Claudine en ménage
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Chapitre VII

Colette

Chapitre VII

Hier, mon mari me demande :

— Claudine, tu prendras un jour ?

— Pourquoi faire, grand Dieu !

— Pour bavarder, pour « faire patiapatia », comme tu dis.

— Avec qui ?

— Avec des femmes du monde.

— Je n’aime pas beaucoup les femmes du monde.

— Avec des hommes aussi.

— Ne me tentez pas !… Non, je ne prendrai pas de jour. Pensez-vous que je sache recevoir ?

— J’en ai bien un, moi !

— Oh ! vous ?… Eh bien, gardez-le ; je viendrai vous voir à votre jour. Allez, c’est plus prudent. Sans quoi, je serais capable, au bout d’une heure, de dire à vos belles amies : « Allez-vous-en, je suis rebutée. Vous m’aralez ! »

Il n’insiste pas (il n’insiste jamais), il m’embrasse (il m’embrasse toujours) et sort en riant.

Pour cette misanthropie, pour cette aversion craintive du « monde », maintes fois proclamée, mon beau-fils Marcel m’accable de son mépris courtois. Ce petit garçon, si insensible aux femmes, recherche assidûment leur compagnie, papote, touche des étoffes, verse du thé sans tacher les robes délicates, et clabaude avec passion. Quand je l’appelle « ce petit garçon », j’ai tort. À vingt ans, on n’est plus un petit garçon, et lui restera longtemps petite fille. À mon retour, je l’ai trouvé encore charmant, mais tout de même un peu fripé, mince à l’excès, les yeux agrandis et l’expression détraquée, trois fines rides précoces au coin des paupières… Les doit-il à Charlie seul ?

La colère de Renaud contre cet enfant fourbe n’a pas duré très longtemps : « Je ne peux pas oublier que c’est mon petit, Claudine. Et peut-être, si je l’avais élevé mieux… » Moi, j’ai pardonné à Marcel par indifférence. (Indifférence, orgueil, intérêt inavoué — et assez inavouable — pour les déviations de sa vie sentimentale). Et je ressens un doux plaisir, qui ne s’émousse pas, à regarder, sous l’œil gauche de cette fille ratée, la ligne blanche qu’y a laissée ma griffe !

Mais ce Marcel m’étonne. Je m’attendais à sa rancune inlassable, à une hostilité ouverte. Rien de tout cela ! De l’ironie souvent, du dédain aussi, de la curiosité, c’est tout.

Sa seule occupation, c’est lui-même ! Souvent, il se regarde dans les glaces, et tire, des deux index appuyés sur les sourcils, la peau de son front aussi haut qu’elle peut monter. Surprise de ce geste, maladif à force d’être fréquent, je l’interroge : « C’est pour reposer l’épiderme au-dessous des yeux », répond-il fort sérieusement. Il allonge au crayon bleu le cerne de ses paupières ; il risque de trop beaux boutons de manchettes en turquoises. Pouah ! à quarante ans, il sera sinistre…

Malgré ce qui s’est passé entre nous, il n’éprouve pas de gêne à me faire des demi-confidences, par bravade inconsciente, ou par détraquement moral qui va s’aggravant. Hier, il traînait, ici, la grâce exténuée de sa taille trop fine, de son visage animé d’une fièvre lumineuse.

— Vous semblez éreinté, Marcel ?

— C’est que je le suis.

(Le ton agressif est de mise entre nous. C’est un jeu, ça ne signifie pas grand’chose).

— Charlie, toujours ?

— Oh ! je vous en prie !… Il sied à une jeune femme d’ignorer, ou du moins d’oublier certains désordres d’esprit… c’est bien « désordres » que vous dites ?

— Ma foi oui, on dit « désordres »… je n’oserais pas ajouter : « d’esprit ».

— Merci pour le corps. Mais, entre nous, ma fatigue n’a rien dont Charlie se doive enorgueillir. Charlie ! un indécis, un flottant…

— Allons donc !

— Croyez-moi. Je le connais mieux que vous…

— Je m’en flatte.

— Oui, c’est un timoré, au fond.

— Tout au fond…

— De l’histoire ancienne, notre amitié… Je ne la renie pas, je la romps, et sur des incidents pas très propres…

— Comment, le beau Charlie ? Des histoires d’argent ?…

— Pis que ça. Il a oublié chez moi un carnet plein de lettres de femmes !

Avec quel dégoût haineux il a mâché son accusation ! Je le regarde, en réfléchissant profondément. C’est un dévoyé, un malheureux enfant — presque irresponsable — mais il a raison. Il faut seulement se mettre à sa place (eh là !) en imagination.

