Scène VI


(CLÉANTHIS, IPHICRATE, ARLEQUIN, EUPHROSINE.)

CLÉANTHIS
Seigneur Iphicrate, peut-on vous demander de quoi vous riez ?

ARLEQUIN
Je ris de mon Arlequin qui a confessé qu'il était un ridicule.

CLÉANTHIS
Cela me surprend, car il a la mine d'un homme raisonnable. Si vous voulez voir une coquette de son propre aveu, regardez ma suivante.

ARLEQUIN(la regardant.)
Malepeste ! Quand ce visage-là fait le fripon, c'est bien son métier. Mais parlons d'autres choses, ma belle damoiselle, qu'est-ce que nous ferons à cette heure que nous sommes gaillards ?

CLÉANTHIS
Eh ! Mais la belle conversation.

ARLEQUIN
Je crains que cela ne vous fasse bâiller, j'en bâille déjà. Si je devenais amoureux de vous, cela amuserait davantage.

CLÉANTHIS
Eh bien, faites. Soupirez pour moi ; poursuivez mon coeur, prenez-le si vous pouvez, je ne vous en empêche pas ; c'est à vous à faire vos diligences ; me voilà, je vous attends ; mais traitons l'amour à la grande manière, puisque nous sommes devenus maîtres ; allons-y poliment, et comme le grand monde.

ARLEQUIN
Oui-da ; nous n'en irons que meilleur train.

CLÉANTHIS
Je suis d'avis d'une chose, que nous disions qu'on nous apporte des sièges pour prendre l'air assis, et pour écouter les discours galants que vous m'allez tenir ; il faut bien jouir de notre état, en goûter le plaisir.

ARLEQUIN
Votre volonté vaut une ordonnance.(À Iphicrate.)
Arlequin, vite des sièges pour moi, et des fauteuils pour Madame.

IPHICRATE
Peux-tu m'employer à cela ?

ARLEQUIN
La République le veut.

CLÉANTHIS
Tenez, tenez, promenons-nous plutôt de cette manière-là, et tout en conversant vous ferez adroitement tomber l'entretien sur le penchant que mes yeux vous ont inspiré pour moi. Car encore une fois nous sommes d'honnêtes gens à cette heure, il faut songer à cela ; il n'est plus question de familiarité domestique. Allons, procédons noblement ; n'épargnez ni compliments ni révérences.

ARLEQUIN
Et vous, n'épargnez point les mines. Courage ! Quand ce ne serait que pour nous moquer de nos patrons. Garderons-nous nos gens ?

CLÉANTHIS
Sans difficulté ; pouvons-nous être sans eux ? c'est notre suite ; qu'ils s'éloignent seulement.

ARLEQUIN(à Iphicrate.)
Qu'on se retire à dix pas.
(Iphicrate et Euphrosine s'éloignent en faisant des gestes d'étonnement et de douleur. Cléanthis regarde aller Iphicrate, et Arlequin, Euphrosine.)

ARLEQUIN(se promenant sur le théâtre avec Cléanthis.)
Remarquez-vous, Madame, le clarté du jour ?

CLÉANTHIS
Il fait le plus beau temps du monde ; on appelle cela un jour tendre.

ARLEQUIN
Un jour tendre ? Je ressemble donc au jour, Madame.

CLÉANTHIS
Comment, vous lui ressemblez ?

ARLEQUIN
Eh palsambleu ! Le moyen de n'être pas tendre, quand on se trouve tête à tête avec vos grâces ?(À ce mot il saute de joie.)
Oh ! oh ! oh ! oh !

CLÉANTHIS
Qu'avez-vous donc, vous défigurez notre conversation ?

ARLEQUIN
Oh ! Ce n'est rien ; c'est que je m'applaudis.

CLÉANTHIS
Rayez ces applaudissements, ils nous dérangent.(Continuant.)
Je savais bien que mes grâces entreraient pour quelque chose ici. Monsieur, vous êtes galant, vous vous promenez avec moi, vous me dites des douceurs ; mais finissons, en voilà assez, je vous dispense des compliments.

ARLEQUIN
Et moi, je vous remercie de vos dispenses.

