ACTE DEUXIÈME



L'atelier de HJALMAR EKDAL. Une assez vaste mansarde. À droite, toit en appentis avec de grandes fenêtres, à demi cachées par des rideaux bleus. Dans le coin de droite, la porte d'entrée. Plus en avant, du même côté, une porte conduisant à un petit salon. Deux portes à gauche. Entre les deux, un poêle en fer. Dans le fond, une large porte à deux battants. L'atelier est simplement, mais convenablement arrangé et meublé. À droite, entre les deux portes, à quelque distance du mur, un sofa, une table et quelques sièges ; sur la table, une lampe allumée, coiffée d'un abat-jour. Au coin du poêle, un vieux fauteuil. Par-ci par-là, des appareils et des instruments de photographe. Près du mur du fond, à gauche de la large porte, une étagère chargée de livres, de boîtes, de fioles, d'outils et d'autres objets. Sur la table, des photographies, des papiers, des pinceaux, etc.
GINA EKDAL et HEDVIG sont assises, la première près de la table, occupée à coudre, la seconde sur le sofa. HEDVIG, les mains devant les yeux et les pouces dans les oreilles, est absorbée dans une lecture.

GINA (soucieuse, après avoir regardé plusieurs fois HEDVIG par dessous)
Hedvig!
(HEDVIG n'entend pas.)

GINA (plus fort)
Hedvig !

HEDVIG (écartant les mains, et levant les yeux)
Oui, maman.

GINA
Chérie, il ne faut pas lire autant.

HEDVIG
Oh ! maman, laisse-moi lire encore un peu. Un tout petit peu.

GINA
Non, non, ferme le livre. Papa ne le veut pas ; lui-même ne lit jamais le soir.

HEDVIG (fermant le livre)
C'est que papa n'en a pas autant envie que moi

GINA (posant son ouvrage, prend un crayon et un petit cahier de notes)
Te souviens-tu combien nous avons dépensé pour le beurre aujourd'hui ?

HEDVIG
Une couronne soixante-cinq.

GINA
C'est juste. (Elle note.)
C'est effrayant, ce que nous dépensons pour le beurre. Il y a aussi les saucissons, le fromage, et puis, voyons, le jambon, hum… (Additionnant.)
Voilà déjà…

HEDVIG
Et puis la bière.

GINA
C'est vrai, la bière… (Additionnant.)
Ça fait un joli chiffre. Mais on n'y peut rien.

HEDVIG
Et puis, comme papa était absent, nous avons pu nous passer de plat chaud à dîner.

GINA
Oui, et c'est bien heureux. Avec ça, j'ai touché huit couronnes cinquante pour des photographies.

HEDVIG
Vraiment ! Tant que ça ?

GINA
Juste huit couronnes cinquante.
(Un silence. GINA reprend son ouvrage. HEDVIG prend du papier et un crayon et se met à dessiner, en se faisant une visière de la main gauche.)

HEDVIG
N'est-ce pas amusant que papa ait été invité à un grand dîner chez M. Werle ?

GINA
On ne peut pas dire qu'il dîne chez M. Werle. C'est le fils qui lui a envoyé une invitation. (Une pause.)
Nous n'avons rien à voir avec M. Werle.

HEDVIG
J'ai hâte de voir papa rentrer. Il m'a promis de m'apporter quelque chose de bon qu'il voulait demander pour moi à Mme Sorby.

GINA
Oui, il y a de bonnes choses, là-bas, c'est bien vrai.

HEDVIG (continue à dessiner)
Et puis, il me semble que j'ai un peu faim, sais-tu.
(Le vieil EKDAL entre par la porte du palier, son rouleau de papier sous le bras. Un autre paquet sort de la poche de sa redingote.)

GINA
Grand-père, comme vous rentrez tard ce soir !

EKDAL
Ils avaient fermé les bureaux. Obligé d'attendre chez Graberg et de passer par…

HEDVIG
Ils t'ont donné de la nouvelle copie, grand-père ?

EKDAL
Oui, tout ça. Vois un peu.

GINA
C'est très bien.

HEDVIG
Et dans ta poche, tu as encore un paquet.

EKDAL
Comment ? Des bêtises ; il n'y a rien du tout. (Posant sa canne dans un coin.)
Ça va faire de l'ouvrage pour longtemps, Gina. (Il entrouvre la porte du fond.)
Chut ! (Il regarde un moment à l'intérieur, puis referme la porte avec précaution.)
Hé ! hé ! ils dorment tous ensemble. Et lui s'est couché dans le panier. Hé ! hé !

HEDVIG
Es-tu bien sûr, grand-père, qu'il n'ait pas froid dans le panier ?

EKDAL
Quelle idée ! Froid, dans tout ce foin ? (Il se dirige vers la seconde porte à gauche.)
Où sont les allumettes ?

GINA
Les allumettes sont sur la commode.
(EKDAL entre dans sa chambre.)

HEDVIG
Comme c'est bien qu'on ait donné toute cette copie à grand-père.

GINA
Oui, pauvre grand-père, il pourra gagner un peu d'argent de poche.

HEDVIG
Et puis, ça l'empêchera de passer toutes ses matinées dans le cabaret de cette horrible mère Eriksen.

GINA
Ah, oui !
(Un court silence.)

HEDVIG
Crois-tu qu'ils soient encore à table ?

GINA
Dieu le sait, c'est bien possible, ma foi.

HEDVIG
Pense un peu, toutes les bonnes choses à manger que papa a eues ! Je suis sûre qu'en rentrant il sera gai, de bonne humeur ; tu ne crois pas, dis, maman ?

GINA
Oh oui ! mais, pense donc, si nous pouvions lui annoncer que nous avons loué la chambre.

HEDVIG
Ce soir, ce n'est pas nécessaire.

