ACTE PREMIER


L'action se passe dans la propriété de Mme Raniévskaïa. 


La scène représente une pièce que l'on continue d'appeler par habitude "la chambre des enfants". Une des portes donne dans la chambre d'ANIA. C'est la grisaille matinale précédant de peu le lever du soleil. Nous sommes en mai, et dans le jardin saupoudré de givre les cerisiers sont en fleurs, on ressent la fraîcheur du petit jour. Les fenêtres de la chambre sont fermées. Entrent DOUNIACHA portant une bougie et LOPAKHINE, un livre à la main.


LOPAKHINE
Dieu merci, le train est enfin arrivé. Quel heure est-il?

DOUNIACHA
Bientôt deux heures. (Elle éteint la bougie.)
Il fait déjà jour.

LOPAKHINE
Combien a-t-il eu de retard ? Deux heures pour le moins. (Il bâille et s'étire.)
Quel imbécile je suis, tout de même ! Etre venu exprès pour aller les attendre à la gare, et s'endormir dans son fauteuil… Quel dommage !… Tu aurais bien pu me réveiller !

DOUNIACHA
Je vous croyais parti. (Elle tend l'oreille.)
On dirait qu'ils arrivent.

LOPAKHINE (écoute)
Non… Le temps d'aller chercher les bagages, de tout faire… (Un temps.)
Lioubov Andréïévna a passé cinq ans à l'étranger, a-t-elle changé pendant ce temps ?… L'excellente femme ! Si agréable, si simple de manières. Je me souviens encore parfaitement comme elle s'est montrée douce envers moi. C'était quand j'avais quinze ans. Mon défunt père, qui à l'époque tenait une boutique au village, m'avait flanqué un coup de poing en pleine figure et je saignais du nez… Mon père était un peu ivre et nous étions venus dans la propriété, je ne sais plus pourquoi. Lioubov Andréïévna, si jeunette et si fluette en ce temps-là, me conduisit au lavabo, ici même dans la chambre des enfants. "Ne pleure pas, mon p'tit moujik, disait-elle, ça passera jusqu'au mariage. "… (Un temps.)
"Petit moujik"… C'est vrai, mon père était un simple paysan et je suis sorti de la fange pour porter des gilets blancs et des chaussures jaunes… Je suis riche, j'ai beaucoup d'argent, mais si l'on gratte un peu, si l'on y regarde de plus près, je suis resté moujik au fond… (Il feuillette son livre.)
C'est comme ce livre, j'ai eu beau le lire je n'y ai rien compris. Je me suis endormi en le lisant.
(Un temps.)

DOUNIACHA
De toute la nuit les chiens n'ont pu tenir en place, ils sentent que leurs maîtres reviennent.

LOPAKHINE
Tu m'as l'air émue, Douniacha…

DOUNIACHA
J'ai les mains qui tremblent. Je vais me trouver mal…

LOPAKHINE
Tu es bien trop délicate, Douniacha. Tu t'habilles et tu te coiffes comme une demoiselle. Ce n'est pas bien. Il faut savoir garder son rang.
(EPIKHODOV entre avec un bouquet de fleurs, veston, bottes étincelantes craquant à chaque pas. En entrant il laisse échapper le bouquet.)

EPIKHODOV (ramasse les fleurs)
Tenez, c'est le jardinier qui l'envoie, il a dit de le mettre dans la salle à manger.
(Il tend le bouquet à DOUNIACHA.)

LOPAKHINE (à DOUNIACHA)
Apporte-moi du cidre.

DOUNIACHA
Bien, monsieur !
(Elle sort.)

EPIKHODOV
Il gèle, trois degrés au-dessous de zéro, et les cerisiers sont en fleurs ! Le climat de ces contrées ne me revient pas. (Il soupire.)
Mais pas du tout. On ne peut rien en attendre de bon. C'est comme mes bottes. Permettez-moi, Ermolaï Alexéïévitch, de vous mettre au courant de l'achat que je fis avant-hier — des bottes, et je prendrai sur moi la liberté de vous assurer qu'elles craquent que c'en est impossible. Avec quoi faut-il les graisser ?

LOPAKHINE
Fiche-moi la paix, tu m'ennuies.

EPIKHODOV
Il ne se passe pas de journée sans qu'il m'arrive quelque malheur. Mais je ne me plains pas, je m'y suis fait, et je prends tout avec le sourire.
(DOUNIACHA apporte du cidre à LOPAKHINE.)

EPIKHODOV
Je m'en vais. (Il se heurte à une chaise qu'il renverse.)
Tenez… (Triomphant.)
Qu'est-ce que je vous disais ! Quelle coïncidence, si on peut s'exprimer ainsi, quel concours de circonstances, dirais-je entre parenthèses. C'est tout simplement remarquable !
(Il sort.)

DOUNIACHA
Je vous avouerai qu'Epikhodov m'a fait une demande en mariage, Ermolaï Alexéïévitch.

LOPAKHINE
Ah !

DOUNIACHA
Je ne sais que faire… C'est un homme rangé, mais quand il se met à vous parler, on ne comprend plus rien. C'est beau, c'est touchant, mais on n'y comprend goutte. Il me plaît assez. Quant à lui, il m'aime à la folie. C'est un homme bien peu chanceux, il lui arrive chaque jour quelque nouveau malheur. C'est ce qui lui a valu le surnom de "Trente-six- malheurs"…

LOPAKHINE (tendant l'oreille)
Attends voir, je crois qu'ils arrivent…

DOUNIACHA
Ils arrivent ! Qu'est-ce que j'ai donc… je suis toute tremblante.

