Scène VIII


(ARLEQUIN, EUPHROSINE. Arlequin arrive en saluant Cléanthis qui sort. Il va tirer Euphrosine par la manche.)

EUPHROSINE
Que me voulez-vous ?

ARLEQUIN(riant.)
Eh ! Eh ! Eh ! Ne vous a-t-on pas parlé de moi ?

EUPHROSINE
Laissez-moi, je vous prie.

ARLEQUIN
Eh ! Là, là, regardez-moi dans l'oeil pour deviner ma pensée.

EUPHROSINE
Eh ! Pensez ce qu'il vous plaira.

ARLEQUIN
M'entendez-vous un peu ?

EUPHROSINE
Non.

ARLEQUIN
C'est que je n'ai encore rien dit.

EUPHROSINE(impatiente.)
Ahi !

ARLEQUIN
Ne mentez point ; on vous a communiqué les sentiments de mon âme ; rien n'est plus obligeant pour vous.

EUPHROSINE
Quel état !

ARLEQUIN
Vous me trouvez un peu nigaud, n'est-il pas vrai ? Mais cela se passera ; c'est que je vous aime, et que je ne sais comment vous le dire.

EUPHROSINE
Vous ?

ARLEQUIN
Eh pardi ! Oui ; qu'est-ce qu'on peut faire de mieux ? Vous êtes si belle ! Il faut bien vous donner son coeur, aussi bien vous le prendriez de vous-même.

EUPHROSINE
Voici le comble de mon infortune.

ARLEQUIN(lui regardant les mains.)
Quelles mains ravissantes ! Les jolis petits doigts ! Que je serais heureux avec cela ! Mon petit coeur en ferait bien son profit. Reine, je suis bien tendre, mais vous ne voyez rien. Si vous aviez la charité d'être tendre aussi, oh ! Je deviendrais fou tout à fait.

EUPHROSINE
Tu ne l'es déjà que trop.

ARLEQUIN
Je ne le serai jamais tant que vous en êtes digne.

EUPHROSINE
Je ne suis digne que de pitié, mon enfant.

ARLEQUIN
Bon, bon ! À qui est-ce que vous contez cela ? Vous êtes digne de toutes les dignités imaginables ; un empereur ne vous vaut pas, ni moi non plus ; mais me voilà, moi, et un empereur n'y est pas ; et un rien qu'on voit vaut mieux que quelque chose qu'on ne voit pas. Qu'en dites-vous ?

EUPHROSINE
Arlequin, il me semble que tu n'as point le coeur mauvais.

ARLEQUIN
Oh ! Il ne s'en fait plus de cette pâte-là ; je suis un mouton.

EUPHROSINE
Respecte donc le malheur que j'éprouve.

ARLEQUIN
Hélas ! Je me mettrais à genoux devant lui.

EUPHROSINE
Ne persécute point une infortunée, parce que tu peux la persécuter impunément. Vois l'extrémité où je suis réduite ; et si tu n'as point d'égard au rang que je tenais dans le monde, à ma naissance, à mon éducation, du moins que mes disgrâces, que mon esclavage, que ma douleur t'attendrissent. Tu peux ici m'outrager autant que tu le voudras ; je suis sans asile et sans défense ; je n'ai que mon désespoir pour tout secours, j'ai besoin de la compassion de tout le monde, de la tienne même, Arlequin ; voilà l'état où je suis ; ne le trouves-tu pas assez misérable ? Tu es devenu libre et heureux, cela doit-il te rendre méchant ? Je n'ai pas la force de t'en dire davantage : je ne t'ai jamais fait de mal ; n'ajoute rien à celui que je souffre.

ARLEQUIN(abattu et les bras abaissés, et comme immobile.)
J'ai perdu la parole.


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