GINA
Ça ne gâterait rien, tu sais. Et cette chambre ne nous sert à rien.

HEDVIG
Je voulais dire que papa sera gai ce soir quand même. Il vaut mieux que nous ayons la chambre en réserve pour une autre fois.

GINA (la regardant)
Tu es contente quand tu as une bonne nouvelle à annoncer à papa lorsqu'il rentre le soir ?

HEDVIG
Oui, la maison est tout de suite plus gaie.

GINA (se parlant à elle-même)
Oh oui ! c'est vrai.
(Le vieil EKDAL rentre et se dirige vers la première porte a gauche.)

GINA (se retournant à demi)
Grand-père, vous avez besoin de quelque chose à la cuisine ?

EKDAL
Oui, oui, mais ne te dérange pas.
(Il sort.)

GINA
Il ne va pas remuer les braises, j'espère ? (Attendant un instant.)
Hedvig, va donc voir ce qu'il fait.
(EKDAL rentre, une petite tasse d'eau bouillante à la main.)

HEDVIG
Tu es allé chercher de l'eau chaude, grand-père ?

EKDAL
Oui, oui, j'en ai besoin… Dois écrire ; l'encre est devenue épaisse comme du gruau. Hum.

GINA
Mais grand-père vous devriez manger d'abord. Le souper est là qui attend.

EKDAL
Je me passerai de souper, Gina. Je suis très occupé, te dis-je. Personne ne doit entrer chez moi. Personne. Hum.
(Il rentre dans sa chambre. GINA et HEDVIG se regardent.)

GINA (baissant la voix)
Explique-moi, si tu peux, où il a trouvé de l'argent.

HEDVIG
C'est peut-être Graberg qui lui en a donné.

GINA
Mais non. C'est toujours à moi que Graberg envoie l'argent.

HEDVIG
Il aura pris une bouteille à crédit quelque part.

GINA
Pauvre grand-père, on ne lui donnerait rien à crédit.
(HJALMAR EKDAL entre par la porte de droite. Il est en pardessus, un feutre gris sur la tête.)

GINA (jetant son ouvrage et se levant)
Comment, te voilà déjà, Ekdal !

HEDVIG (bondissant)
Déjà rentré, papa !

HJALMAR (étant son chapeau)
Tout le monde doit être parti, à l'heure qu'il est.

HEDVIG
De si bonne heure ?

HJALMAR
Mais oui, puisque c'était un dîner.
(Il fait un mouvement pour ôter son pardessus.)

GINA
Laisse-moi t'aider.

HEDVIG
Et moi aussi.
(Elles le débarrassent de son pardessus, que GINA va suspendre à un clou au fond.)

HEDVIG
Y avait-il beaucoup de monde, papa ?

HJALMAR
Oh, non ! nous étions de douze à quatorze personnes à table.

GINA
Et tu as pu leur parler à tous ?

HJALMAR
Oui, quelques mots. Mais il y avait Gregers, qui m'a accaparé.

GINA
Gregers est-il toujours aussi laid ?

HJALMAR
Il n'est pas bien beau, c'est vrai. Le vieux n'est pas encore rentré ?

HEDVIG
Si ; grand-père s'est enfermé pour écrire.

HJALMAR
Il n'a rien dit ?

GINA
Non ; qu'aurait-il pu dire ?

HJALMAR
Il n'a pas raconté que… ? Il me semble avoir entendu qu'il a été chez Graberg. Je vais passer chez lui un instant.

GINA
Non, non, n'entre pas.

HJALMAR
Pourquoi ? A-t-il dit qu'il ne voulait pas me voir ?

GINA
Je crois qu'il ne veut voir personne ce soir.

HEDVIG (lui faisant un signe)
Hum ! hum !

GINA (qui ne la remarque pas)
Il vient de prendre de l'eau bouillante.

HJALMAR
Ah, il est en train de… !

GINA
Oui, en effet.

HJALMAR
Mon Dieu, mon pauvre vieux père !… Pensons à ses cheveux blancs ! Laissons (lui)
un peu de plaisir.
(Le père EKDAL rentre, fumant une pipe. Il a passé sa robe de chambre.)

EKDAL
Rentré ? Il m'a bien semblé reconnaître ta voix.

HJALMAR
Je viens de rentrer.

EKDAL
Tu ne m'as pas vu passer, dis ?

HJALMAR
Non ; mais on m'a dit que tu venais de passer par… et alors j'ai voulu te rejoindre.

EKDAL
Gentil à toi, Hjalmar. Et tout ce monde, qui était-ce, dis ?

HJALMAR
Oh ! il y avait plusieurs personnes : le chambellan Flor, et le chambellan Balle, et le chambellan Kaspersen, et le chambellan Untel ; je ne me souviens plus…

EKDAL (hochant la tête)
Tu entends, Gina ! Il a été dans une société où il n'y avait que des chambellans, rien que des chambellans.

GINA
La maison est devenue très distinguée, on dirait.

HEDVIG
Les chambellans ont-ils chanté, papa ? Ou peut-être qu'ils ont récité quelque chose ?

HJALMAR
Non ; ils n'ont fait que bavarder. Puis ils ont voulu me faire déclamer une poésie ; mais je n'ai pas voulu.

EKDAL
Pas voulu, dis-tu ?

GINA
Tu aurais bien pu le faire, il me semble.

HJALMAR
Non ; on ne doit pas être aux ordres de tout le monde. (Se promenant par la pièce.)
Dans tous les cas, ce n'est pas dans mon caractère.

EKDAL
Non, non, Hjalmar n'est pas un homme à ça, lui.

HJALMAR
Je ne vois pas pourquoi je me chargerais de divertir les autres, pour une fois que je vais dans le monde. Qu'ils se débrouillent. Ces gens-là vont de maison en maison, boire et manger, tous les jours de l'année. Qu'ils aient la bonté, alors, de se rendre utiles, en échange de tout ce qu'on leur offre.