LOPAKHINE
Oui, c'est eux. Allons à leur rencontre. Me reconnaîtra-t-elle ? Cinq ans, c'est long.

DOUNIACHA (émue)
Je sens que je vais me trouver mal… Ah ! la tête me tourne !
(On entend s'approcher deux voitures. LOPAKHINE et DOUNIACHA sortent rapidement. La scène reste vide. On entend du bruit dans les pièces voisines. FIRSS, qui était allé à la gare chercher LIOUBOV ANDREIEVNA, traverse la scène à pas pressés on s'appuyant sur une canne. Livrée ancienne et chapeau haut de forme; il marmotte des paroles indistinctes. Le bruit augmente derrière la scène. Une voix : "Venez par ici"… On voit passer sur la scène : LIOUBOV ANDREIEVNA, ANIA et CHARLOTTE IVANOVNA, tenant un petit chien eu laisse toutes les trois sont en costume de voyage, VARIA, en manteau et fichu, GAIEV, SIMEONOV-PISTCHIK, LOPAKHINE, DOUNIACHA avec un baluchon et un parapluie, des domestiques portant des bagages. Ils traversent la pièce.)

ANIA
Venez par là. Te souviens-tu de cette chambre, maman ?

LIOUBOV ANDREIEVNA (joyeuse, des larmes dans la voix)
La chambre des enfants !

VARIA
Comme il fait froid, j'ai les mains engourdies. (A LIOUBOV ANDREIEVNA.)
Maman, vos deux chambres, la blanche et la mauve, sont restées telles quelles.

LIOUBOV ANDREIEVNA
La chambre des enfants, ma chère petite chambre… J'y couchais, quand j'étais petite… (Elle pleure.)
Et il me semble être redevenue enfant… (Elle embrasse son frère, VARIA, puis encore son frère.)
Varia est toujours la même, toujours austère comme une religieuse. Et Douniacha, je l'ai reconnue aussi… (Elle embrasse DOUNIACHA.)

GAIEV
Le train a eu deux heures de retard. Voyez-vous ça, hein ? Quel manque d'organisation !

CHARLOTTE (à PISTCHIK)
Mon chien mange même des noisettes.

PISTCHIK (étonné)
Regardez-moi ça !
(Tout le monde sort. Restent ANIA ot DOUNIACHA.)

DOUNIACHA
Nous vous avons tant attendues…
(Elle lui enlève son manteau et son chapeau.)

ANIA
Cela fait quatre nuits que je ne dors pas… je suis transie.

DOUNIACHA
Vous êtes parties pendant le carême, il y avait de la neige, il faisait froid, et vous nous revenez avec le printemps. Ma chérie ! (Elle rit et la couvre de baisers.)
Je vous ai attendue si longtemps, mon amour, mon adorée… Il faut que je vous raconte tout de suite, je ne peux plus attendre une minute…

ANIA (d'une voix lasse)
Encore quelque histoire…

DOUNIACHA
Notre commis Epikhodov m'a demandée en mariage.

ANIA
Toujours la même chose en tête… (Elle s'arrange les cheveux.)
J'ai perdu toutes mes épingles…
(Elle est très fatiguée, et vacille sur ses jambes.)

DOUNIACHA
Je ne sais que faire. Il m'aime tellement !

ANIA (elle regarde par la porte de sa chambre, avec tendresse)
Ma chambre, mes fenêtres, j'ai l'impression de n'être jamais partie. Je suis chez moi ! Demain matin en me levant je courrai au jardin… Ah! si je pouvais dormir ! Une sourde inquiétude m'a tenue éveillée pendant tout le voyage.

DOUNIACHA
Piotr Serguéïévitch est arrivé avant-hier.

ANIA (joyeuse)
Pétia !

DOUNIACHA
Il couche dans le pavillon. Il s'y est installé pour ne gêner personne, comme il a dit. (Jetant un coup d'œil sur sa montre.)
Il faudrait le réveiller, mais Varvara Mikhaïlovna me l'a défendu. Elle m'a dit de le laisser dormir.
(Entre VARIA, elle porte un trousseau de clefs à sa ceinture.)

VARIA
Douniacha, fais vite du café… C'est maman qui en veut…

DOUNIACHA
Tout de suite.
(Elle sort.)

VARIA
Vous voilà enfin arrivées, Dieu merci. Tu es revenue au foyer. (En la caressant.)
Te revoilà donc, ma chérie, ma toute belle !

ANIA
Tout ce qu'il m'a fallu supporter !

VARIA
Je m'imagine.

ANIA
Je suis partie pendant la semaine sainte, il faisait froid. Et Charlotte qui ne cessait de bavarder et de faire le pitre pendant tout le trajet. Pourquoi m'as-tu imposé sa compagnie?…

VARIA
Mais, voyons, mon petit, tu ne peux tout de même pas voyager seule, à dix-sept ans!

