Scène II



LES MEMES, ANNETTE

ANNETTE (arrivant de gauche. Elle est en tenue de nuit : Chemise de grosse toile froncée au-dessus de la poitrine et dans le dos, de façon à laisser un décolleté, et ayant deux petites manches courtes et évasées s'arrêtant aux biceps. Jupon de laine par dessus laissant passer le bas de la chemise. Elle est jambes nues dans des savates de feutre. Ses cheveux, en désordre, sont en bandeaux par devant et sont tenus par derrière par deux nattes serrées qui se redressent en l'air. Elle s'avance ainsi, à moitié endormie, les yeux bouffis de sommeil. Avec un accent exagéré.)
C'est mâtâme qui m'temante ?

YVONNE (sautant à bas du lit à l'entrée d'Annette et courant à elle.)
Oui, venez un peu ! Vous ne savez pas ce que dit monsieur ?

ANNETTE (dans un bâillement.)
Non, mâtâme.

YVONNE
Il dit que j'ai les seins en portemanteau.

ANNETTE (indifférente et endormie.)
Ah ?… pien, mâtâme !

LUCIEN (ironique.)
C'est pour lui raconter ça que tu fais lever la bonne ?

YVONNE
Parfaitement, monsieur ! Je veux qu'elle te dise elle-même ce qu'elle en pense, de ma poitrine, pour te prouver que tout le monde n'est pas de ton avis ! (A Annette.)
Qu'est-ce que vous me disiez, l'autre matin, justement à propos de ma poitrine ?

ANNETTE (ouvrant péniblement les yeux.)
Ché sais pas, mâtâme.

YVONNE (appuyant chacun de ses membres de phrase d'une petite tape sur le bras ou la poitrine d'Annette.)
Mais si, voyons ! j'étais en train de faire ma toilette ; je vous ai dit : "C'est égal, il n'y en a pas beaucoup qui pourraient en montrer d'aussi fermes que ça ! " Qu'est-ce que vous m'avez répondu ?

ANNETTE (faisant effort sur soi-même.)
Ah ! oui, ch'ai tit : "Ça c'est vrai, mâtâme ! quand che vois les miens, à gôté, on dirait teux pésaces !"

YVONNE
Là ! tu l'entends ?

LUCIEN (saisissant brusquement Annette par le bras droit et la faisant passer.)
Eh bien ! quoi ? Quoi ? Qu'est ce que ça prouve ? Je n'ai jamais contesté que tu eusses une gorge rare ; mais entre le rare et l'unique il y a encore une marge.

YVONNE (tandis qu'Annette, en attendant la fin de leur discussion, est allée s'asseoir et somnoler sur le siège près de la cheminée.)
Ah ! vraiment ? Eh ! bien ! désormais, tu pourras en faire ton deuil de ma gorge !

LUCIEN (avançant la main pour répondre.)
Oui, eh ! ben…

YVONNE (se méprenant sur son geste et lui appliquant une tape sur la main.)
Pas touche !

LUCIEN (furieux.)
Ah ! là voyons !

YVONNE
Je la garde pour d'autres !… qui sauront l'apprécier. (Elle a gagné l'avant-scène droite et regrimpe dans son lit.)

LUCIEN (furieux, arpentant la scène, les deux mains dans les poches de sa culotte.)
Eh ! ben, bon ! bien ! ça va bien ! garde-la pour d'autres ! garde-la pour qui tu voudras ! pour le pape, si tu veux ! Ah ! non, non, la patience qu'il faut avoir !… (Sans regarder il se laisse tomber sur le siège, près de la cheminée, qu'il croit inoccupé et sur lequel dort Annette.)

ANNETTE (réveillée en sursaut et poussant un grand cri)
Ah !

LUCIEN (se redressant d'un bond et furieux.)
Eh ! allez vous coucher, Annette !

ANNETTE (maugréant tout en remontant.)
C'est pour ça qu'on m'a fait lever ?

LUCIEN (entre le lit et le fond.)
Ce n'est pas moi qui vous ai fait lever, c'est madame.