GINA
Tu ne leur as pas dit ça, au moins ?

HJALMAR (fredonnant)
Oh, oh, oh ! je le leur ai dit un peu sur tous les tons.

EKDAL
Vraiment, tout chambellans qu'ils soient !

HJALMAR
Absolument. (Changeant de ton.)
Après cela, nous avons eu une petite dispute au sujet du tokay.

EKDAL
Du tokay, dis-tu ? Mais c'est un vin exquis.

HJALMAR (s'arrêtant)
Il peut être exquis. Mais les années ne sont pas également bonnes, vois-tu. Cela dépend de l'ensoleillement.

GINA
Tu sais tout, Ekdal !

EKDAL
Et ils se sont disputés à cause de ça ?

HJALMAR
Ils ont manqué le faire ; mais je leur ai dit que les chambellans sont dans le même cas. Pour eux aussi, il y a année et année.

GINA
Tu trouves toujours le mot qu'il faut.

EKDAL
Tiens, tiens ! Et ils ont avalé ça ?

HJALMAR
En plein.

EKDAL
Tu entends, Gina, il leur a envoyé ça en plein, à tous ces chambellans.

GINA
Vraiment ? En plein ?

HJALMAR
Oui ; mais je ne veux pas qu'on en parle. Il ne faudrait pas répandre ces choses-là. Tout cela, d'ailleurs, s'est passé amicalement. Ils sont tous si aimables, de si bonne composition. Je n'aurais pas voulu les blesser, pour sûr.

EKDAL
Pourtant ils l'ont reçu en plein.

HEDVIG (insinuante)
Comme c'est amusant de te voir en habit. Ça te va bien, tu sais, papa.

HJALMAR
N'est-ce pas ? Tu trouves ? C'est qu'il me va très bien, cet habit. On dirait presque qu'il a été fait pour moi. Peut-être un peu étroit aux entournures. Aide-moi, Hedvig. (Il ôte l'habit.)
Je préfère passer ma jaquette. Où est ma jaquette, Gina ?

GINA
Voici.
(Elle lui présente la jaquette et l'aide à la mettre.)

HJALMAR
À la bonne heure ! N'oublie pas seulement de rendre l'habit à Molvik dès demain matin.

GINA (mettant l'habit de côté)
Sois tranquille.

HJALMAR (s'étirant)
Ah ! on est plus à l'aise, ainsi. Et puis, cette jaquette convient mieux à ma manière d'être. N'est-ce pas, Hedvig ?

HEDVIG
Oh oui ! papa.

HJALMAR
Si je laissais flotter les bouts de la cravate ; tiens, comme ça. Qu'en dis-tu ?

HEDVIG
Oui, ça va bien avec ta barbiche et avec ta masse de cheveux frisés.

HJALMAR
Pas exactement frisés ; plutôt bouclés.

HEDVIG
C'est vrai : tu as de belles boucles.

HJALMAR
C'est cela : des boucles.

HEDVIG (après un moment, le tirant par sa jaquette)
Papa !

HJALMAR
Eh bien ! Que veux-tu ?

HEDVIG
Oh ! tu sais bien ce que je veux.

HJALMAR
Vraiment non, je n'en sais rien.

HEDVIG (d'une voix plaintive, souriant)
Que si, papa ! Arrête de me taquiner. HJALMAR. Mais qu'est-ce qu'il y a donc ?

HEDVIG (le secouant)
Eh bien, tu vas me les donner maintenant !… Tu sais bien, les bonnes choses que tu m'as promises.

HJALMAR
Bon ! Je les ai oubliées !

HEDVIG
Tu veux me taquiner, papa ! Tu devrais avoir honte, voyons ! Où les as-tu cachées ?

HJALMAR
Vrai ! J'ai oublié. Mais attends un peu. J'ai là quelque chose d'autre pour toi, Hedvig.
(Il prend l'habit et cherche dans les poches.)

HEDVIG (sautant et battant des mains)
Oh, maman, maman !

HJALMAR (tirant une feuille de papier)
Tiens, voici.

HEDVIG
Ça ! C'est une feuille de papier, c'est tout.

HJALMAR
C'est un menu, ma petite. Le menu du dîner. Tu vois : c'est écrit dessus.

HEDVIG
Tu n'as que cela ?

HJALMAR
Puisque je te dis que j'ai oublié. C'est un sot divertissement que toutes ces friandises. Assieds-toi là et fais la lecture du menu. Je te décrirai ensuite le goût des plats. Eh bien, Hedvig !

HEDVIG (avalant ses larmes)
Merci.
(Elle s'assied, mais ne lit pas. Sa mère lui fait un signe. HJALMAR le remarque.)

HJALMAR (arpentant la scène)
C'est incroyable, tout ce qu'un père de famille doit se rappeler. Et s'il oublie la moindre des choses, vite on lui fait grise mine. Allons ! on s'habitue à tout. (Il se rapproche de son père, assis près du poêle.)
As-tu jeté un coup d'œil là-dedans, ce soir ? Dis, père.

EKDAL
Je crois bien. Il est dans le panier.

HJALMAR
Ah ! il est dans le panier ! Il commence à s'habituer.

EKDAL
Je te le disais bien. Seulement il y aurait quelques changements à faire, vois-tu pour…

HJALMAR
Quelques perfectionnements, oui.

EKDAL
Il faut les faire, sais-tu.

HJALMAR
Très bien. Parlons un peu de ces perfectionnements. Viens, père. Asseyons-nous là, sur le sofa.

EKDAL
Oui, oui… Il faut d'abord que je bourre ma pipe. Elle est un peu sale aussi. Il faut la curer. Hum…
(Il entre dans sa chambre.)