ANIA
Nous arrivons à Paris, il y fait froid, il neige. Je parle un français horrible. J'arrive chez maman, elle habite au cinquième étage, je trouve chez elle des Français, des dames, un vieux prêtre avec un livre. Et tout ça dans un appartement sans confort, sentant le tabac. J'ai éprouvé soudain une telle pitié pour maman, je lui ai pris la tête dans mes mains, et je la serrais contre moi sans pouvoir la lâcher. Et maman a été ensuite très tendre avec moi, elle a pleuré…

VARIA (les larmes aux yeux)
Tais-toi, n'en parle pas…

ANIA
Elle avait déjà vendu sa villa de Menton, il ne lui restait plus rien, plus rien du tout. Et moi qui n'avais pas d'argent non plus, pas un copeck, c'est tout juste si nous avons pu revenir. Et maman qui ne veut pas comprendre ! Pendant les repas dans les gares elle commandait les plats les plus coûteux et donnait un rouble de pourboire aux garçons. Et Charlotte en faisait de même. Iacha lui aussi exige sa part, c'est tout simplement impossible. Il faut te dire que maman a un laquais, Iacha, nous l'avons amené avec nous…

VARIA
Oui, j'ai vu le coquin.

ANIA
Dis, Varia, a-t-on payé les intérêts ?

VARIA
Penses-tu ! Et avec quoi ?

ANIA
Mon Dieu, mon Dieu…

VARIA
En août la propriété sera mise en vente.

ANIA
Mon Dieu…

LOPAKHINE (il se montre à la porte et pousse un meuglement)
Mê-ê-ê…
(Il disparaît.)

VARIA (la voix pleine de larmes)
Qu'est-ce que je lui aurais bien passé…
(Elle le menace du poing.)

ANIA (étreignant VARIA, tout bas)
Varia… T'a-t-il fait une proposition de mariage? (VARIA fait un signe négatif de la tête.)
Mais il t'aime, voyons… Pourquoi ne pas vous expliquer, qu'attendez-vous ?

VARIA
Je crois bien que toute cette histoire n'aboutira à rien. Il est très occupé, il a autre chose en tête… il ne fait même pas attention à moi, autant en finir, il m'est pénible de le voir… Tout le monde parle de notre mariage, tout le monde me félicite, mais il n'y a rien au fond, tout cela est aussi irréel qu'un songe… (Sur un autre ton.)
La jolie broche que tu as ! Une abeille ?

ANIA (triste)
C'est maman qui me l'a achetée. (Elle disparaît dans sa chambre; d'une voix joyeuse, enfantine.)
J'ai fait une ascension en ballon à Paris !

VARIA
Te voilà donc rentrée, ma chérie ! Te revoilà enfin, ma belle !
(Douniacha revient avec une cafetière et fait le café.)

VARIA (arrêtée près de la porte)
Toute la journée, ma chérie, je trotte dans la maison et je n'ai qu'une pensée en tête : te voir mariée à un homme riche. Je serais tranquille alors et je partirais en pèlerinage visiter les monastères, j'irais à Kiev… à Moscou, et je marcherais sans trêve, de lieu saint en lieu saint… Et je marcherais, je marcherais sans fin. Je vivrais des heures d'une splendeur divine !

ANIA
J'entends les oiseaux dans le jardin. Quelle heure est-il ?

VARIA
Deux heures passées, sans doute. Il est temps de te coucher, ma chérie. (Elle entre dans la chambre d'ANIA)
… D'une splendeur divine !
(Entre Iacha avec une couverture et un sac de voyage.)

IACHA (traverse la scène en minaudant)
Peut-on passer par ici ?

DOUNIACHA
Vous êtes devenu méconnaissable, Iacha, vous avez bien changé à l'étranger.

IACHA
Hum… Et vous, qui êtes-vous ?

DOUNIACHA
Quand vous êtes parti je n 'étais pas plus haute que ça… (Elle montre de la main la taille qu'elle avait alors.)
Je suis Douniacha, la fille de Féodor Kozoïédov. Vous ne vous rappelez pas ?

IACHA
Hum… Mon p'tit chou !
(Il jette un regard circulaire et la prend dans ses bras, elle pousse un cri et laisse tomber une soucoupe; IACHA sort précipitamment.)

VARIA (sur le pas de la porte, d'un ton mécontent)
Qu'est-ce qui se passe encore ?

DOUNIACHA (retenant ses larmes)
J 'ai cassé une soucoupe…

VARIA
Ça porte bonheur.

ANIA (sortant de sa chambre)
Il aurait fallu prévenir maman que Pétia est ici…

VARIA
J'ai donné l'ordre de le laisser dormir…

ANIA (rêveuse)
Il y a six ans, un mois après la mort de père, mon petit frère Gricha, un beau petit garçon de sept ans, se noyait dans la rivière. Maman n'a pu supporter cette double perte, elle est partie, partie pour ne plus revenir… (Elle frissonne.)
Si elle savait comme je la comprends !(Un temps.)
Pétia Trofimov était le précepteur de Gricha, sa vue peut réveiller une vieille douleur…
(Entre FIRSS; il est en veston et en gilet blanc.)

FIRSS (se dirigeant vers la table, préoccupé)
Madame va prendre son café ici… (Il met ses gants blancs.)
Est-il prêt, le café ? (A DOUNIACHA, sévèrement.)
Dis donc, toi ! Où est la crème ?

DOUNIACHA
Ah, mon Dieu !…
(Elle sort rapidement.)

FIRSS (s'affaire autour de la table)
Empotée, va !… (Il marmotte entre ses dents.)
Elle s'en revient de Paris… Monsieur aussi s'en allait autrefois à Paris… en équipage… (Il rit.)

VARIA
Firss, qu'as-tu à rire ?