ANNETTE
On aurait aussi pien fait de me laisser dormir !

YVONNE
Ah ! c'est bien, Annette, n'est-ce pas ? On ne vous demande pas vos réflexions !… Et puis, (Annette, qui déjà s'apprêtait à rentrer, s'arrête à la voix d'Yvonne)
puisque vous êtes debout, vous allez en profiter pour monter dans votre chambre et rendre son lit à monsieur. (Annette fait de nouveau mine de sortir et s'arrête comme précédemment à la voix de Lucien.)

LUCIEN (impératif.)
Du tout ! du tout ! elle l'a pris ; qu'elle le garde ! moi ! je coucherai ici.

YVONNE
Avec moi ? Ah ! non !

LUCIEN (de même.)
Oui, eh bien ! tu coucheras où tu voudras, mais c'est le lit conjugal, et j'y ai droit !

YVONNE
Soit ? Mais tu sais : si tu espères quoi que ce soit… tu te mets le doigt dans l'œil.

LUCIEN (avec un haussement d'épaules.)
Ah ! là ! est-ce que je te demande quelque chose ! (Il remonte au-dessus du lit sur le bord duquel il s'assied, et, dos au public, se met en devoir de retirer ses chaussures.)

YVONNE (tout en arrangeant ses couvertures.)
Oui, eh bien ! ça se trouve bien !

LUCIEN (brusquement, à Annette qui dort debout contre le chambranle de la porte de gauche.)
Eh ben ! allez vous coucher, vous !

ANNETTE (avec des airs de victime.)
Oui, moussié !

LUCIEN
Allez, la Joconde ! allez !

ANNETTE
Quelle boîte. (Elle sort en haussant les épaules.)

YVONNE
Ah ! non, ce serait trop raide que tu ailles t'exciter sur une autre et que ce soit moi après ça… ! Ah ! non !… Je ne joue pas les doublures, moi !

LUCIEN (excédé.)
Ah ! je t'en prie, hein ? Tu me diras ça demain ; je suis fatigué.

YVONNE (s'enfonçant sous les couvertures et dos à Lucien.)
Oh ! tu as raison ! au lieu de discuter, je ferais bien mieux de dormir.

LUCIEN
Eh bien ! c'est ça ! dors !

YVONNE (après un temps, se mettant à demi sur son séant et par-dessus son épaule.)
C'est égal ! je ne suis pas fâchée que la bonne t'ait rivé ton clou.

LUCIEN (se dressant, furieux, et de sa pantoufle qu'il tient de la main, désignant la porte du fond.)
Ecoute !… tu veux que je m'en aille ?

YVONNE (la tête sur l'oreiller et du ton le plus détaché.)
Va-t'en si tu veux.

LUCIEN (exaspéré, arpentant la scène, un pied chaussé d'une pantoufle, l'autre non, ce qui lui donne une démarche boitillante.)
Oh ! Oh ! Oh !… (Revenant au pied du lit.)
D'abord, qu'est-ce qu'elle sait, la bonne ? (Sans s'asseoir et tout en chaussant sa pantoufle.)
Il est évident que si elle n'a comme point de comparaison que sa poitrine à elle, je t'accorde qu'entre les deux… !

YVONNE (bondissant sur son séant.)
Ah ! il te faut l'avis de gens plus compétents ? C'est bien ! Demain nous avons le chef de rayon de la parfumerie des Galeries Lafayette et M. Godot à dîner ; je la leur montrerai, ma gorge ! et ils donneront leur avis.

LUCIEN (scandalisé.)
Non, mais tu es folle ?

YVONNE
Pourquoi donc ? Tu dis toi-même que ce n'est pas inconvenant.

LUCIEN (avec force.)
Ce n'est pas inconvenant, quand on est toute nue !

YVONNE (du tac au tac.)
Eh bien ! je me mettrai toute nue !

LUCIEN (abasourdi.)
Elle est folle ! elle est complètement folle !