CLÉANTHIS
Vous m'allez dire que vous m'aimez, je le vois bien ; dites, Monsieur, dites ; heureusement on n'en croira rien. Vous êtes aimable, mais coquet, et vous ne persuaderez pas.

ARLEQUIN(l'arrêtant par le bras, et se mettant à genoux.)
Faut-il m'agenouiller, Madame, pour vous convaincre de mes flammes, et de la sincérité de mes feux ?

CLÉANTHIS
Mais ceci devient sérieux. Laissez-moi, je ne veux point d'affaire ; levez-vous. Quelle vivacité ! Faut-il vous dire qu'on vous aime ? Ne peut-on en être quitte à moins ? Cela est étrange !

ARLEQUIN(riant à genoux.)
Ah ! Ah ! Ah ! Que cela va bien ! Nous sommes aussi bouffons que nos patrons, mais nous sommes plus sages.

CLÉANTHIS
Oh ! Vous riez, vous gâtez tout.

ARLEQUIN
Ah ! Ah ! Par ma foi, vous êtes bien aimable et moi aussi. Savez-vous bien ce que je pense ?

CLÉANTHIS
Quoi ?

ARLEQUIN
Premièrement, vous ne m'aimez pas, sinon par coquetterie, comme le grand monde.

CLÉANTHIS
Pas encore, mais il ne s'en fallait plus que d'un mot, quand vous m'avez interrompue. Et vous, m'aimez-vous ?

ARLEQUIN
J'y allais aussi, quand il m'est venu une pensée. Comment trouvez-vous mon Arlequin ?

CLÉANTHIS
Fort à mon gré. Mais que dites-vous de ma suivante ?

ARLEQUIN
Qu'elle est friponne !

CLÉANTHIS
J'entrevois votre pensée.

ARLEQUIN
Voilà ce que c'est, tombez amoureuse d'Arlequin, et moi de votre suivante. Nous sommes assez forts pour soutenir cela.

CLÉANTHIS
Cette imagination-là me rit assez. Ils ne sauraient mieux faire que de nous aimer, dans le fond.

ARLEQUIN
Ils n'ont jamais rien aimé de si raisonnable, et nous sommes d'excellents partis pour eux.

CLÉANTHIS
Soit. Inspirez à Arlequin de s'attacher à moi ; faites-lui sentit l'avantage qu'il y trouvera dans la situation où il est ; qu'il m'épouse, il sortira tout d'un coup d'esclavage ; cela est bien aisé, au bout du compte. Je n'étais ces jours passés qu'une esclave ; mais enfin me voilà dame et maîtresse d'aussi bon jeu qu'une autre ; je la suis par hasard ; n'est-ce pas le hasard qui fait tout ? Qu'y a-t-il à dire à cela ? J'ai même un visage de condition ; tout le monde me l'a dit.

ARLEQUIN
Pardi ! Je vous prendrais bien, moi, si je n'aimais pas votre suivante un petit brin plus que vous. Conseillez-lui aussi de l'amour pour ma petite personne, qui, comme vous voyez, n'est pas désagréable.

CLÉANTHIS
Vous allez être content ; je vais appeler Cléanthis, je n'ai qu'un mot à lui dire : éloignez-vous un instant et revenez. Vous parlerez ensuite à Arlequin pour moi ; car il faut qu'il commence ; mon sexe, la bienséance et ma dignité le veulent.

ARLEQUIN
Oh ! Ils le veulent, si vous voulez ; car dans le grand monde on n'est pas si façonnier ; et sans faire semblant de rien, vous pourriez lui jeter quelque petit mot bien clair à l'aventure pour lui donner courage, à cause que vous êtes plus que lui ; c'est l'ordre.

CLÉANTHIS
C'est assez bien raisonner. Effectivement, dans le cas où je suis, il pourrait y avoir de la petitesse à m'assujettir à de certaines formalités qui ne me regardent plus ; je comprends cela à merveille ; mais parlez-lui toujours, je vais dire un mot à Cléanthis ; tirez-vous à quartier pour un moment.

ARLEQUIN
Vantez mon mérite ; prêtez-m'en un peu, à charge de revanche…

CLÉANTHIS
Laissez-moi faire.(Elle appelle Euphrosine.)
Cléanthis !


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