GINA (à HJALMAR, en souriant)
Ecoute, il cure sa pipe.

HJALMAR
Eh bien, oui, Gina, laisse-le faire ; pauvre vieux naufragé ! Ces améliorations, il faut les entreprendre dès demain, pour en être quitte.

GINA
Demain, Ekdal, tu n'auras pas le temps.

HEDVIG (interrompant)
Oh que si, maman !

GINA
À cause de ces épreuves à retoucher. On est venu les demander plusieurs fois.

HJALMAR
Allons, bon, encore ces épreuves ! C'est bien, elles seront prêtes. Il y a peut-être eu de nouvelles commandes aussi ?

GINA
Hélas, non ! Demain, je n'ai que ces deux portraits à faire, tu sais bien.

HJALMAR
Rien d'autre ? Mon Dieu, non, quand on ne se donne aucune peine…

GINA
Mais que puis-je faire ? Je passe des annonces dans les journaux, tant que je peux.

HJALMAR
Bah ! les annonces ! Tu vois bien à quoi ça sert. Et il n'est venu personne pour la chambre ?

GINA
Personne jusqu'à présent.

HJALMAR
Il fallait s'y attendre… Quand on ne sait pas s'y prendre… Tu sais, Gina, il faut se secouer.

HEDVIG (s'approchant de lui)
Faut-il que j'aille chercher la flûte, papa ?

HJALMAR
Non, pas de flûte ! Je n'ai pas besoin de joie dans ce monde ! (Marchant.)
Oui, je me mettrai au travail demain : on peut y compter. Je travaillerai, tant que j'aurai des forces.

GINA
Voyons, mon bon, mon cher Ekdal, ce n'est pas ce que je voulais dire.

HEDVIG
Papa, ne veux-tu pas que je t'apporte une bouteille de bière ?

HJALMAR
Non. Je n'ai besoin de rien, moi. (S'arrêtant.)
De la bière ? De la bière, dis-tu ?

HEDVIG (empressée)
Oui, papa, de la bonne bière, bien fraîche.

HJALMAR
Allons, puisque tu y tiens absolument, tu peux apporter une bouteille de bière.

GINA
Oui, c'est cela ; va en chercher une : nous allons nous donner un peu de bon temps.
(HEDVIG se précipite vers la porte de la cuisine.)

HJALMAR (près du poêle, l'arrête, la regarde, lui saisit la tête et l'appuie contre sa poitrine)
Hedvig, Hedvig !

HEDVIG (pleurant de joie)
Papa chéri !

HJALMAR
Non, ne m'appelle pas ainsi. J'ai été à la table de ce riche, je me suis délecté de mets exquis ! J'aurais pu au moins… !

GINA (assise près de la table)
Des bêtises, Ekdal, des bêtises.

HJALMAR
Oh non ! Mais il ne faut pas m'en vouloir. Vous savez bien que je vous aime tout de même.

HEDVIG (lui jetant les bras autour du cou)
Et nous, papa, nous t'adorons !

HJALMAR
Et s'il m'arrive d'être fantasque quelquefois, mon Dieu, souvenez-vous de tous les chagrins qui me tourmentent. Allons ! (Il s'essuie les yeux.)
Pas de bière en un pareil moment, donne-moi la flûte.
(HEDVIG se précipite vers l'étagère et apporte la flûte.)

HJALMAR
Merci. Là ! La flûte en mains et vous deux à mes côtés. Oh !
(HEDVIG s'assied à la table, à côté de GINA. HJALMAR arpente la pièce, attaque fortement l'instrument et joue une danse populaire de Bohême, en lui donnant un caractère élégiaque et sentimental.)

HJALMAR (s'interrompant pour tendre la main gauche à GINA)
D'un ton ému : — On a beau être à l'étroit sous notre humble toit, Gina, ce n'en est pas moins notre foyer. Et je te le dis : il fait bon vivre ici.
(Il se remet à jouer. On frappe à la porte d'entrée.)

GINA (se levant)
Chut, Ekdal, je crois qu'on vient.

HJALMAR (remettant la flûte sur l'étagère)
Bon ! Voici que ça recommence.
(GINA va ouvrir la porte.)

GREGERS (sur le seuil)
Pardon.

GINA (reculant un peu)
Oh ?

GREGERS
Est-ce ici que demeure M. Ekdal, le photographe ?

GINA
Oui, c'est ici.

HJALMAR (allant à la porte)
Gregers ! Tu es venu malgré tout. Eh bien ! entre.

GREGERS (entrant)
Je t'ai dit que je viendrais, ce soir.

HJALMAR
Pourquoi ce soir ? Tu as quitté la soirée ?

GREGERS
La soirée, et la maison paternelle, l'une et l'autre. Bonsoir ! madame Ekdal. Je ne sais si vous me reconnaissez.

GINA
Bien sûr : M. Werle fils n'est pas difficile à reconnaître.

GREGERS
Non, je ressemble à ma mère. Et vous ne l'avez pas oubliée, je pense. HJALMAR. Tu as quitté la maison, dis-tu ?

GREGERS
Oui, j'ai pris une chambre à l'hôtel.

HJALMAR
Vraiment ? Eh bien ! Puisque te voici, débarrasse-toi de ton pardessus et prends place.

GREGERS
Merci.
(Il ôte son pardessus. Il a changé de costume et revêtu un simple complet gris, de coupe campagnarde.)

HJALMAR
Mets-toi à ton aise… là, sur le sofa.
(GREGERS s'assied sur le sofa. HJALMAR sur une chaise, près de la table.)

GREGERS (promenant son regard dans la pièce)
C'est donc là ton intérieur, Hjalmar. C'est ici que tu demeures ?

