Scène III


(TRIVELIN, CLÉANTHIS; ESCLAVE, EUPHROSINE, SA MAÎTRESSE.)

TRIVELIN
Ah ça ! Ma compatriote, car je regarde désormais notre île comme votre patrie, dites-moi aussi votre nom.

CLÉANTHIS(saluant.)
Je m'appelle Cléanthis, et elle, Euphrosine.

TRIVELIN
Cléanthis ? Passe pour cela.

CLÉANTHIS
J'ai aussi des surnoms ; vous plaît-il de les savoir ?

TRIVELIN
Oui-da. Et quels sont-ils ?

CLÉANTHIS
J'en ai une liste : Sotte, Ridicule, Bête, Butorde, Imbécile, et cætera.

EUPHROSINE(en soupirant.)
Impertinente que vous êtes !

CLÉANTHIS
Tenez, tenez, en voilà encore un que j'oubliais.

TRIVELIN
Effectivement, elle vous prend sur le fait. Dans votre pays, Euphrosine, on a bientôt dit des injures à ceux à qui l'on en peut dire impunément.

EUPHROSINE
Hélas ! Que voulez-vous que je lui réponde, dans l'étrange aventure où je me trouve ?

CLÉANTHIS
Oh ! Dame, il n'est plus si aisé de me répondre. Autrefois il n'y avait rien de si commode ; on n'avait affaire qu'à de pauvres gens : fallait-il tant de cérémonies ? Faites cela, je le veux ; taisez- vous, sotte ! Voilà qui était fini. Mais à présent il faut parler raison ; c'est un langage étranger pour Madame ; elle l'apprendra avec le temps ; il faut se donner patience : je ferai de mon mieux pour l'avancer.

TRIVELIN(à Cléanthis.)
Modérez-vous, Euphrosine.(À Euphrosine.)
Et vous, Cléanthis, ne vous abandonnez point à votre douleur. Je ne puis changer nos lois, ni vous en affranchir : je vous ai montré combien elles étaient louables et salutaires pour vous.

CLÉANTHIS
Hum ! Elle me trompera bien si elle amende.

TRIVELIN
Mais comme vous êtes d'un sexe naturellement assez faible, et que par là vous avez dû céder plus facilement qu'un homme aux exemples de hauteur, de mépris et de dureté qu'on vous a donnés chez vous contre leurs pareils, tout ce que je puis faire pour vous, c'est de prier Euphrosine de peser avec bonté les torts que vous avez avec elle, afin de les peser avec justice.

CLÉANTHIS
Oh ! Tenez, tout cela est trop savant pour moi, je n'y comprends rien ; j'irai le grand chemin, je pèserai comme elle pesait ; ce qui viendra ; nous le prendrons.

TRIVELIN
Doucement, point de vengeance.

CLÉANTHIS
Mais, notre bon ami, au bout du compte, vous parlez de son sexe ; elle a le défaut d'être faible, je lui en offre autant ; je n'ai pas la vertu d'être forte. S'il faut que j'excuse toutes ses mauvaises manières à mon égard, il faudra donc qu'elle excuse aussi la rancune que j'en ai contre elle ; car je suis femme autant qu'elle, moi. Voyons, qui est-ce qui décidera ? Ne suis-je pas la maîtresse une fois ? Eh bien, qu'elle commence toujours par excuser ma rancune ; et puis, moi, je lui pardonnerai, quand je pourrai, ce qu'elle m'a fait : qu'elle attende !

EUPHROSINE(à Trivelin.)
Quels discours ! Faut-il que vous m'exposiez à les entendre ?

CLÉANTHIS
Souffrez-les, Madame, c'est le fruit de vos oeuvres.

TRIVELIN
Allons, Euphrosine, modérez-vous.

CLÉANTHIS
Que voulez-vous que je vous dise ? Quand on a de la colère, il n'y a rien de tel pour la passer, que de la contenter un peu, voyez-vous ; quand je l'aurai querellée à mon aise une douzaine de fois seulement, elle en sera quitte ; mais il me faut cela.