FIRSS
Plaît-il ? (Joyeux.)
Madame est revenue ! Je l'ai attendue si longtemps ! A présent, je peux mourir tranquille… (Il pleure de joie.)
(Entrent LIOUBOV ANDREIEVNA, GAIEV et SIMEONOV-PISTCHIK; SIMEONOV- PISTCHIK en surtout russe de drap fin et culotte bouffante. GAIEV fait un mouvement du buste et des bras comme pour jouer au billard.)

LIOUBOV ANDREIEVNA
Comment fais-tu ? Attends que je me rappelle… Bille jaune, dans l'angle ! Doublet au centre !

GAIEV
Je joue dans l'angle ! Dire qu'il fut un temps, ma sœur, où nous dormions tous deux dans cette chambre, et voilà que j'ai 51 ans maintenant. N'est-ce pas étrange?… LOPAKHINE — Oui, comme le temps passe !

GAIEV
Hein ?

LOPAKHINE
Je dis que le temps passe.

GAIEV
Ça sent encore le patchouli dans cette pièce.

ANIA
Je vais me coucher. Bonne nuit, maman.
(Elle embrasse sa mère.)

LIOUBOV ANDREIEVNA
Mon petit enfant chéri. (Elle lui baise les mains.)
Es-tu heureuse d'être de retour ? Je ne peux pas encore y croire !

ANIA
Bonsoir, mon oncle.

GAIEV (lui embrasse le visage, les mains)
Dieu te garde, ma mignonne. Comme tu ressembles à ta mère ! (A sa sœur.)
Sais-tu, Liouba, que tu étais exactement la même à son âge ?
(ANIA tend la main à LOPAKHINE et à PISTCHIK, elle sort et s'enferme dans sa chambre.)

LIOUBOV ANDREIEVNA
Elle est très, très fatiguée.

PISTCHIK
Bien sûr, le voyage a été long.

VARIA (à LOPAKHINE et PISTCHIK)
Eh bien, messieurs, il est deux heures passées.

LIOUBOV ANDREIEVNA (riant)
Toujours la même, cette Varia. (Elle l'attire à elle et l'embrasse.)
Attends que je prenne mon café, et nous partirons tous ensuite. (FIRSS lui glisse un coussin sous les pieds.)
Merci, mon bon Firss. Je ne peux plus me passer de café. J'en prends indifféremment le jour et la nuit. Merci, mon bon. (Elle embrasse FIRSS.)

VARIA
Il faut voir si toutes les affaires sont là…
(Elle sort.)

LIOUBOV ANDREIEVNA
Est-ce bien moi qui suis là ? (Elle rit.)
J'ai envie de sauter, de m'ébattre. (Elle se couvre le visage de ses mains.)
Si ce n'était qu'un rêve ? Dieu m'est témoin que j'aime tendrement mon pays, je ne pouvais le regarder sans pleurer par la fenêtre du wagon.(Retenant ses larmes.)
Il faut pourtant que je boive mon café. Merci, Firss, merci, mon brave. Je suis si heureuse de te retrouver encore en vie.

FIRSS
Avant-hier.

GAIEV
Il n'entend presque plus.

LOPAKHINE
Je dois partir pour Kharkov à quatre heures et demie. Dommage ! Je voulais rester un peu avec vous, parler de choses et d'autres… Vous êtes toujours aussi éblouissante.

PISTCHIK (reprenant son souffle)
Elle a même embelli… Elle revient habillée à la dernière mode de Paris… Et vogue la galère…

LOPAKHINE
Votre frère, Léonide Andréïévitch, prétend que je suis un rustre, un koulak, mais ça m'est parfaitement indifférent. Qu'il dise de moi ce qu'il veut ! J'aurais voulu seulement que vous ayez confiance en moi comme autrefois, que vos beaux yeux me regardent comme par le passé avec une douce compassion. Bonté divine ! Mon père était en servage chez votre grand- père et votre père; mais vous, personnellement, vous avez tant fait pour moi jadis, que j'ai tout oublié et que je vous aime comme quelqu'un de très proche… et même davantage…

LIOUBOV ANDREIEVNA
Je ne tiens pas en place… (Elle saute sur ses jambes et marche de long en large très émue.)
Je ne pourrai supporter ce bonheur… Allez, moquez-vous de moi, je suis stupide… Cette chère petite armoire… (Elle pose ses lèvres sur l'armoire.)
Cette chère petite table…

GAIEV
Liouba, notre vieille nourrice est morte pendant ton absence.

LIOUBOV ANDREIEVNA (s'assied et boit son café)
Oui, que Dieu ait son âme. On me l'a écrit.

GAIEV
Anastase est mort aussi. Pétrouchka Kossoï m'a quitté. Il habite en ville à présent, chez le commissaire de police.
(Il sort de sa poche une botte de bonbons et en met un dans sa bouche.)

PISTCHIK
Ma fille Dachenka… vous fait transmettre ses respects…

LOPAKHINE
J'aurais voulu vous dire quelque chose de très agréable, d'amusant. (Il jette un coup d'œil à sa montre.)
Je dois partir, je n'ai pas le temps de parler beaucoup… eh bien, je vais vous le dire en deux-trois mots. Vous savez déjà que votre cerisaie va être saisie et sera vendue aux enchères le 22 août. Mais ne vous inquiétez pas, chère Lioubov Andréïevna, dormez en paix, il y a une issue… Voici ce que je vous propose. Ecoutez-moi ! Votre propriété n'est qu'à vingt verstes de la ville; on vient de construire une ligne de chemin de fer à proximité, et si on découpe la cerisaie et les terres en bordure de la rivière en lotissements pour maisons de campagne et qu'on les loue à bail, vous en tirerez pour le moins un revenu annuel de vingt-cinq mille roubles.