HJALMAR
Ici, c'est l'atelier, comme tu vois.

GINA
Il y a plus d'espace dans cette pièce ; c'est pour cela que nous nous y tenons de préférence.

HJALMAR
Nous avons été mieux logés, au début. Mais ce logement a un grand avantage : il y a de superbes pièces de débarras.

GINA
Et puis en face, sur le même palier, nous avons une chambre que nous pouvons louer.

GREGERS (à HJALMAR)
Tiens, tiens, tu as des locataires ?

HJALMAR
Pas encore. Tu sais, cela ne va pas si vite. Il faut se donner de la peine. (À HEDVIG.)
Eh bien ! Hedvig, et cette bière !
(HEDVIG fait un signe d'assentiment et va à la cuisine.)

GREGERS
C'est ta fille ?

HJALMAR
Oui, c'est Hedvig.

GREGERS
Une enfant unique, n'est-ce pas ?

HJALMAR
Oui, une enfant unique. C'est notre plus grande joie dans ce monde, mais (baissant la voix)
c'est aussi notre plus grand souci, Gregers.

GREGERS
Que dis-tu là ?

HJALMAR
Oui, mon ami. Elle risque de perdre la vue.

GREGERS
Elle risque d'être aveugle !

HJALMAR
Oui. Jusqu'à présent, il n'y a que les premiers symptômes. Cela peut durer quelque temps encore. Mais le médecin nous a avertis : c'est incurable.

GREGERS
Quel terrible malheur ! D'où cela lui vient-il ?

HJALMAR (avec un soupir)
C'est probablement héréditaire.

GREGERS (frappé)
Héréditaire ?

GINA
La mère d'Ekdal avait la vue faible.

HJALMAR
Oui, c'est ce qu'affirme mon père. Quant à moi, je n'ai gardé aucun souvenir d'elle.

GREGERS
Pauvre enfant ! Et comment supporte-t-elle cela ?

HJALMAR
Tu comprends, nous n'avons pas le cœur de le lui dire. Elle ne se doute pas du danger. Joyeuse et insouciante, c'est en gazouillant, en voletant comme un petit oiseau, qu'elle entrera dans la nuit éternelle. (D'un ton accablé.)
Oh ! mon ami, quelle torture pour moi !
(HEDVIG apporte de la bière et des verres sur un plateau, qu'elle pose sur la table.)

HJALMAR (lui passant la main sur la tête)
Merci, merci, Hedvig.
(HEDVIG, passant le bras autour du cou de son père, lui murmure quelques paroles à l'oreille.)

HJALMAR
Non, pas de tartines à cette heure-ci. (Regardant GREGERS.)
À moins que Gregers n'en veuille ?

GREGERS (faisant un signe de refus)
Non, merci.

HJALMAR (d'une voix émue)
Allons ! Tu peux nous apporter quelques tartines tout de même. S'il y a une croûte, c'est tant mieux. Et puis, il faudrait les bien beurrer, tu sais.
(HEDVIG fait un petit signe satisfait et retourne à la cuisine.)

GREGERS (qui l'a suivie des yeux)
Elle semble pleine de fraîcheur et de santé.

GINA
Oui, il n'y a pas à se plaindre pour le reste. Dieu merci, elle ne manque de rien.

GREGERS
Elle vous ressemble, madame Ekdal. Quel âge peut-elle avoir ?

GINA
Hedvig aura bientôt quatorze ans. Après-demain, c'est son anniversaire.

GREGERS
Elle est plutôt grande pour son âge.

GINA
Oui, elle est montée en graine, l'an dernier.

GREGERS
C'est en voyant grandir ainsi les enfants, qu'on s'aperçoit de l'âge qui vient. Depuis combien de temps êtes-vous mariés ?

GINA
Nous sommes mariés depuis… oui, depuis bientôt quinze ans.

GREGERS
Vraiment, il y a si longtemps que cela ?

GINA (le regardant avec plus d'attention)
Pour sûr que oui.

HJALMAR
Certainement, quinze ans, à quelques mois près. (Changeant de ton.)
Cela t'a paru long, toutes ces années passées là-haut, dis, Gregers ?

GREGERS
Cela me paraissait long tant que j'étais là-bas ; maintenant que je regarde en arrière, je ne sais comment le temps a passé.
(Le père EKDAL rentre, sans sa pipe, une vieille casquette d'uniforme sur la tête, d'un pas un peu chancelant.)

EKDAL
Allons, Hjalmar, maintenant nous pouvons nous asseoir et parler de cette affaire… hein ?… Qu'est-ce que c'était donc ?

HJALMAR (allant à sa rencontre)
Père, il y a quelqu'un. Gregers Werle : je ne sais si tu te souviens de lui.

EKDAL (regardant GREGERS, qui s'est levé)
Werle ? C'est le fils, ça ? Qu'est-ce qu'il me veut, lui ?

HJALMAR
Rien. C'est moi qu'il vient voir.

EKDAL
Bon. Alors il n'y a rien de nouveau ?

HJALMAR
Non, non, il n'y a rien.

EKDAL (avec un mouvement de bras)
Ce n'est pas ça, tu sais. Je n'ai pas peur. Mais…

GREGERS (allant vers lui)
Je voudrais seulement vous donner des nouvelles des terrains de chasse. Vous vous en souvenez, lieutenant Ekdal ?

EKDAL
Des terrains de chasse ?

GREGERS
Oui, là-haut, aux environs d'Hoydal.

EKDAL
Ah oui ! là-haut. Je les connaissais bien, dans le temps.

GREGERS
À l'époque où vous étiez grand chasseur.

EKDAL
Je l'étais, oui. C'est bien possible. Vous regardez l'uniforme. Je ne demande à personne la permission de le porter ici. Tant que je ne le porte pas dans la rue…
(HEDVIG apporte les tartines qu'elle pose sur la table.)

