Elle a voulu te sacrifier ce qu'elle avait de plus précieux. Elle pense, de cette façon, t'obliger à l'aimer à nouveau.

HJALMAR (mollement, d'une voix émue)
Oh, cette enfant !

GINA
Quelle imagination !

GREGERS
Elle a voulu reconquérir ton amour, Hjalmar, voilà tout. Elle ne croyait pas pouvoir vivre sans cela.

GINA (retenant ses larmes)
Tu vois bien, Ekdal.

HJALMAR
Gina ! Où est-elle ?

GINA (larmoyant)
Pauvre petite, pour sûr qu'elle sera toute seule à la cuisine.

HJALMAR (va à la porte de la cuisine, l'ouvre et appelle)
Hedvig, viens ici ! Viens près de moi ! (Il regarde.)
Non, elle n'est pas là.

GINA
Alors elle est dans la petite pièce.

HJALMAR (de la cuisine)
Non, elle n'y est pas non plus. (Il rentre.)
Elle sera sortie.

GINA
Mon Dieu oui, tu ne voulais pas d'elle dans la maison.

HJALMAR
Oh ! si elle pouvait rentrer au plus tôt, pour que je lui dise… Maintenant tout ira bien. Gregers, je sens déjà qu'une vie nouvelle pourra commencer pour nous.

GREGERS (avec calme)
Je le savais. C'est par l'enfant que devait venir la rédemption.
(Le père EKDAL paraît à la porte de sa chambre. Il est en grand uniforme et a de la peine à attacher son sabre.)

HJALMAR (stupéfait)
Père ! Tu étais là ?

GINA
C'est dans votre chambre que vous avez tiré, grand-père ?

EKDAL (en colère, s'approchant de HJALMAR)
Comment, tu vas seul à la chasse, Hjalmar ?

HJALMAR (ému, bouleversé)
Ce n'est donc pas toi qui as tiré au grenier ?

EKDAL
Moi ? Non.

GREGERS (à HJALMAR, poussant une exclamation)
Hjalmar ! Elle a tué le canard sauvage elle-même !

HJALMAR
Qu'est-ce que cela veut dire ? (Il court à la porte du grenier, en écarte vivement les battants, regarde et appelle très fort.)
Hedvig !

GINA (courant à la porte)
Mon Dieu, qu'est-ce qui est arrivé !

HJALMAR (entrant)
Elle est étendue par terre !

GREGERS
Étendue par terre !
(Il rejoint HJALMAR.)

GINA (en même temps que lui)
Hedvig ! (Elle se précipite dans le grenier.)
Ah, non, non, non !

EKDAL
Ha, ha ! elle se mêle de tirer, elle aussi ?
(HJALMAR, GINA et GREGERS rentrent, portant HEDVIG. Son bras droit pend. Elle tient le pistolet dans sa main crispée.)

HJALMAR (tout bouleversé)
Le coup est parti. Elle s'est atteinte elle-même. Appelez du secours ! Au secours !

GINA (se précipitant sur le palier et appelant)
Relling, Relling ! Docteur Relling ! Accourez bien vite, bien vite !
(HJALMAR et GREGERS déposent HEDVIG sur le sofa.)

EKDAL (bas)
La forêt se venge.

HJALMAR (à genoux devant elle)
Elle va revenir à elle tout de suite. Elle revient à elle. Oui, oui, oui.

GINA (qui est rentrée)
Où est-elle touchée ? Je n'aperçois rien.
(RELLING entre précipitamment. Un instant après accourt MOLVIK, sans gilet ni cravate, en veston déboutonné.)

RELLING
Qu'est-ce qu'il y a ?

GINA
Ils prétendent qu'Hedvig s'est tuée.

HJALMAR
Au secours !

RELLING
Elle s'est tuée ?
(Il écarte la table et examine le corps.)

HJALMAR (couché par terre, regardant anxieusement RELLING)
Ce n'est pas grave, n'est-ce pas ? Dis, Relling ! Il n'y a presque pas de sang. Cela ne peut pas être grave ?

RELLING
Comment est-ce arrivé ?

HJALMAR
Ah ! je n'en sais rien !

GINA
Elle a voulu tuer le canard sauvage.

RELLING
Le canard sauvage ?

HJALMAR
Le coup sera parti.

RELLING
Hum. Oui, oui.

EKDAL
La forêt se venge. Mais je n'ai pas peur tout de même.
(Il entre au grenier et referme la porte derrière lui.)