GAIEV
Excusez-moi, mais c'est absurde !

LIOUBOV ANDREIEVNA
Je ne vous comprends pas très bien, Ermolaï Alexéïévitch.

LOPAKHINE
Vos locataires vous payeront par an au moins vingt-cinq roubles l'hectare. Et si vous faites publier une annonce aujourd'hui même, je vous garantis ce qu'il vous plaira qu'il ne vous restera plus une parcelle de terre libre avant l'automne, on vous enlèvera tout. En un mot, je vous félicite, vous êtes sauvée. Le site est merveilleux, la rivière profonde. Il faudra bien sûr remettre tout cela en ordre, nettoyer un peu… démolir par exemple toutes les vieilles bâtisses, entre autres cette maison qui ne vaut plus rien, abattre la vieille cerisaie…

LIOUBOV ANDREIEVNA
L'abattre ? Pardonnez-moi, mon bon, mais vous n'y entendez rien. S'il y a dans toute la région une seule chose digne d'intérêt et même remarquable, c'est bien notre cerisaie…

LOPAKHINE
Votre cerisaie n'est remarquable que par son étendue. Elle ne donne des cerises qu'une fois tous les deux ans, et encore on ne sait qu'en faire, personne ne les achète.

GAIEV
Même le Dictionnaire encyclopédique mentionne notre jardin.

LOPAKHINE (consulte sa montre)
Si nous ne trouvons rien, si nous ne prenons aucune décision, la cerisaie et la propriété tout entière seront vendues le 22 août aux enchères. Décidez- vous ! Je vous jure que c'est la seule et unique issue. Il n'y en a pas d'autre.

FIRSS
Jadis, il y a quarante ou cinquante ans de cela, on séchait, on macérait, on marinait la cerise, on en faisait des confitures et il arrivait…

GAIEV
Tais-toi, Firss.

FIRSS
Et il nous arrivait d'envoyer à Moscou ou à Kharkov des charretées entières de cerises sèches. Cela en faisait de l'argent ! Et la cerise sèche était en ce temps-là tendre, succulente, sucrée, parfumée… On avait une recette pour la préparer…

LIOUBOV ANDREIEVNA
Et cette recette ?

FIRSS
On l'a perdue. Personne ne la connaît plus.

PISTCHIK (s'adressant à LIOUBOV ANDREIEVNA)
Et à Paris qu'y a-t-il de nouveau ? Avez- vous mangé des grenouilles ?

LIOUBOV ANDREIEVNA
Même des crocodiles !

PISTCHIK
Regardez-moi ça !…

LOPAKHINE
Il n'y avait autrefois que des propriétaires terriens et des paysans à la campagne. Mais à présent, des citadins viennent y passer l'été. Toutes les villes, même les plus petites, sont entourées aujourd'hui de maisons de campagne. Et l'on peut prévoir que d'ici vingt ans les citadins allant en villégiature seront légion. Pour le moment ils ne font que prendre le thé sur leur terrasse; mais ils peuvent se mettre à cultiver un beau jour leur unique hectare, et votre cerisaie deviendra alors prospère, féconde, luxuriante…

GAIEV (indigné)
Quelles sottises !
(Entrent VARIA et IACHA.)

VARIA
Il y a là deux télégrammes pour vous, petite mère. (Elle choisit une clef et ouvre avec bruit l'antique armoire.)
Les voici.

LIOUBOV ANDREIEVNA
C'est de Paris. (Elle déchire les télégrammes sans les lire.)
C'en est fini avec Paris…

GAIEV
Liouba, sais-tu quel âge a cette armoire ? La semaine dernière j'ouvre le tiroir du bas, et qu'est-ce que je vois ? Une date marquée au fer rouge. L'armoire a été faite il y a cent ans exactement. Te rends-tu compte ? Hein ? On aurait pu célébrer son centenaire. C'est un objet inanimé, dira-t-on, mais qui a tout de même sa valeur comme bibliothèque.

PISTCHIK (étonné)
Cent ans… Regardez-moi ça !

GAIEV
Oui… Ça, c'est une armoire !… (Il la touche.)
Très chère et très honorée armoire ! Je te salue, ô toi qui depuis plus d'un siècle poursuis les buts sublimes du bien et de la justice; ton appel silencieux au travail ne s'est pas affaibli, entretenant (Des larmes dans la voix.)
de père en fils dans notre famille le courage, la foi dans un avenir meilleur et développant en nous les idéaux du bien et de la conscience sociale.
(Un temps.)

LOPAKHINE
Evidemment…

LIOUBOV ANDREIEVNA
Tu n'as pas changé, Léonide.

GAIEV (un peu confus)
Et je vise à droite, dans l'angle ! La boule au milieu !

LOPAKHINE (consulte sa montre)
Cette fois il est temps que je parte.

IACHA (il passe des médicaments à LIOUBOV ANDREIEVNA)
Peut-être prendrez-vous vos pilules ?…

PISTCHIK
Il ne faut pas prendre de médicaments, ma bonne, ça ne fait ni chaud ni froid… Passez-les-moi… chère madame. (Il prend les pilules, les verse dans le creux de sa main, souffle dessus, les met dans la bouche et les avale avec du cidre.)
Et voilà!

LIOUBOV ANDREIEVNA (effrayée)
Mais vous êtes fou !

PISTCHIK
J'ai avalé toutes les pilules.