HJALMAR
Mets-toi là, père, et prends un verre. Sers-toi, Gregers.
(EKDAL marmonne quelque chose entre ses dents, et gagne le sofa en trébuchant. GREGERS s'assied sur une chaise à côté de lui. HJALMAR prend place de l'autre côté de GREGERS. GINA coud, assise à quelque distance de la table. HEDVIG se tient debout à côté de son père.)

GREGERS
Vous souvenez-vous, lieutenant Ekdal, du temps où Hjalmar et moi nous allions vous voir là-haut, à Noël et en été ?

EKDAL
Vous êtes venu me voir ? Non, non, non, je ne me souviens pas de ça. Mais ce que je peux dire, c'est que j'ai été un rude chasseur, moi. J'ai tué des ours. J'en ai tué neuf, rien que ça.

GREGERS (le regardant avec compassion)
Et maintenant vous n'allez plus jamais à la chasse ?

EKDAL
Dites pas ça, petit père… Chassons encore de temps en temps… Pas comme ça, non… Pour ce qui est de la forêt, vous savez, la forêt, la forêt !… (Il boit.)
Les bois vont bien à l'heure qu'il est ?

GREGERS
Pas comme de votre temps. On a abattu beaucoup d'arbres.

EKDAL
Abattu ? (Baissant la voix comme pris de peur.)
C'est dangereux. Ça a des suites. La forêt se venge.

HJALMAR (remplissant le verre d'EKDAL)
Allons, père, encore une goutte.

GREGERS
Comment un homme comme vous, habitué au grand air, peut-il vivre dans la fumée d'une ville, entre ces quatre murs ?

EKDAL (souriant un peu et clignant de l'œil à HJALMAR)
Oh ! on n'est pas si mal ici, pas si mal du tout.

GREGERS
Mais… mais les conditions dans lesquelles vous viviez là-haut, l'air frais et vivifiant, la vie libre des forêts et des grands plateaux, le gibier de plume et de poil ?

EKDAL (souriant)
Hjalmar, veux-tu que nous lui montrions ?…

HJALMAR (vivement avec un peu d'embarras)
Non, non, père. Pas ce soir.

GREGERS
Que veut-il me montrer ?

HJALMAR
Oh ! rien. Tu verras cela une autre fois.

GREGERS (s'adressant de nouveau au vieux)
Ecoutez, lieutenant Ekdal : voici ce que je voulais vous proposer : venez avec moi là-haut. J'y retourne bientôt. On vous trouvera des écritures à faire comme ici. Vous n'avez rien qui vous retient ou vous intéresse ici.

EKDAL (le regardant avec stupeur)
Je n'ai rien qui m'intéresse, moi !

GREGERS
Oui, vous avez Hjalmar. Mais lui, de son côté, il a les siens. Et un homme comme vous, qui s'est toujours senti attiré vers la nature libre et sauvage… EKDAL, donnant un coup de (poing sur la table.)
— Hjalmar, il faut le lui montrer.

HJALMAR
Voyons, père, ce n'est pas la peine. Il fait noir.

EKDAL
Des bêtises. Il y a clair de lune. (Il se lève.)
Il faut qu'il voie ça, te dis-je. Laisse-moi passer. Viens m'aider, Hedvig !

HEDVIG
Oh, oui, grand-père !

HJALMAR
Allons bon.

GREGERS (à GINA)
Qu'est-ce que c'est donc ?

GINA
Vous savez : il ne faut pas se figurer quelque chose de bien extraordinaire.
(EKDAL et HJALMAR se dirigent vers le fond et écartent chacun une moitié de la porte à battants. HEDVIG aide le vieillard. GREGERS se tient debout près du sofa. GINA continue tranquillement à coudre. Par l'ouverture du fond, on aperçoit une vaste mansarde de forme irrégulière. Par-ci par-là, des poutres, des tuyaux de cheminée. Par les lucarnes du toit, la lune éclaire en plein certaines parties du grenier, tandis que le reste est plongé dans l'ombre.)

EKDAL (à GREGERS)
Là ! Venez. Approchez-vous.

GREGERS (s'approchant)
Voyons. Qu'est-ce que c'est ?

EKDAL
Vous pouvez voir. Hum.

HJALMAR (un peu embarrassé)
Tu sais, tout cela, c'est à mon père.

GREGERS (s'avance jusqu'à la porte et jette un coup d'œil dans la mansarde)
Vous élevez des poules, lieutenant Ekdal !

EKDAL
Je vous crois ! Nous élevons des poules. Elles sont perchées pour la nuit. Mais si vous les voyiez en plein jour, ces poules !

HEDVIG
Et puis il y a…

EKDAL
Chut, chut ; faut pas encore le dire.

GREGERS
Vous avez des pigeons aussi, à ce que je vois.

EKDAL
Il se pourrait que nous ayons des pigeons aussi, je ne dis pas le contraire ! Ils ont leur couvoir là-bas, sous l'avant-toit… Vous comprenez… Ils aiment à percher haut, les pigeons.

HJALMAR
Il n'y a pas que des pigeons ordinaires, tu sais.

EKDAL
Ordinaires ! Oh ! ça non ! Nous avons des pigeons culbutants, et puis, une paire de (grands-gosiers.)
Venez ici, maintenant. Vous voyez cette huche, là-bas, contre le mur ?

GREGERS
Oui ; qu'est-ce que vous en faites ?

EKDAL
Les lapins dorment là-dedans pendant la nuit, petit père.

GREGERS
Comment ; vous avez aussi des lapins ?