HJALMAR
Voyons, Relling. Tu ne dis rien ?

RELLING
La balle a pénétré dans la poitrine.

HJALMAR
Oui, mais elle reviendra à elle.

RELLING
Tu vois bien qu'Hedvig a cessé de vivre.

GINA (éclatant en sanglots)
Mon enfant, mon enfant !

GREGERS (d'une voix étranglée)
Au fond des mers…

HJALMAR (bondissant)
Si, si, il faut qu'elle vive ! Au nom de Dieu, Relling, rien qu'un instant, le temps de lui dire que je n'ai jamais cessé de l'adorer.

RELLING
Le cœur est touché. Hémorragie interne. Elle est morte sur le coup.

HJALMAR
Et moi qui l'ai chassée comme une bête ! Effarouchée, elle s'est réfugiée là, dans ce grenier, et s'est tuée par amour pour moi. (Sanglotant.)
Ne jamais pouvoir réparer cela ! Ne jamais pouvoir lui dire… ! (Il se tord les mains et crie, en levant la tête.)
O Toi, qui es là-haut ! Si Tu existes ! Comment as-Tu pu me faire cela?

GINA
Chut ! Ne dis pas de telles horreurs. C'est que nous n'avions pas le droit de la garder avec nous.

MOLVIK
L'enfant n'est pas morte. Elle n'est qu'endormie.

RELLING
Imbécile !

HJALMAR (plus calme, s'approche du sofa et, se croisant les bras, regarde HEDVIG)
Elle est là, rigide et calme.

RELLING (cherchant à dégager le pistolet)
Elle le tient si fermement, si fermement.

GINA
Non, non, Relling, ne lui cassez pas les doigts. Laissez le piscolet tranquille.

HJALMAR
Qu'elle l'emporte avec elle.

GINA
Oui, laissez-le-lui. Mais il ne faut pas que l'enfant reste là, comme pour se faire voir. Il faut qu'elle aille chez elle, dans la petite pièce. Viens, Ekdal, nous allons l'emporter.
(HJALMAR et GINA prennent le corps d'HEDVIG.)

HJALMAR (en l'emportant)
Oh ! Gina, Gina ! Pourras-tu supporter cela ?

GINA
Nous nous aiderons l'un l'autre. À présent, je crois qu'elle est à nous deux. MOLV1K murmure, en étendant les mains : — Gloire au Seigneur… Tu retourneras poussière… Tu retourneras poussière…

RELLING (bas)
Tais-toi donc, animal ! Tu es saoul.
(HJALMAR et GINA emportent le corps par la porte de la cuisine. MOLVIK s'éclipse par celle du palier.)

RELLING (s'approchant de GREGERS)
On ne me fera jamais croire à l'accident.

GREGERS (qui s'est tenu atterré, les épaules convulsivement secouées)
Personne ne peut dire comment cette horreur s'est produite.

RELLING
La balle a traversé le corsage. Il faut qu'elle ait tiré en appuyant le canon contre sa poitrine.

GREGERS
Hedvig n'est pas morte en vain. Avez-vous vu comment la douleur l'a grandie ?

RELLING
Presque tout le monde se fait grand pour pleurer devant un mort. Mais combien de temps croyez-vous que cela durera ?

GREGERS
Il ne la conserverait pas toute sa vie, elle ne croîtrait pas de jour en jour ?

RELLING
Dans les trois trimestres qui suivront, la petite Hedvig ne sera pour lui qu'un beau sujet à déclamations.

GREGERS
Et vous osez dire cela de Hjalmar Ekdal !

RELLING
Nous en reparlerons quand la première herbe aura séché sur le tombeau de la petite. Alors vous l'entendrez se répandre en doléances sur "l'enfant enlevée trop tôt à son cœur de père", vous le verrez confit dans l'attendrissement, l'admiration et la pitié pour lui-même. Faites bien attention.

GREGERS
Si c'est vous qui avez raison et si c'est moi qui ai tort, la vie ne mérite pas d'être vécue.

RELLING
Eh si ! la vie aurait beaucoup de bon malgré tout, n'étaient ces maudits créanciers qui viennent à la porte des pauvres gens comme nous, leur présenter la taxe de l'idéal.

GREGERS (le regard fixe)
En ce cas, je suis content de ma destinée.

RELLING
Sauf votre permission… quelle est votre destinée ?

GREGERS (sur le point de partir)
D'être le treizième à table.

RELLING
Du diable si je vous crois !
(FIN)

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