YVONNE (entre chair et cuir, tout en se refourrant sous ses couvertures.)
Ah ! je les ai en porte manteau ! eh bien ! c'est ce que nous verrons !

LUCIEN (allant jusqu'au pied du lit et les mains jointes.)
Ah ! non, grâce ! grâce ! tu m'abrutis avec tes lardons continuels ! (Il remonte entre la porte du fond et le secrétaire.)

YVONNE (se soulevant à demi et sur un ton dédaigneux.)
Eh ben !… couche-toi ! qu'est-ce que tu attends ?… Tu ne comptes pas rester en Roi-Soleil toute la nuit ?

LUCIEN (d'une voix éteinte, tout en se donnant des petits coups du bout des doigts dans le creux de l'estomac.)
Non.

YVONNE (le considérant avec pitié et sur un ton obsédé.)
Qu'est-ce que tu as encore ?

LUCIEN (l'air misérable.)
J'ai mal à l'estomac.

YVONNE
Allons bon ! voilà autre chose ! (Elle rejette ses couvertures et saute hors du lit.)

LUCIEN
Je voudrais qu'Annette me fasse de la camomille.

YVONNE (tout en passant ses pantoufles.)
C'est bon ! on va t'en faire de la camomille ! (En ce disant elle se dirige vers la porte de gauche.)

LUCIEN (s'interposant.)
Mais qui est-ce qui te demande de te lever ?… Je peux faire ma commission moi-même.

YVONNE (le repoussant.)
Oh ! non, non !… (Revenant sur lui.)
je ne veux pas que tu puisses dire que je te laisserais crever !… Non !… Je connais mes devoirs !… et je les remplis !… Moi !

LUCIEN (sur le même ton qu'Yvonne.)
Bon ! Parfait ! c'est très bien ! (Il va s'asseoir sur la banquette.)

YVONNE (allant à la porte de gauche et appelant.)
Annette !

VOIX EXCEDEE D'ANNETTE
Oh !

YVONNE
Annette, levez-vous !

VOIX D'ANNETTE
Hein ! Encore !

YVONNE
Quoi "encore" ? Qui "encore" ! Qu'ça veut dire ça, "encore" ?… Et faites de la camomille à monsieur !… (Elle va à la cheminée et, prenant la boîte d'allumettes, en frotte une pour allumer la veilleuse-réchaud ; pendant ce temps on entend la voix d'Annette qui ronchonne dans la coulisse.)

LUCIEN (après un moment et sur un ton de ricanement.)
Ah non ! ce que tu peux embêter cette fille !

YVONNE (la boîte d'allumettes dans une main, une allumette dans l'autre, se retournant à la remarque de Lucien.)
Quoi ?… Ah ! par exemple, ça c'est un comble ! C'est moi qui l'embête ! (Allant à Lucien et dans sonnez.)
Dis donc !… Est-ce que c'est, pour moi la camomille ? Hein ? Est-ce que c'est pour moi ?

LUCIEN (presque crié.)
C'est mon souper qui n'a pas passé !

YVONNE (sur le même diapason que Lucien.)
Mais oui ! c'est toujours la même chose ! (Retournant à la cheminée faire sa petite cuisine, allumer la veilleuse et verser de l'eau de la carafe dans le récipient.)
Voilà ce qu'on nous rapporte à nous : les indigestions de ses ripailles extérieures !… On ne trouve pas sa femme suffisante pour ses distractions, mais on la trouve assez bonne pour vous servir de garde-malade !

LUCIEN (qui n'a pas écouté un mot de toute cette diatribe, uniquement préoccupé qu'il est de son mal d'estomac contre lequel il lutte en se donnant des petits coups du bout des doigts au creux du sternum, après s'être levé, arrivant dans le dos d'Yvonne.)
Dis donc, ma chérie ?

YVONNE (sèchement, sans se retourner.)
Quoi ?

LUCIEN (lamentable.)
Elle sera bientôt prête, la camomille ?

YVONNE
Bien quoi ! laisse le temps !… faut que ça bouille !… tu le sais bien.