EKDAL
Je crois, fichtre bien, que nous avons des lapins ! Dis donc, Hjalmar, il demande si nous avons des lapins… Hum !… Mais maintenant, voici l'essentiel. Maintenant, c'est l'essentiel ! Ôte-toi de là, Hedvig. Mettez-vous là, comme ça ; à présent, regardez là-bas. Vous voyez un panier rempli de foin ?

GREGERS
Oui ; et je vois qu'il y a un oiseau dans le panier.

EKDAL
Hum, un "oiseau" !

GREGERS
C'est un canard, n'est-ce pas ?

EKDAL (froissé)
Evidemment : c'est un canard.

HJALMAR
Mais quelle espèce de canard crois-tu que c'est ?

HEDVIG
Ce n'est pas un canard ordinaire.

EKDAL
Chut !

GREGERS
Ce n'est pas un canard turc ?

EKDAL
Non, monsieur Werle, ce n'est pas un canard turc ; c'est un canard sauvage, là.

GREGERS
Vraiment ? Un canard sauvage ?

EKDAL
Oui : un canard sauvage. Cet "oiseau", comme vous l'appelez, c'est le canard sauvage, entendez-vous. Notre canard sauvage, petit père.

HEDVIG
Mon canard. Car il est à moi.

GREGERS
Et il peut vivre dans ce grenier ? Il s'y trouve bien ?

EKDAL
Vous comprenez : il a un baquet rempli d'eau pour barboter dedans.

HJALMAR
Et de l'eau fraîche tous les deux jours.

GINA (s'adressant à HJALMAR)
Mais, mon cher Ekdal, il commence à faire un froid glacial, ici.

EKDAL
Hum… Faut fermer, alors. Faut pas déranger leur sommeil, non plus. Voyons, Hedvig, viens m'aider.
(HJALMAR et HEDVIG referment la porte du grenier.)

EKDAL
Une autre fois, vous pourrez mieux le voir. (Il s'assied dam le fauteuil, près du poêle.)
Oh, ils sont surprenants, ces canards sauvages, savez-vous.

GREGERS
Comment avez-vous fait pour l'attraper, lieutenant Ekdal ?

EKDAL
C'est pas moi qui l'ai attrapé. C'est à certain personnage de cette ville que nous le devons.

GREGERS (avec un mouvement)
Ce personnage, ce n'est pas mon père ?

EKDAL
Si, parfaitement. C'est justement votre père. Hum.

HJALMAR
C'est drôle que tu l'aies deviné, Gregers.

GREGERS
Tu m'as dit avoir tant d'obligations envers mon père. J'ai pensé…

GINA
Mais ce n'est pas de M. Werle lui-même que nous l'avons reçu…

EKDAL
C'est tout de même à Haken Werle que nous le devons, Gina. (À GREGERS.)
Il faisait la chasse en bateau, voyez-vous. Il tire dessus… Mais il voit si mal, votre père. Hum ! il n'a fait que l'estropier.

GREGERS
Quelques plombs dans le corps.

HJALMAR
Oui, deux ou trois plombs.

HEDVIG
Il a été touché sous l'aile, de sorte qu'il ne pouvait plus voler.

GREGERS
Il a plongé au fond, bien entendu.

EKDAL (à moitié endormi, la bouche pâteuse)
Naturellement. Ils font toujours ça, les canards sauvages. Vont au fond, tant qu'ils peuvent, petit père ; se retiennent avec le bec dans les herbes marines et les roseaux et dans toutes les saletés qui se trouvent là-bas, ne remontent plus jamais.

GREGERS
Mais, lieutenant, votre canard sauvage est bien remonté, lui.

EKDAL
Il avait un fameux chien, votre père. Il a plongé, ce chien, et il a ramené le canard.

GREGERS (à HJALMAR)
Après cela, c'est vous qui l'avez eu.

HJALMAR
Pas tout de suite ; d'abord, il est resté chez ton père, mais il ne se trouvait pas bien là-bas. Alors Pettersen a reçu l'ordre de le tuer.

EKDAL (presque endormi)
Hum, oui, Pettersen, cette andouille.

HJALMAR (baissant la voix)
C'est comme cela, vois-tu, qu'il est venu chez nous. Mon père, qui connaît un peu Pettersen, a appris la chose et s'est arrangé pour qu'on nous le donne.

GREGERS
Et le voici maintenant parfaitement heureux dans ce grenier.

HJALMAR
Oui, mon cher, incroyablement heureux. Il a engraissé. C'est vrai qu'il est là depuis si longtemps, qu'il aura oublié la vie sauvage, et c'est tout ce qu'il faut.

GREGERS
Tu as parfaitement raison, Hjalmar. Prends garde seulement qu'il n'aperçoive jamais le ciel et la mer. Mais il faut que je m'en aille. Ton père dort, je crois.

HJALMAR
Oh, pour cela…

GREGERS
Ah, c'est vrai, tu disais tantôt que tu avais une chambre à louer, une chambre libre.

HJALMAR
En effet. Que veux-tu dire ? Connaîtrais-tu quelqu'un ?

GREGERS
Veux-tu me la louer, cette chambre ?

HJALMAR
À toi ?

GINA
À vous, monsieur Werle ?

GREGERS
Si je loue cette chambre, je m'y installerai dès demain matin.

HJALMAR
Très bien. Avec le plus grand plaisir.

GINA
Non, monsieur Werle, ce n'est pas une chambre pour vous, bien sûr.

HJALMAR
Voyons, Gina, pourquoi dis-tu cela ?

GINA
Parce que la chambre n'est ni assez grande ni assez claire, et…

GREGERS
Peu importe, madame Ekdal.

HJALMAR
Il me semble que c'est une jolie chambre et pas trop mal meublée.

GINA
Mais souviens-toi des gens qui demeurent en dessous.

GREGERS
Qui est-ce ?

GINA
Oh, l'un est un ancien précepteur.

HJALMAR
Le séminariste Molvik.