LOPAKHINE
Quel gouffre !
(Tout le monde rit.)

FIRSS
Monsieur est venu nous voir à Pâques et il a mangé un demi-seau de concombres…
(Ses paroles s'achèvent dans un murmure indistinct.)

LIOUBOV ANDREIEVNA
Que dit-il ?

VARIA
Cela fait déjà trois ans qu'il marmotte ainsi. Nous y sommes habitués.

IACHA
C'est de vieillesse.
(CHARLOTTE IVANOVNA, très maigre, sanglée dans une robe blanche, un face-à-main à la ceinture, traverse la scène.)

LOPAKHINE
Excusez-moi, Charlotte Ivanovna, je ne vous ai pas encore dit bonjour. (Il veut lui baiser la main.)

CHARLOTTE (elle retire sa main)
Si je vous permettais de me baiser la main, vous auriez envie de me baiser le bras, puis l'épaule…

LOPAKHINE
Pas de chance, aujourd'hui ! (Tout le monde rit.)
Charlotte Ivanovna, faites- nous un tour de passe-passe.

LIOUBOV ANDREIEVNA
Charlotte, montrez-nous un tour !

CHARLOTTE
Pas maintenant. J'ai sommeil
(Elle sort.)

LOPAKHINE
On se reverra dans trois semaines. (Il baise la main de LIOUBOV ANDREIEVNA.)
D'ici là, adieu. Il est temps que je parte. (A GAIEV.)
Au revoir. (Il embrasse PISTCHIK.)
Au revoir. (Il tend la main à VARIA, puis à FIRSS et à IACHA.)
Je n'ai pourtant pas envie de partir. (A LIOUBOV ANDREIEVNA.)
Si vous vous décidez pour les villas, faites-le-moi savoir, je vous procurerai quelque part un crédit de quelque cinquante mille. Pensez-y sérieusement.

VARIA (colère)
Mais partez-donc, à la fin !

LOPAKHINE
Je m'en vais, je m'en vais…
(Il sort.)

GAIEV
Quel rustre! Mais je demande pardon… Varia doit l'épouser, c'est son futur…

VARIA
Pas de paroles superflues, mon oncle.

LIOUBOV ANDREIEVNA
Eh bien, Varia, j'en serai très heureuse pour toi. C'est un brave homme.

PISTCHIK
A dire vrai… c'est un homme de mérite… Et ma fille Dachenka… dit aussi que… elle dit bien des choses… (Il commence à ronfler, mais se réveille aussitôt.)
A propos, chère madame, prêtez-moi… 240 roubles… je dois payer demain les intérêts de mon hypothèque.

VARIA (effrayée)
Non, non, nous n'avons pas d'argent !

LIOUBOV ANDREIEVNA
En effet, rien du tout.

PISTCHIK
Il faudra bien que cette somme se trouve ! (Il rit.)
Je ne m'en fais jamais. Je m'étais déjà dit : ça y est, je suis perdu, et puis une ligne de chemin de fer vient passer sur mes terres et… on me paie. Et demain ou après-demain, il arrivera bien encore quelque chose d'heureux… Dachenka gagnera le gros lot… elle a un billet.

LIOUBOV ANDREIEVNA
J'ai fini mon café. On peut aller se coucher.

FIRSS (nettoie avec une brosse les habits de GAIEV, sentencieux)
Vous n'avez encore pas mis le pantalon qu'il fallait. Vous êtes impossible !

VARIA (à voix basse)
Chut, Ania dort. (Elle ouvre doucement la fenêtre.)
Le soleil est déjà levé, il ne fait pas froid. Regardez, mère chérie, comme les arbres sont beaux ! Que l'air est doux, mon Dieu ! Et les sansonnets qui chantent !

GAIEV (ouvrant l'autre fenêtre)
Le jardin est tout blanc. Te souviens-tu, Liouba, cette longue allée qui va tout droit, tout droit, brillant comme une flèche par les nuits de lune? T'en souviens- tu ? N'as-tu pas oublié ?

LIOUBOV ANDREIEVNA (regarde le jardin par la fenêtre)
O jours si purs de mon enfance ! Je dormais dans cette chambre, je contemplais le jardin par la fenêtre, chaque matin le bonheur s'y réveillait avec moi, et la cerisaie était alors exactement la même, rien n'a changé depuis. (Elle rit de bonheur.)
Elle est toute blanche, toute blanche ! O mon jardin ! Après les pluies d'un automne brumeux et les froids de l'hiver, tu renais de nouveau, toujours aussi jeune et plein de bonheur, la bénédiction divine ne t'abandonne pas… Ah ! si je pouvais me débarrasser de la lourde pierre qui pèse sur mon cœur, si je pouvais oublier mon passé.

GAIEV
Et dire que le jardin aussi sera vendu aux enchères ! Cela semble incroyable, n'est-ce pas ?…

LIOUBOV ANDREIEVNA
Oh! regardez ! Notre défunte maman qui traverse le jardin… en robe blanche ! (Elle en rit de joie.)
C'est elle !

GAIEV
Où ça ?

VARIA
Dieu vous garde, maman, que dites-vous là ?

LIOUBOV ANDREIEVNA
Personne… Il m'a semblé. Il y a un petit arbre blanc incliné près du tournant qui mène à la tonnelle, on dirait une femme…
(Entre TROFIMOV, il est en uniforme usé d'étudiant et porte des lunettes.)