LUCIEN (résigné.)
Oui. (Un temps. Il a un hoquet, puis sur un ton douloureux.)
Ah !

YVONNE (se retournant à demi.)
Quoi ?

LUCIEN (se penchant sur elle et sur un ton dolent.)
J'aimerais vomir !

YVONNE (le repoussant brusquement et passant.)
Ah ! non ! non ! tu ne vas pas vomir ! Je ne t'ai pas épousé pour ça !

LUCIEN
Mais non, voyons ! Je dis "j'aimerais", je n'ai pas dit "je vais". Tu sais très bien que je ne peux jamais.

YVONNE (avec mépris.)
Oh ! oui, je sais !… Pitié ! (Elle regagne son lit dans lequel elle grimpe.)

ANNETTE (apportant un paquet de camomille et un sucrier. Elle a passé une camisole blanche et mis ses bas qui retombent sur ses chevilles. Tout en mettant des têtes de camomille dans l'eau qui chauffe sur un ton boudeur.)
Faut pas encore autre chose pendant qu'on est là ?

YVONNE (dans son lit, tout en arrangeant ses couvertures sur soi.)
Demandez à monsieur, Annette ! C'est monsieur qui est malade !

LUCIEN (sur un ton épuisé.)
J'ai mal à l'estomac.

ANNETTE (même jeu, sans se retourner.)
Aussi, si moussié n'était pas allé faire le bôlichinelle dehors !…

LUCIEN (s'emballant.)
Ah ! non ! non ! vous n'allez pas aussi vous mettre de la partie, vous, hein ?

ANNETTE (d'un air détaché.)
Oh ! moi, che dis ça !…

LUCIEN
Oui ! eh ! bien… allez vous coucher !

ANNETTE (ne se le faisant pas dire deux fois.)
Oh ! ça, che veux pien !

LUCIEN
à Yvonne.Ah ! non !…

ANNETTE (croyant que c'est à elle qu'il parle.)
Ah ! si !

LUCIEN (furieux.)
Je parle à madame !

ANNETTE
Ah ! (Elle sort.)

LUCIEN
Ah ! non !… Si les domestiques s'en mêlent à présent !

YVONNE (avec un sourire pincé.)
Je ne vois pas pourquoi tu l'attrapes, cette fille. Elle a raison ; si tu n'avais pas été souper !…

LUCIEN
C'est possible ! mais ça ne la regarde pas ! s'il faut aussi que je lui rende des comptes !… (Il s'assied sur la banquette.)
J'ai été souper parce que j'avais faim, là !… et puis parce que j'étais avec M. Godotet les deux frères Espink qui ont proposé d'aller manger un morceau ; est-ce un crime ?

YVONNE
Non, c'est pas un crime ! Evidemment, c'est pas un crime ! mais c'est idiot de manger jusqu'à se donner une indigestion ! Ce besoin de souper !… (Un long temps silencieux, puis sur un ton glacial et dédaigneux.)
Qu'est-ce qu'a payé ?

LUCIEN (avec un haussement d'épaules.)
Personne !

YVONNE
Comment "personne" ?

LUCIEN
Enfin, tout le monde ; chacun son écot.

YVONNE
Ça m'étonne que ce ne soit pas toi ! avec ta manie d'ostentation !

LUCIEN
Moi !

YVONNE
Absolument ! tu es rat dans ton ménage ! Mais, du moment qu'il y a des étrangers, alors la folie des grandeurs !…

LUCIEN (se levant et gagnant au fond dans un mouvement arrondi.)
Moi ! moi ! j'ai la folie des grandeurs ? C'est admirable ! j'ai la folie des grandeurs !

YVONNE (parlant sur sa réplique.)
Mais il n'y a qu'à te voir ! Il n'y a qu'à te voir ! en quoi te déguises-tu ! en Roi-Soleil ! Je te demande un peu ! te mettre en Roi-Soleil… par un temps de pluie ! c'est ridicule !

LUCIEN (il s'assied sur la chaise qui est à côté du secrétaire.)
Ah ! tiens, c'est toi qui es folle !