GINA
L'autre est un médecin, du nom de Relling.

GREGERS
Relling ? Mais je le connais un peu ; il a été pendant quelque temps médecin à Hoydal.

GINA
C'est une paire de fêtards de la pire espèce. Ils font la noce, rentrent très tard dans la nuit, et alors ils sont quelquefois…

GREGERS
On s'habitue facilement à tout cela. J'espère que je serai comme le canard sauvage.

GINA
Moi, je crois qu'il vaudrait mieux y réfléchir.

GREGERS
Vous ne voulez pas de moi dans la maison, madame Ekdal ?

GINA
Oh, par exemple, pourquoi dites-vous ça ?

HJALMAR
Vraiment, Gina, tu m'étonnes. (A GREGERS.)
Mais, dis-moi, tu comptes donc rester en ville pour le moment ?

GREGERS
Oui, maintenant je compte rester en ville.

HJALMAR
Mais pas chez ton père ? Que comptes-tu faire ?

GREGERS
Ah çà ! Si je le savais, je serais plus avancé. Mais quand on a le malheur de s'appeler Gregers et Werle de surcroît, comme moi…

HJALMAR (riant)
Ha, ha, si tu n'étais pas Gregers Werle, qui voudrais-tu donc être ?

GREGERS
Si j'avais le choix, je voudrais être un chien intelligent.

GINA
Un chien !

HEDVIG (malgré elle)
Oh non !

GREGERS
Si. Un chien extrêmement intelligent, un de ceux qui ramènent les canards sauvages qui plongent jusqu'au fond et s'accrochent aux varechs avec leur bec.

HJALMAR
En vérité, Gregers, je ne comprends pas un traître mot de tout ce que tu dis.

GREGERS
Non, non, et cela n'a probablement aucun sens. Ainsi, demain matin, je m'installe.(A GINA.)
Je ne vous causerai aucun dérangement, je n'ai besoin de personne. (A HJALMAR.)
Quant au reste, nous en reparlerons demain. Bonsoir, madame. (Il fait un signe de tête à HEDVIG.)
Bonsoir !

GINA
Bonsoir, monsieur Werle.

HEDVIG
Bonsoir.

HJALMAR (qui a allumé une bougie)
Attends un instant. Je vais t'éclairer. Il doit faire noir dans l'escalier.
(GREGERS et HJALMAR sortent par la porte du palier.)

GINA (le regard fixe, son ouvrage sur les genoux)
Drôle d'idée, tout de même, de dire qu'il voudrait être un chien.

HEDVIG
Je vais te dire, maman. Je crois qu'il pensait à autre chose.

GINA
À quoi pouvait-il penser ?

HEDVIG
Je ne sais pas. Mais il avait l'air tout le temps de penser à tout autre chose qu'à ce qu'il disait.

GINA
Tu crois ? Tout ça est bizarre.

HJALMAR (qui revient)
Il y avait encore de la lumière, dans l'escalier. (Il éteint la bougie et la repose.)
Ah ! enfin, on pourra avaler une bouchée. (Il entame une tartine.)
Eh bien, tu vois, Gina, quand on sait s'arranger…

GINA
S'arranger ? Comment ça ?

HJALMAR
Mais oui. C'est tout de même une chance d'avoir pu louer cette chambre. Et à Gregers encore, pense donc, à un vieil ami.

GINA
Ma foi, je ne sais pas quoi dire.

HEDVIG
Oh, maman, tu verras que ce sera bien amusant.

HJALMAR
Tu es vraiment bien singulière. Avant, tu voulais absolument louer cette chambre, et, maintenant que c'est fait, tu n'es pas contente.

GINA
Mais si, Ekdal. Si seulement ç'avait été à quelqu'un d'autre ; que crois-tu que dira M. Werle ?

HJALMAR
Le vieux Werle ? Mais cela ne le regarde pas.

GINA
Tu comprends bien qu'il y a de nouveau une brouille entre eux, puisque le fils quitte la maison. Tu sais comment ils sont l'un avec l'autre.

HJALMAR
C'est peut-être vrai, mais…

GINA
Et maintenant M. Werle va croire que c'est toi qui as tout manigancé.

HJALMAR
Eh bien ! qu'il croie ce qu'il voudra. M. Werle a beaucoup fait pour moi. Dieu me garde de le nier. Mais ce n'est pas une raison pour que je reste à jamais sous sa coupe.

GINA
Tu sais, mon cher Ekdal, à la fin, tout ça pourra retomber sur grand-père. Peut-être bien qu'il y perdra son pauvre petit gagne-pain chez Graberg.

HJALMAR
Je dirais presque tant mieux. N'est-ce pas humiliant pour un homme comme moi de voir son vieux père faire ainsi l'âne du moulin ? Mais le temps n'est pas loin, je l'espère où…(Il prend une nouvelle tartine.)
S'il est vrai que j'ai une tâche à remplir, je n'y faillirai pas !

HEDVIG
Oh oui ! papa.

GINA
Chut. Il ne faut pas le réveiller.

HJALMAR (baissant la voix)
Je n'y faillirai pas, dis-je. Le jour viendra où… Voilà pourquoi il est heureux que nous ayons loué la chambre. Cela me donnera plus d'indépendance, comme il convient à un homme qui a une tâche à accomplir. (Avec émotion, se tournant vers le fauteuil. Mon)
pauvre vieux père ! Tu peux compter sur ton Hjalmar. Il a de larges épaules, des épaules solides, en tout cas. Un beau jour, à ton réveil… (À GINA.)
Tu ne me crois pas, dis ?

GINA (se levant)
Bien sûr que si. Mais il faut d'abord que nous arrivions à le mettre au lit.

HJALMAR
Allons.
(Ils portent le vieil homme avec précaution.)

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