LIOUBOV ANDREIEVNA
Le beau jardin ! Ces masses de fleurs blanches, ce ciel bleu…

TROFIMOV
Lioubov Andreïevna ! (Elle se retourne vers lui.)
Je viens seulement vous dire bonjour et je m'en vais tout de suite. (Il lui baise la main avec effusion.)
On m'avait dit d'attendre jusqu'au matin, mais je n'en ai pas eu la patience…(LIOUBOV ANDREIEVNA le dévisage, étonnée.)
VARIA, retenant ses larmes — C'est Pétia Trofimov…

TROFIMOV
Pétia Trofimov, l'ancien précepteur de Gricha… Est-il possible que j'aie changé à tel point ?
(LIOUBOV ANDREIEVNA l'embrasse et pleure doucement.)

GAIEV (troublé)
Voyons, voyons, Liouba.

VARIA (en pleurs)
Je vous avais bien dit, Pétia, d'attendre jusqu'à demain.

LIOUBOV ANDREIEVNA
Gricha… mon pettit… Gricha… mon enfant…

VARIA
Que faire, mère chérie ? Telle était la volonté de Dieu.

TROFIMOV (tendrement, des larmes dans la voix)
Allons… Allons…

LIOUBOV ANDREIEVNA (elle pleure doucement)
Mon petit garçon est mort, il s'est noyé… Pourquoi ? Pourquoi, mon ami ? (Plus bas.)
Ania dort, et moi qui parle si haut… qui fais du bruit… Eh bien, Pétia ? Pourquoi avez-vous tellement enlaidi ? Pourquoi avez-vous vieilli ?

TROFIMOV
Il y a même une bonne femme dans le train qui m'a traité d'aristocrate déplumé…

LIOUBOV ANDREIEVNA
Vous étiez alors tout jeunet, un gentil petit étudiant, et maintenant vos cheveux sont rares, vous portez des lunettes ! Est-ce possible que vous soyez encore étudiant ?
(Elle se dirige vers la porte.)

TROFIMOV
Je le resterai probablement toujours.

LIOUBOV ANDREIEVNA (elle embrasse son frère, puis VARIA)
Allez vous coucher… Toi aussi tu as vieilli, Léonide.

PISTCHIK (la suivant)
Ainsi donc on va dormir ?… Aïe, aïe, aïe, ma goutte. Je passerai la nuit ici…, ma chère Lioubov Andréïevna, il me faudrait demain matin… 240 roubles…

GAIEV
Et celui-là qui nous chante toujours la même chose.

PISTCHIK
240 roubles… pour payer les intérêts de mon hypothèque…

LIOUBOV ANDREIEVNA
Je n'ai pas d'argent, mon ami.

PISTCHIK
Je vous les rendrai, ma belle dame… Une somme dérisoire…

LIOUBOV ANDREIEVNA
C'est bon, Léonide vous les donnera… Donne-les-lui, Léonide…

GAIEV
Oui, oui, compte là-dessus.

LIOUBOV ANDREIEVNA
Que faire? donne-les-lui… il en a besoin… Il les rendra.
(LIOUBOV ANDREIEVNA, TROFIMOV, PISTCHIK et FIRSS sortent. Restent GAIEV, VARIA et IACHA.)

GAIEV
Ma sœur n'a pas encore perdu l'habitude de jeter l'argent par les fenêtres. (A IACHA.)
Ecarte-toi, mon brave, tu sens le poulailler.

IACHA (avec un sourire)
Vous n'avez pas changé, Léonide Andréïévitch.

GAIEV
Hein ? (A VARIA.)
Que dit-il ?

VARIA (à IACHA)
Ta mère est venue du village, elle t'attend depuis hier dans la chambre des domestiques, elle voudrait te voir…

IACHA
Qu'elle aille au diable !

VARIA
Tu n'as pas honte ?

IACHA
J'ai bien besoin de la voir. Elle aurait pu aussi bien venir demain.
(Il sort.)

VARIA
Mère est restée la même, elle n'a pas changé du tout. Si on la laissait faire, elle donnerait tout ce qu'elle a.

GAIEV
Oui, oui… (Un temps.)
Si l'on propose beaucoup de remèdes contre une maladie, c'est qu'elle est incurable. Je réfléchis, je me creuse la cervelle, et je trouve une foule de remèdes. Donc, pas un seul qui vaille quelque chose. Ce serait bien de faire un héritage, de marier Ania à un homme très riche, d'aller à Iaroslavl et de tenter sa chance auprès de notre tante la comtesse, qui est très, très riche.

VARIA (pleurant)
Si le ciel nous aidait.

GAIEV
Ah! assez de lamentations ! La tante est très riche, mais elle ne nous aime pas. Premièrement parce que ma sœur s'est mariée avec un avocat, et non avec un noble…
(ANIA se montre à la porte de sa chambre.)

GAIEV
Elle s'est mariée avec un homme qui n'était pas de la noblesse et on ne peut pas dire que sa conduite ait été irréprochable. Elle est bonne, charmante, je l'aime beaucoup; mais quelles que soient les circonstances atténuantes il faut bien reconnaître qu'elle est dépravée. Cela se sent au moindre de ses mouvements.

VARIA (à voix très basse)
Ania est là, à la porte.

GAIEV
Hein ? (Un temps.)
C'est drôle, je dois avoir quelque chose dans l'oeil droit… je vois mal. Figure-toi que jeudi, au tribunal…
(Entre ANIA.)

VARIA
Pourquoi ne dors-tu pas, Ania ?