Il est dit que tout m’arrivera brusquement, les joies, les peines, les événements sans importance. Non pas, mon Dieu que je me spécialise dans l’extraordinaire ; à part mon mariage… Mais le temps s’écoule pour moi comme pour la grande aiguille de certaines horloges publiques : elle est là bien tranquille pendant cinquante-neuf secondes, et tout d’un coup, elle saute sans transition dans la minute suivante, avec une saccade ataxique. Les minutes la saisissent sans douceur, comme moi… Je n’ai pas dit que ce fût absolument et toujours désagréable, mais…

Voici ma dernière saccade : je vais voir Papa, Mélie, Fanchette et Limaçon. Ce dernier, splendide et rayé, fornique avec sa mère et nous ramène aux plus mauvais jours de l’histoire des Atrides. Le reste du temps, il arpente le logis, arrogant, léonin et rageur. Aucune des vertus de son aimable et blanche mère n’a passé en lui.

Mélie se précipite, portant dans la main le globe de son sein gauche, comme Charlemagne celui du monde…

— Ma France adorée, j’allais te faire un mot d’écrit !… Si tu savais, tout est à feu et à sang ici… Tiens, t’es gente avec ce chapeau-là…

— Applette, applette ! Tout est à feu et à sang ! Pourquoi ? Limaçon a renversé son… crachoir ?

(Blessée de mon ironie, Mélie se retire).

— C’est comme ça ? Va demander à Monsieur, tu verras voir.

Intriguée, j’entre sans frapper chez Papa, qui se retourne au bruit et démasque une caisse énorme, qu’il emplit de bouquins. Sa belle figure velue revêt une expression inédite : fureur inoffensive, gêne, confusion puérile.

— C’est toi, petite bourrique ?

— Il y a apparence. Qu’est-ce tu fais donc, Papa ?

— Je… range des papiers.

— Quel drôle de portefeuille tu as là ! Mais… je la connais cette caisse… Ça vient de Montigny, ça !

Papa a pris son parti. Il boutonne sa redingote à taille, s’assied en prenant des temps et croise les bras sur sa barbe :

— Ça vient de Montigny et ça y retourne ! C’est compris ?

— Non, pas du tout.

(Il me dévisage, les sourcils rabattus en buissons, baisse la voix, et risque le paquet) :

— Je fous le camp !

J’avais très bien compris. Je sentais venir cette fuite sans cause. Pourquoi est-il venu ? pourquoi s’en va-t-il ? Je rêve. Papa est une force de la Nature ; il sert l’obscur Destin. Sans le savoir, il est venu ici, pour que je pusse rencontrer Renaud ; il s’en va, ayant rempli sa mission de père irresponsable…

Comme je n’ai rien répondu, cet homme terrible se rassure.

— Tu comprends, j’en ai assez ! Je me crève les yeux dans cette turne ; j’ai affaire à des gredins, à des gniafs, à des galapiats. Je ne peux pas remuer un doigt sans heurter le mur ; les ailes de mon esprit se déchirent à l’ignorance universelle… Sacré mille troupeaux de cochons galeux ! Je retourne à ma vieille cambuse ! Viendras-tu m’y voir, avec le malandrin que tu épousas ?

(Ce Renaud ! Il a séduit même Papa qui le voit rarement, mais ne parle jamais de lui sans une particulière inflexion de tendresse bourrue).

— Parié, voui, j’irai.

— Mais… j’ai bien des choses importantes à te dire : quoi faire de la chatte ? Elle est habituée à moi, cette bête…

— La chatte ?…

(C’est vrai, la chatte !… Il l’aime beaucoup. Mélie sera là d’ailleurs, et je me méfie pour Fanchette du valet de chambre de Renaud, de la cuisinière de Renaud… Ma chérie, ma fille, je dors à présent contre une autre chaleur que la tienne… Je me décide) :

— Emmène-la. Je verrai plus tard ; peut-être la reprendrai-je…

(Je sais surtout que, sous prétexte de devoir filial, je pourrai revoir la maison enchantée de souvenirs, telle que je l’ai laissée, l’École suspecte et chère… Au fond, je bénis l’exode paternel).

— Emmène ma chambre aussi, Papa. J’y coucherai quand nous irons te voir.

(D’un geste, le rempart de la Malacologie m’abîme sous son mépris).

— Pouah ! tu ne rougiras pas de cohabiter sous mon toit impollué avec ton mari, comme vous faites toutes, bêtes impures ! Qu’est-ce, pour vous, que la chasteté régénératrice ?

Que je l’aime ainsi ! Je l’embrasse et je m’en vais, le laissant en train d’enfouir ses trésors dans la vaste caisse, et de fredonner allègrement une paysannerie dont il raffole :

Vous comprenez ben c’que parler veut dire :
Elle a mis sa main sur sa tirelire,
Vous m’comprenez bien,
Je n’dirai plus rien !

Si c’est ça, l’hymne à la Chasteté régénératrice !