TRIVELIN(à part, à Euphrosine.)
Il faut que ceci ait son cours ; mais consolez-vous, cela finira plus tôt que vous ne pensez.(À Cléanthis.)
J'espère, Euphrosine, que vous perdrez votre ressentiment, et je vous y exhorte en ami. Venons maintenant à l'examen de son caractère : il est nécessaire que vous m'en donniez un portrait, qui se doit faire devant la personne qu'on peint, afin qu'elle se connaisse, qu'elle rougisse de ses ridicules, si elle en a, et qu'elle se corrige. Nous avons là de bonnes intentions, comme vous voyez. Allons, commençons.

CLÉANTHIS
Oh que cela est bien inventé ! Allons, me voilà prête ; interrogez-moi, je suis dans mon fort.

EUPHROSINE(doucement.)
Je vous prie, Monsieur, que je me retire, et que je n'entende point ce qu'elle va dire.

TRIVELIN
Hélas ! Ma chère Dame, cela n'est fait que pour vous ; il faut que vous soyez présente.

CLÉANTHIS
Restez, restez ; un peu de honte est bientôt passée.

TRIVELIN
Vaine minaudière et coquette, voilà d'abord à peu près sur quoi je vais vous interroger au hasard. Cela la regarde-t-il ?

CLÉANTHIS
Vaine minaudière et coquette, si cela la regarde ? Eh voilà ma chère maîtresse ; cela lui ressemble comme son visage.

EUPHROSINE
N'en voilà-t-il pas assez, Monsieur ?

TRIVELIN
Ah ! Je vous félicite du petit embarras que cela vous donne ; vous sentez, c'est bon signe, et j'en augure bien pour l'avenir : mais ce ne sont encore là que les grands traits ; détaillons un peu cela. En quoi donc, par exemple, lui trouvez-vous les défauts dont nous parlons ?

CLÉANTHIS
En quoi ? Partout, à toute heure, en tous lieux ; je vous ai dit de m'interroger ; mais par où commencer ? Je n'en sais rien, je m'y perds. Il y a tant de choses, j'en ai tant vu, tant remarqué de toutes les espèces, que cela me brouille. Madame se tait, Madame parle ; elle regarde, elle est triste, elle est gaie : silence, discours, regards, tristesse et joie, c'est tout un, il n'y a que la couleur de différente ; c'est vanité muette, contente ou fâchée ; c'est coquetterie babillarde, jalouse ou curieuse ; c'est Madame, toujours vaine ou coquette, l'un après l'autre, ou tous les deux à la fois : voilà ce que c'est, voilà par où je débute, rien que cela.

EUPHROSINE
Je n'y saurais tenir.

TRIVELIN
Attendez donc, ce n'est qu'un début.

CLÉANTHIS
Madame se lève ; a-t-elle bien dormi, le sommeil l'a-t-il rendu belle, se sent-elle du vif, du sémillant dans les yeux ? Vite sur les armes ; la journée sera glorieuse. Qu'on m'habille ! Madame verra du monde aujourd'hui ; elle ira aux spectacles, aux promenades, aux assemblées ; son visage peut se manifester, peut soutenir le grand jour, il fera plaisir à voir, il n'y a qu'à le promener hardiment, il est en état, il n'y a rien à craindre.

TRIVELIN(à Euphrosine.)
Elle développe assez bien cela.

CLÉANTHIS
Madame, au contraire, a-t-elle mal reposé ? Ah qu'on m'apporte un miroir ; comme me voilà faite ! Que je suis mal bâtie ! Cependant on se mire, on éprouve son visage de toutes les façons, rien ne réussit ; des yeux battus, un teint fatigué ; voilà qui est fini, il faut envelopper ce visage-là, nous n'aurons que du négligé, Madame ne verra personne aujourd'hui, pas même le jour, si elle peut ; du moins fera-t-il sombre dans la chambre. Cependant il vient compagnie, on entre : que va-t-on penser du visage de Madame ? On croira qu'elle enlaidit : donnera-t-elle ce plaisir-là à ses bonnes amies ? Non, il y a remède à tout : vous allez voir. Comment vous portez-vous, Madame ? Très mal, Madame ; j'ai perdu le sommeil ; il y a huit jours que je n'ai fermé l'oeil ; je n'ose pas me montrer, je fais peur. Et cela veut dire : Messieurs, figurez-vous que ce n'est point moi, au moins ; ne me regardez pas, remettez à me voir ; ne me jugez pas aujourd'hui ; attendez que j'aie dormi. J'entendais tout cela, moi, car nous autres esclaves, nous sommes doués contre nos maîtres d'une pénétration !… Oh ! Ce sont de pauvres gens pour nous.