ANIA
Je n'arrive pas à m'endormir.

GAIEV
Mon petit chat. (Il lui embrasse le visage, les mains.)
Mon enfant chérie… (A travers ses larmes.)
Tu n'es pas ma nièce, tu es mon ange gardien, tu es tout pour moi ! Crois-le…

ANIA
Je te crois, mon oncle. Tout le monde t'aime et te respecte… mais, mon petit oncle chéri, tu devrais te taire, rien que te taire. Que viens-tu de dire de maman, de ta sœur ? Pourquoi as-tu dit cela ?

GAIEV
Oui, oui, tu as raison… (Il lui prend la main et s'en cache le visage.)
En vérité, c'est affreux ! Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi ! Et le discours que j'ai prononcé aujourd'hui devant l'armoire… C'était si bête ! Et ce n'est qu'après avoir fini que j'en ai compris toute la bêtise.

VARIA
En vérité, mon petit oncle, vous devriez apprendre à vous taire. Taisez-vous et c'est tout.

ANIA
Si tu parles moins, tu te sentiras toi-même plus tranquille.

GAIEV
Je me tais. (Il baise les mains d'ANIA et de VARIA.)
Je me tais. Deux mots seulement à propos de notre affaire. Je suis allé jeudi au tribunal. Il est venu beaucoup de monde, on s'est mis à parler de choses et d'autres, et patati et patata, et je crois que je pourrai faire un emprunt remboursable par traites, de quoi payer les intérêts à la banque.

VARIA
Si le ciel pouvait nous venir en aide!

GAIEV
J'y retournerai mardi et j'en reparlerai. (A VARIA.)
Ne pleurniche pas. (A ANIA.)
Ta maman causera avec Lopakhine; il ne lui refusera certainement pas… Et toi, dès que tu te seras reposée, tu t'en iras à Iaroslavl chez ta grand' tante, la comtesse. Nous agirons ainsi de trois côtés à la fois, et l'affaire sera dans le sac. Nous paierons les intérêts, j'en suis convaincu… (Il se met un bonbon dans la bouche.)
Je le jure sur mon honneur, sur tout ce que tu voudras : notre propriété ne sera pas vendue ! (S'échauffant.)
J'en fais le serment ! Tiens, voilà ma main ! Et je ne serais qu'un homme de rien, un homme sans honneur si je souffre cette vente publique ! Je le jure sur ma tête !

ANIA (apaisée, heureuse)
Que tu es bon, mon oncle, que tu es intelligent ! (Elle embrasse son oncle.)
A présent je suis tranquille et heureuse !
(Entre FIRSS.)

FIRSS (d'un ton de reproche)
Léonide Andréïévitch, vous ne craignez donc pas le bon Dieu ! Quand irez-vous vous coucher ?

GAIEV
Tout de suite, tout de suite. Tu peux t'en aller, Firss, je me déshabillerai tout seul, pour une fois. Eh bien, les enfants, au dodo… Les détails seront pour demain. (Il embrasse ANIA et VARIA.)
Je suis de la génération de 1880… On ne la vante pas beaucoup, et pourtant je peux dire que je n'ai pas peu souffert pour mes convictions. Ce n'est pas pour rien que les moujiks m'aiment. Il faut le connaître, le moujik. Il faut savoir par quel côté…

ANIA
Vous recommencez, mon oncle !

VARIA
Taisez-vous, mon petit oncle !

FIRSS (sévèrement)
Léonide Andréïévitch !

GAIEV
J'y vais, j'y vais… Allez vous coucher. Deux fois la bande et au milieu ! Visé en plein !
(Il sort, FIRSS trottine derrière lui.)

ANIA
Je suis tranquille à présent. Je n 'ai pas envie d'aller à Iaroslavl, car je n'aime pas ma grand' tante, mais je suis tranquille. J'en remercie mon oncle.
(Elle s'assied.)

VARIA
Il est temps d'aller dormir. Je vais me coucher. Nous avons eu une histoire fâcheuse pendant ton absence. Tu sais que dans l'ancienne chambre des domestiques n'habitent que les vieux : Efimouchka, Polia, Evstignéï et Karp. Ils se sont mis à recevoir chez eux un tas de vagabonds. Je n'ai rien dit. Mais voilà qu'on fait courir Je bruit que j'ai donné l'ordre de ne les nourrir que de pois secs. Par avarice, vois-tu!… Comme toujours c'était Evstignéï… C'est bon, je me dis, si c'est comme ça, je vais t'en faire voir. Je fais venir Evstignéï… (Elle bâille.)
Il vient… Comment oses-tu, Evstignéï, lui dis-je… espèce d'imbécile… (Elle regarde ANIA.)
Anitchka !…(Un temps.)
Elle s'est endormie… (Elle la prend sous le bras.)
Allons au dodo… Allons !… (Elle la conduit.)
La chère petite s'est endormie ! Viens…
(Elles s'en vont. Au loin, derrière le jardin, un berger joue du chalumeau. TROFIMOV traverse la scène. Il aperçoit ANIA et VARIA, et s'arrête.)

VARIA
Chut… Elle dort… Allons, ma chérie, viens.

ANIA (tout bas, dans un demi-sommeil)
Je suis si fatiguée… toutes ces clochettes… Mon oncle… chéri… et maman, et mon oncle…

VARIA
Allons, viens mon petit…
(Elles s'en vont dans la chambre d'ANIA.)

TROFIMOV (attendri)
Mon ange ! Ma toute belle !

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