— Décidément, chérie, je vais reprendre mon jour.

J’apprends cette grave nouvelle de Renaud dans notre cabinet de toilette où je me déshabille. Nous avons passé la soirée chez la mère Barman et assisté, pour changer, à une solide prise de bec entre cette chouette épaissie et le goujat tapageur qui partage sa destinée. Elle lui dit : « Vous êtes commun ! » Il réplique : « Vous embêtez tout le monde avec vos prétentions littéraires ! » Tout deux ont raison. Il hurle, elle piaille. La séance continue. À court d’invectives, il jette sa serviette, quitte la table et grimpe tumultueusement dans sa chambre. Tout le monde soupire et se détend, on dîne à l’aise, et au dessert l’amphitryonne expédie la femme de chambre Eugénie, amadouer (à l’aide de quels procédés mystérieux ?) le gros homme qui finit par redescendre, calmé, sans faire jamais d’excuses. Cependant Gréveuille, l’académicien exquis, qui craint les coups, donne tort à sa vénérable amie, pelote le mari, et reprend du fromage.

Dans ce milieu charmant, j’apporte en écot ma tête frisée, mes yeux soupçonneux et doux, un décolletage ambigu — cou robuste et nuque renflée sur des épaules minces — et un mutisme gênant pour mes voisins de table.

On ne me fait pas la cour. Mon mariage récent tient encore à distance, et je ne suis pas de la race qui cherche à attirer les flirts.

Un mercredi, chez cette mère Barman, je fus traquée, poliment, par un jeune et joli garçon de lettres. (Beaux yeux, ce petit, un soupçon de blépharite ; n’importe…) Il me compara — toujours mes cheveux courts ! — à Myrtocleia, à un jeune Hermès, à un Amour de Proud’hon ; il fouilla, pour moi, sa mémoire et les musées secrets, cita tant de chefs-d’œuvre hermaphrodites que je songeai à Luce, à Marcel, et qu’il faillit me gâter un cassoulet divin, spécialité de la maison, servi dans de petites marmites cerclées d’argent. « À chacun sa marmite ; comme c’est amusant, n’est-ce pas, cher maître ? » chuchotait Maugis dans l’oreille de Gréveuille, et le pique-assiettes sexagénaire acquiesçait d’un asymétrique sourire.

Mon petit complimenteur, excité par ses propres évocations, ne me lâchait plus. Blottie dans une guérite Louis XV, j’entendais, sans l’écouter qu’à peine, défiler sa littérature… Il me contemplait de ses yeux caressants, à longs cils, et murmurait, pour nous deux :

— Ah ! c’est la rêverie de Narcisse enfant, que la vôtre, c’est son âme emplie de volupté et d’amertume…

— Monsieur, lui dis-je fermement, vous divaguez. Je n’ai l’âme pleine que de haricots rouges et de petits lardons fumés.

Il se tut, foudroyé.

Renaud me gronda un peu, et rit davantage.

— Vous reprenez votre jour, mon ami doux ?

Il a installé son grand corps dans un fauteuil de paille et je me déshabille avec le chaste sans-gêne qui m’est habituel. Chaste ? disons : dépourvu d’arrière-pensée.

— Oui. Qu’est-ce que tu comptes faire, mon enfant chérie ? Tu étais bien jolie et bien pâlotte, tout à l’heure, chez la Barman au nez crochu…

— Ce que je compte faire quand vous aurez repris votre jour ? Mais je compte aller vous voir.

— C’est tout ? dit son menton déçu.

— Oui, c’est tout ; et qu’y ferais-je à votre jour ?

— Mais enfin, Claudine, tu es ma femme !

— À qui la faute ? Si vous m’aviez écoutée, je serais votre maîtresse, mussée bien tranquille dans un petit rabicoin…

— Rabicoin ?

— Oui, dans un petit cagibi quelconque, loin de tout votre monde, et vos réceptions suivraient leur train accoutumé. Faites donc comme si vous étiez mon amant…

(Mon Dieu, il me prend au mot ! Parce que je viens de relever, d’un pied leste, mon jupon de soie mauve tombé à terre, mon grand mari se mobilise, féru de la double Claudine reflétée dans la glace…)

— Ôtez-vous de là, Renaud ! Ce monsieur en habit noir, cette petite en pantalon, fi ! Ça fait Marcel Prévost dans ses chapitres de grand libertinage…

(La vérité, c’est que Renaud aime le bavardage des miroirs et leur lumière polissonne, tandis que je les fuis, dédaigneuse de leurs révélations, chercheuse d’obscurité, de silence et de vertige…)

— Renaud, mon beau ! nous parlions de votre jour…

— Zut pour mon jour ! J’aime mieux ta nuit !


↑ 1 : Voir Claudine à Paris, chap. XV.

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