YVONNE (ne lâchant pas prise.)
Seulement, voilà ! ça te flattait de te pavaner en Louis XV !

LUCIEN (jette un regard de raillerie dédaigneuse sur elle, hausse les épaules, puis sur un ton détaché.)
Quatorze !

YVONNE
Quoi, "Quatorze" ?

LUCIEN
Le Roi-Soleil, c'était Louis XIV.

YVONNE (interloquée.)
Ah ?… (Se montant.)
Eh ! bien ! soit ! Louis XIV ! (Brusquement.)
Ah ! C'est bien toi, ça ! tu vas me chicaner pour un Louis et quand il s'agit de ton plaisir, tu n'y regardes pas.

LUCIEN (se levant et tout en gagnant par un mouvement en demi-cercle la banquette sur laquelle il s'assied.)
Oh ! exquis ! charmant ! délicieux !

YVONNE (après un temps et sur ce même ton glacial.)
Qu'est-ce que tu as dépensé pour ton souper ?

LUCIEN (avec un geste d'impatience.)
Est-ce que je sais !

YVONNE (a un sursaut des épaules, puis se mettant à genoux sur le lit.)
Tu ne sais même pas ce que tu as dépensé !

LUCIEN (lève les yeux au ciel, puis sur un ton obsédé.)
Onze francs soixante-quinze, là !

YVONNE (se dressant sur les genoux de toute sa hauteur et les mains agrippées à la barre du pied du lit, scandant chaque syllabe.)
Onze francs soixante-quinze, pour de la boustifaille !… Voilà ! Qu'est-ce que je disais ! (Changeant de ton.)
L'autre jour…

LUCIEN (sentant que la scène va s'engager sur un nouveau terrain, agite nerveusement la tête avec les yeux au ciel et au mouvement de ses lèvres on comprend le mot qu'il ne prononce pas.)
Oh ! m… ! (Il quitte sa place et remonte au fond.)

YVONNE (qui ne lâche pas prise, tout en sautant à bas du lit, entre les dents.)
Quel mufle ! (Elle a couru rejoindre Lucien au fond, et le faisant pivoter par le bras de façon à le tourner face à elle.)
L'autre jour quand j'ai eu le malheur d'acheter un flacon de Rose-Coty, tu m'as dit que je te ruinais ; et toi tu dépenses (Scandé.)
onze francs soixante-quinze pour ton souper ! Mais moi, au moins, mon flacon, je l'ai ! ma Rose-Coty, j'en profite ! tandis que toi, ton souper, où est-il maintenant ?

LUCIEN (avec rage, en se frappant le creux de l'estomac.)
Mais là ! là !

YVONNE (le lâchant pour retourner à son lit et regrimper dedans.)
Ah ! "là ! là !" Tu es bien avancé ! Comme si tu n'aurais pas mieux fait de les mettre de côté, ces onze francs soixante-quinze !… pour payer le tapissier, tiens !

LUCIEN (qui s'est assis, pendant ce qui précède, sur la chaise à côté du secrétaire.)
Je lui dois huit cents francs ; tu ne me vois pas lui offrant onze francs soixante-quinze !

YVONNE
Au moins, tu lui aurais prouvé ta bonne volonté ! Si je te parle de lui, c'est qu'il est venu aujourd'hui.

LUCIEN (dressant l'oreille.)
Ah ?

YVONNE
Et il a déclaré qu'il en avait assez d'être lanterné… et que si tu ne lui versais pas un fort acompte, eh ! bien ! il était décidé à t'envoyer du papier timbré ; et ça, aux Galeries Lafayette ! Tu vois comme ça fera bon effet.

LUCIEN (se levant et descendant en scène.)
Il a dit ça ?

YVONNE
Oui.

LUCIEN
Ah ! il fait du chantage ! (Dans la direction de la porte du fond, comme s'il parlait au tapissier.)
C'est bien, monsieur !… (A Yvonne.)
Je comptais lui faire un versement…

YVONNE (implacable.)
Quand ?