TRIVELIN(à Euphrosine.)
Courage, Madame ; profitez de cette peinture-là, car elle me paraît fidèle.

EUPHROSINE
Je ne sais où j'en suis.

CLÉANTHIS
Vous en êtes aux deux tiers ; et j'achèverai, pourvu que cela ne vous ennuie pas.

TRIVELIN
Achevez, achevez ; Madame soutiendra bien le reste.

CLÉANTHIS
Vous souvenez-vous d'un soir où vous étiez avec ce cavalier si bien fait ? J'étais dans la chambre ; vous vous entreteniez bas ; mais j'ai l'oreille fine : vous vouliez lui plaire sans faire semblant de rien ; vous parliez d'une femme qu'il voyait souvent. Cette femme-là est aimable, disiez-vous ; elle a les yeux petits, mais très doux ; et là-dessus vous ouvriez les vôtres, vous vous donniez des tons, des gestes de tête, de petites contorsions, des vivacités. Je riais. Vous réussîtes pourtant, le cavalier s'y prit ; il vous offrit son coeur. À moi ? lui dîtes-vous. Oui, Madame, à vous-même, à tout ce qu'il y a de plus aimable au monde. Continuez, folâtre, continuez, dites-vous, en ôtant vos gants sous prétexte de m'en demander d'autres. Mais vous avez la main belle ; il la vit ; il la prit, il la baisa ; cela anima sa déclaration ; et c'était là les gants que vous demandiez. Eh bien ! Y suis-je ?

TRIVELIN(à Euphrosine.)
En vérité, elle a raison.

CLÉANTHIS
Écoutez, écoutez, voici le plus plaisant. Un jour qu'elle pouvait m'entendre, et qu'elle croyait que je ne m'en doutais pas, je parlais d'elle, et je dis : Oh ! Pour cela il faut l'avouer, Madame est une des plus belles femmes du monde. Que de bontés, pendant huit jours, ce petit mot-là ne me valut-il pas ! J'essayai en pareille occasion de dire que Madame était une femme très raisonnable : oh ! Je n'eus rien, cela ne prit point ; et c'était bien fait, car je la flattais.

EUPHROSINE
Monsieur, je ne resterai point, ou l'on me fera rester par force ; je ne puis en souffrir davantage.

TRIVELIN
En voilà donc assez pour à présent.

CLÉANTHIS
J'allais parler des vapeurs de mignardise auxquelles Madame est sujette à la moindre odeur. Elle ne sait pas qu'un jour je mis à son insu des fleurs dans la ruelle de son lit pour voir ce qu'il en serait. J'attendais une vapeur, elle est encore à venir. Le lendemain, en compagnie, une rose parut ; crac ! La vapeur arrive.

TRIVELIN
Cela suffit, Euphrosine ; promenez-vous un moment à quelques pas de nous, parce que j'ai quelque chose à lui dire ; elle ira vous rejoindre ensuite.

CLÉANTHIS(s'en allant.)
Recommandez-lui d'être docile au moins. Adieu, notre bon ami ; je vous ai diverti, j'en suis bien aise. Une autre fois je vous dirai comme quoi Madame s'abstient souvent de mettre de beaux habits, pour en mettre un négligé qui lui marque tendrement la taille. C'est encore une finesse que cet habit-là ; on dirait qu'une femme qui le met ne se soucie pas de paraître, mais à d'autre ! On s'y ramasse dans un corset appétissant, on y montre sa bonne façon naturelle ; on y dit aux gens : Regardez mes grâces, elles sont à moi, celles-là ; et d'un autre côté on veut leur dire aussi : Voyez comme je m'habille, quelle simplicité ! Il n'y a point de coquetterie dans mon fait.

TRIVELIN
Mais je vous ai prié de nous laisser.

CLÉANTHIS
Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours, qui sera fort divertissant ; car vous verrez aussi comme quoi Madame entre dans une loge au spectacle, avec quelle emphase, avec quel air imposant, quoique d'un air distrait et sans y penser ; car c'est la belle éducation qui donne cet orgueil-là. Vous verrez comme dans la loge on y jette un regard indifférent et dédaigneux sur des femmes qui sont à côté, et qu'on ne connaît pas. Bonjour, notre bon ami, je vais à notre auberge.


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