LUCIEN (interloqué.)
Euh !… quand j'aurais pu ! mais, puisque c'est comme ça ! il peut se brosser.

YVONNE (martelant chaque syllabe et les mains au ciel.)
Et tu vas dépenser onze francs soixante-quinze à ton souper !

LUCIEN (qui est remonté au-dessus du lit, sortant hors de ses gonds.)
Ah ! non, toi, fous-moi la paix avec mon souper.

YVONNE (ne lâchant pas prise.)
Non, vrai, à ta place, je l'aurais sur l'estomac !

LUCIEN (dans le nez de sa femme.)
Mais je l'ai, nom de D… ! Je l'ai !

YVONNE (criant aussi fort que lui.)
Ah ! et puis ne crie pas comme ça ! C'est vrai, ça ! Voilà une heure que tu m'éreintes avec tes discussions !

LUCIEN (descendant en scène.)
Ah ! non, ça c'est le bouquet ! C'est moi qui discute ! c'est moi qui l'éreinte !

YVONNE
Tu ne veux pas dormir, non ?

LUCIEN (revenant au-dessus du lit.)
Oh ! si, dormir ! dormir ! je tombe de sommeil !

YVONNE (lui tournant le dos et s'enfonçant sous les couvertures.)
Eh bien ! moi aussi ! bonsoir !

LUCIEN (sur le même ton.)
Bonsoir !

YVONNE
Et flûte !

LUCIEN (s'asseyant sur le pied du lit.)
Et flûte !

YVONNE (à Lucien qui, en s'asseyant sur le lit, s'est en même temps assis sur sa cheville, lui envoyant un coup de pied à travers la couverture.)
Mon pied, voyons !

LUCIEN (furieux)
Eh ! ton pied, voyons ! (Posant son pied gauche sur la barre du pied du lit afin d'avoir son genou à hauteur de sa main pour défaire la jarretière de sa culotte.)
Ah ! se coucher ! (Il dénoue la jarretière, puis.)
On ne me ferait pas sortir pour un boulet de canon ! (Un temps. Soudain un coup de timbre dans le vestibule. Un instant, Lucien et Yvonne demeurent sur place, comme médusés. Nouveau coup de timbre. Yvonne soulève lentement la tête et se mettant sur son séant regarde Lucien avec anxiété. Lucien, lui, retire lentement sa jambe de la barre du lit et se contournant complètement à gauche, jette un regard interrogateur à Yvonne.)

YVONNE (après ce jeu de scène, d'une voix étranglée.)
Qu'est-ce que c'est que ça ?

LUCIEN (de la même voix étranglée.)
Je ne sais pas !… C'est la porte d'entrée. (Nouveau coup de timbre qui les fait sursauter.)

YVONNE (bondissant sur son séant.)
Ah ! mon Dieu !

LUCIEN
Ça ne doit pas être une visite.

YVONNE
Pour qu'on sonne à cette heure-ci, ça ne peut être que quelque chose de grave.

LUCIEN (affolé.)
Oui. (Nouveau coup de timbre.)

YVONNE (sautant hors du lit et tout en enfilant ses pantoufles.)
Encore ! Ah ! Lucien, Lucien, j'ai peur… (Elle saisit son peignoir sur le pied du lit.)

LUCIEN (aussi troublé qu'elle.)
Allons ! allons ! de l'énergie, que diable !! Il ne faut pas se laisser abattre.

YVONNE (affolée, allant de droite et de gauche, comme quelqu'un qui ne sait pas ce qu'il cherche.)
Ah ! tu en parles à ton aise ! toi, tu es un homme, mais moi !… (Sonnerie.)
Oh !

LUCIEN (tournant et retournant sur place.)
Quelle tuile encore ? Quelle tuile ?

YVONNE
Mais où est-il, enfin ? Où est-il ?

LUCIEN
Qui ?

YVONNE (agitant de grands bras.)
Mais mon peignoir ! Où ai-je fourré mon peignoir ?

LUCIEN
Mais tu le tiens à la main !

YVONNE
Ah ! oui ! (Nouvelles sonneries répétées.)

TOUS DEUX
Oh !

YVONNE (esquissant le geste de passer son peignoir.)
Ah ! cette sonnerie me rendra folle !…

LUCIEN (indiquant la chambre de gauche.)
Et l'autre, là, Annette ! qui ne bouge pas ! (Il court à la chambre.)

YVONNE (renonçant à passer son peignoir et courant rejoindre Lucien.)
Oh ! cette fille !

TOUS LES DEUX (sur le pas de la porte, lui au-dessus, elle côté public.)
Annette ! Annette !

VOIX D'ANNETTE
Hoon !

YVONNE
Vite, levez-vous !

VOIX D'ANNETTE
Hein ! encore ! (Nouvelle sonnerie.)

YVONNE
Mais dépêchez-vous donc, voyons !

LUCIEN
Vous n'entendez pas qu'on sonne ?

VOIX LARMOYANTE D'ANNETTE
Ah ! non, non, on veut me faire gréver.

YVONNE (gagnant au-dessus de la banquette.)
Pourvu qu'il ne soit pas arrivé quelque chose dans la famille !

LUCIEN (près de la cheminée.)
Mais non, voyons ! tu finiras pas nous donner le trac.

YVONNE (déposant vivement son peignoir sur le lit et saisissant la banquette sur laquelle elle tape en parlant.)
Ah ! touche du bois ! touche du bois !

LUCIEN
Tu comprends bien que si vraiment…

YVONNE
Touche du bois, je te dis !

LUCIEN (ahuri.)
Oui ! Tu comprends bien que si…

YVONNE
Mais touche donc du bois, voyons !

LUCIEN
Oui ! (Sans savoir ce qu'il fait, il touche trois fois le marbre de la cheminée qui est à portée de sa main.)

YVONNE
Mais pas ça, voyons, c'est du marbre !

LUCIEN
Ah ! tu m'ahuris ! (Il va toucher le secrétaire.)

YVONNE
Avec la paume ! avec la paume !

LUCIEN (obéissant machinalement.)
Avec la paume.

YVONNE
Ah ! tu seras cause d'un malheur ! (Nouvelle sonnerie prolongée. Yvonne bondissant vers la porte de gauche.)
Mais qu'est-ce qu'elle fait, cette Annette ?

LUCIEN (y allant également.)
Ah ! çà, allez-vous vous grouiller ? (Au moment où Annette paraît, ils la saisissent chacun par un bras et la poussent devant eux.)

ANNETTE (revenant sur eux et chaque fois repoussée par Lucien et Yvonne dans la direction de la porte du fond, ce qui la fait en quelque sorte tourner comme un toton. Avec des pleurs de rage dans la voix.)
Oh ! non, ch'en ai assez, moi ! Matame me paiera mon livre, che veux m'en aller.

TOUS DEUX (à bout de patience.)
Oui, oui ! ça va bien ! allez ! allez ! Tout ceci les uns sur les autres.

ANNETTE
Je ne veux pas grever à la peine. (Sonnerie.)

LUCIEN
Voulez-vous allez ouvrir ! espèce de tête carrée.

YVONNE
Mais allez donc ! mais allez donc !

ANNETTE (poussée vers le vestibule.)
Oui, mais on me paiera mon livre !

LUCIEN
Oh ! cette bonne ! cette bonne ! (Annette est hors de scène. Lucien est à droite de la porte du fond et Yvonne à gauche.)

ANNETTE (dans le vestibule.)
Qui c'est-y qu'c'est qu'est là ?

VOIX DU VALET DE CHAMBRE (au lointain.)
Joseph ! le nouveau valet de chambre de la mère de madame.

YVONNE (d'une voix stridente.)
De maman ! Il est arrivé quelque chose à maman ! il est arrivé quelque chose à maman !

LUCIEN
Mais ne crie donc pas comme ça, toi ! ne crie donc pas comme ça ! (Pendant cet échange de dialogue, bruit de chaîne de sûreté et de porte qu'on ouvre.)

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